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  Elle ne fait pas son âge, constate avec étonnement la journaliste, on lui rajouterait facilement quinze ans. Et pour cause, les vingt-huit dernières années n’ont choyé ni son corps, ni son âme. Il est aisé d’imaginer que chaque journée de réclusion ait pu s’étirer longuement au tempo de l’ennui, et qu’au bout du compte, sa condamnation à vingt-huit ans fermes, se soit sournoisement transformée à quarante-trois années vécues dans un espace-temps que seuls les détenus perçoivent. Suis-je vraiment capable d’amadouer un être à ce point rompu à l’oubli ? Son visage, fin et anguleux, porte une fatigue lasse et un regard vide de toute expression. Lorsqu’elle demande une cigarette, Agathe est frappée par le timbre de sa voix, qui contre toute attente, ne semble pas avoir subi la même altération que son corps, mais contraste par sa fraîcheur et sa vitalité.

  Les mains se mêlent, une flamme jaillit, crépite, puis disparaît, comme rattrapée par le néant. Les yeux à demi-clos, elle tire une longue bouffée visiblement attendue, puis exhale la fumée dans un parfait silence.

  À l’extrémité de la table qui les sépare, se dressent un gobelet vide et une bouteille d’eau. Un dossier cartonné est disposé à l’autre bout. Au centre, trônent une photo aux couleurs vives, ainsi qu’un dictaphone de la taille d’un briquet. Faisant fi de la photographie, la détenue contemple l’enregistreur d’un air grave :

  « Je ne vois pas bien ce que vous comptez faire d’une telle interview. » lance-t-elle.

  Agathe a la trentaine. Enfoncée dans un large blouson vert olive, les cheveux noirs noués à la hâte, elle mâchouille un chewing-gum tout en poursuivant son examen : Non, la petite femme au port fragile, aux cheveux grisés par le temps et au regard éteint ne ressemble en rien à la belle jeune femme souriante que décrit la photo.

  « Votre collaboration est une opportunité pour moi, répond la journaliste après réflexion. Le décès de votre père a fait couler beaucoup d’encre. Mais pas une ligne sur vous. Je me demande par quel miracle ? »

  « Il n’y a plus rien à dire sur moi. »

  Visiblement insatisfaite, la jeune femme fronce les sourcils : « Pardonnez-moi mais rien n’est dit. Les archives sont quasi-vides, votre sanglante histoire tient en dix lignes et le déroulement du procès est classé confidentiel. Pourquoi ? » Elle se lève, et extirpant une feuille de la pochette en carton, commence à lire avec ferveur :

  « Mathilde De Cassagne, fille unique du Procureur Jean-Philippe De Cassagne et de Madame le Maître Annie Belmont est interpellée dans la nuit du 5 au