V
Le lendemain, Olivia a la boule au ventre ; peut-être parce qu'elle a mangé trop de crêpes avec Matthieu ; peut-être à cause du brevet blanc ; et sans doute parce que Monsieur Daetwyler est passé dans le couloir où elle errait et qu'il ne lui a pas adressé une seule fois la parole depuis huit heures ce matin. Est-ce trop demander à un homme qu'un bonjour ? « Absoluuu, absolument - » ah, cette maudite musique de Michel Magne lui trotte dans la tête. Fallait-il qu'elle regardât ce film en cachette, sur une cassette de sa mère ? Qu'elle s'identifiât à Sibyl, la jeune écrivain rebelle, qui n'a d'yeux que pour celui qui la publie, Axel ? Oh, dans l'histoire aussi, il devient distant – faut-il que ce drame sur le Lac Léman partage tant les traits du sien ? Qu'elle frissonna de désir en visionnant ce Néa qu'elle n'aurait pas dû voir ! Elle n'en aime Steffen que davantage, mais jamais elle ne s'en vengerait comme Sibyl.
Elle a la bouche craquelée; il ne lui a toujours par rendu son labello. L'attente la dessèche, elle se grignote la peau des lèvres comme on se rongerait les ongles en attendant la sentence. Elle a mis sa plus jolie jupe, celle en velours, aux reflets carmin qui lui donnent l'allure et le port d'épaules altier d'une danseuse de flamenco ; seuls ses collants en laine et son blouson de cuir la protègent du froid. Son père lui a dit qu'il allait probablement geler dans quelques jours ; l'hiver, le vrai, qui mord même sous les écharpes, se rapproche, et elle devra bientôt troquer une jupe contre un pantalon en flanelle. Elle s'en fiche : Monsieur Daetwyler a l'air de ne plus se soucier d'elle.
Les semaines passent, et les vacances de Noël approchent. Olivia ne porte plus que des pantalons côtelés et des pulls en laine, mais Matthieu ne la regarde pas moins. Il s'est lié d'amitié avec son grand frère, Nicolas ; ensemble, ils écoutent The Cure et Pink Floyd pendant des heures, et ils repeignent les chambres à l'étage. Olivia les joint, quand elle ne prépare pas les décorations de Noël avec les parents. La couronne de l'avent est prête depuis longtemps ; ils ont soufflé la deuxième bougie lorsque Nicolas et Matthieu peignent la dernière corde de la guitare électrique qui orne désormais la porte de leur antre. Olivia, elle, a employé son talent à dessiner un camp de nomades sur le mur est de sa chambre.
La dernière semaine avant Noël (enfin, une et demi), un samedi après-midi, Matthieu et elle sont assis en tailleur sur son lit. Matthieu admire la fresque en silence, et tire nerveusement l'ourlet de son pantalon. L'amitié débordante d'Olivia ne l'a pas aidé à se sentir mieux ; il a toujours l'impression qu'il ne pourra jamais se défaire de son amour pour elle. Mais si leur relation n'est pas celle qu'il espérait, au moins, ils passent du bon temps tous les deux, et son grand frère fait office d'une véritable consolation. Olivia a remarqué l'ourlet qui sursaute, mais elle ne lui demande pas pourquoi. Elle ne se préoccupe jamais de détails inutiles.
« Des Tziganes ? Devine-t-il.
-Oui, répond-elle.
-Le musicien, là, montre-t-il. Près du feu. Avec la boucle d'oreille. Il ressemble à Monsieur Daetwyler.
-T'es jaloux ? Regarde, celui-là, il te ressemble un peu. Fais pas la tronche, je te ferai un portrait, pour Noël. »
Autour d'un brasier écarlate, les hommes sont quatre. L'un d'eux est petit et blond, il porte la barbe et un foulard vert. Il fume. Un autre est assis à une chaise ; il est brun, bien bâti avec des cheveux bouclés, et boit un verre. Le troisième est menu, avec la peau foncée ; il clope, en tailleur, à dix centimètres des flammes. A côté de lui, avec sa guitare noire, un homme d'une grande beauté fredonne en alémanique. Sa voix rugueuse dompte le feu ; autour des amis, on a arrêté de parler. On a entendu dans la voix de cet homme une détresse que des mots ne suffiraient pas à définir. Son jean clair le comprime, ses cheveux lui donnent trop chaud.
« Tu devrais les couper, assure le blond. Après l'hiver, quand il fera moins froid.
-Tu dois prendre un temps fou à les laver, ajoute le brun.
-Rolf. Greg. Vous ne voyez pas qu'il n'a pas dit un mot depuis qu'on est arrivés ? Il n'est pas d'humeur, ça se voit. Tu nous dis, Steff, si on te dérange. On peut te laisser tout seul et boire des bières dans le salon avec nos gueuses. Après, tu nous gâcherais un peu la perspective d'un samedi soir réussi.
-Qui a eu l'idée d'organiser un feu de camp un samedi de décembre, déjà ? Ironise Rolf. Manu, ce ne serait pas toi, par hasard ?
-Rho, ça va. La prochaine fois, il n'y aura pas de petite fête, et puis voilà. Vous êtes difficiles, hein.
-T'es juste déçu parce qu'on n'a pas pu se voir le premier lundi ? »
C'était le mot de trop ; Steffen lâche sa guitare, qui manque d'atterrir dans les flammes, et éclate en sanglots. Il étouffe un cri rageur dans ses deux paumes ouvertes ; ses larmes s'écrasent sur le col de sa chemise, il s'essuie les yeux avec son pull-over noir. Quand il les lève sur ses amis, c'est pour les montrer éclatés, rouge sang, baignés d'eau.
« Je ne suis pas déçu, je vous en veux à mort. C'est différent.
-Comment ça ? T'es pas capable de tenir une journée sans nous ?
-N'empêche, ça fait plaisir de l'entendre, même à moitié avoué ! S'exclame Rolf. Allez, regarde, on est là, maintenant. Manu nous a invités exprès !
-Oui, mais vous n'étiez pas là... quand j'en avais le plus besoin, sanglote-t-il égoïstement.
-C'est-à-dire ? Demande Manu. Qu'est-ce qui a bien pu t'arriver ?
-Oh, rien, siffle-t-il. Une troisième m'a déclaré sa flamme, elle m'a embrassé, je l'ai embrassée en retour. Vous n'étiez pas là pour me consoler. Greg, j'ai couché avec Maria le jour même. Et depuis que je m'interdis de poser les yeux sur cette... gamine, j'ai recommencé. Trois fois. Vous en avez assez ? On peut se battre, maintenant ? »
Greg se lève d'un bond et atterrit sur les fesses. Il a l'air un peu jaloux, les bras croisés sur la poitrine, les yeux figés sur le visage dévasté de son pote, mais c'est au contraire comme s'il ne lui en voulait pas du tout. Comme s'il en voulait, mais à quelqu'un d'autre, pas à lui.
« Putain, Steff... pourquoi tu ne m'a rien dit ? J'aurais laissé les enfants à leur grand-mère, je serais venu, je... je...
-Je sais, je n'aurais pas dû te le dire. Maintenant, à cause de mes petits problèmes à la con, le groupe est totalement fini, se plaint-il.
-Maria ! Viens, s'il te plaît », l'appelle-t-il.
Steffen s'est levé, lui aussi ; il a retiré son pull, pour se découvrir dans la chemise sans manches de Springsteen. Ses pupilles sont brûlantes, elles n'ont rien de la douceur crépusculaire dont Olivia jadis vantait le calme crépitement ; ses paumes se sont repliées sur elles-mêmes, et sa lèvre inférieure s'est affinée sous ses dents légèrement espacées.
« Ne lui fais pas porter le chapeau. Ne lui fais pas de mal, le menace-t-il de ses yeux injectés de sang. Elle a voulu me rassurer, c'est tout. Elle n'y est pour rien. Je suis prêt à assumer les remontrances que tu vas lui faire. J'ai apprécié ces moments en sa compagnie.
-Alors, tu n'as pas de remords ? Demande Greg, toujours assis, que Steffen domine désormais de toute sa hauteur.
-Ni remords, ni regrets, répond-il en crachant. Juste un peu de peine pour toi, parce que je t'aime bien.
-Une vraie discussion de mecs ! Dans quinze minutes, vous serez complètement torchés dans les bras l'un de l'autre comme des supporters après un but. »
Entre temps, Maria est apparue sur la terrasse, un verre de vin blanc à la main, et sourit à Steffen, les yeux rivés sur sa peau étincelante. Elle a laissé les deux petites à la maison, paisiblement endormies, sous l'oeil bienveillant de leur tante Annie ; elle sait ce qui attend les petites filles, mais elle ne se fait aucun souci. Au-dessus d'elle, dans la nuit déjà noire, les montagnes se dressent ; elle n'en a pas peur. Pas plus qu'elle ne redoute le clapotis brillant du lac, l'obscurité qui l'engloutit, les chouettes qui se moquent d'elle. Elle dévisage Steffen en silence, comme elle le faisait de son mari.
« Tu es un enfant, Steffen. Un gosse qui ne sait pas tenir sa langue. Un gosse qui ne sait pas garder un secret.
-Maria, je... je ne pouvais pas... essaie-t-il de se défendre, sans pour autant sentir l'ironie dans la voix de la jeune femme. Ca me rongeait...
-Et c'est justement la raison pour laquelle je ne t'en veux surtout pas, dit-elle en souriant. Je lui aurais tout raconté en rentrant.
-Eh, je suis là... se plaint Greg » – mais nul ne lui répond.
Sur la rive nord, des gamins ont fait sauter quelques pétards. Le ciel se teinte de rouge, de bleu, de jaune, alors que dans le jardinet de Manu, personne ne remue un sourcil. La petite fête est devenue silencieuse, la colère de chacun est retombée. Le feu commence à s'éteindre, et les yeux de Steffen reprennent leur bleu terne ordinaire. Il sent le regard encore accusateur de Greg sur sa personne ; il ruisselle entre ses omoplates dessinées, comme un long serpent de désir gelé.
« Dis-lui, Maria, supplie-t-il. »
Oh, il semblerait que Steffen ait déjà compris. Mais il écoute quand même.
« Steffen. Ce ne sont pas mes petites folies qui le troublent. Ce sont les tiennes. »
Alors les deux gamines ? L'amour ? La jalousie ?
« Nous venons de lui prouver que tu aimais les femmes.
-Steff, tu... le groupe, ça tient toujours, hein ? Le secoue Rolf, ses deux mains comme des battoirs saisissant ses épaules et le secouant d'avant en arrière. On est désolés de t'avoir rien dit, on savait, depuis longtemps, mais on ne voulait pas te le dire, on ne voulait pas que tu le saches... pour lui laisser un espoir...
-Eh, les gars, chuchote Steffen. Laissez Greg réfléchir, laissez-le tranquille. C'est à lui de décider s'il veut continuer à me voir tous les jours et se faire trop de mal, ou couper les ponts et s'en faire encore plus. Die Zeit ist nie in Eile. Oh oui ! Le temps n'est pas pressé ! Parfois, même, il tue. Tschüss, Greg. Prends soin de toi. Maria, merci de l'avoir dit. »
Il prend sa guitare, son pull, et plante un énorme baiser sur ses lèvres entrouvertes.
« Depuis quand tu le sais ? » Demande-t-il.
Elle le pousse vers le portillon.
« Je l'ai toujours su. Il est déçu ; il t'aime à la folie. Mais il va me quitter quand même, je le sais, car il a de l'affection pour moi malgré tout, et il ne peut pas supporter l'idée que tu ne lui appartiennes pas. Ah, je pouvais m'envoyer tous les vieux cons que je voulais pour payer le loyer ; un de ses meilleurs amis, dont il rêve, qui fait l'amour avec sa copine parce qu'il compte vraiment pour elle, ça le rend fou. Tu le hantes depuis la création du groupe ; comme tu peux être sûr qu'Olivia n'a pas fini de te hanter non plus. Tu m'as dit que tu avais modifié ton répondeur pour ce soir, en demandant à ceux qui appelaient d'utiliser le numéro de Manu ? Quand vous chantonniez près du feu, et que Tania et moi lisions tranquillement dans le salon, j'ai reçu un appel pour toi. C'est une certaine Véronique Larsan, une collègue de français, apparemment... elle voudrait bien que tu la rappelles si tu en as l'occasion. Elle est bavarde comme tout au téléphone, elle n'a pas peur des inconnus !
-C'est à propos... d'elle ? S'étouffe Steffen.
-Il me semblerait bien. »
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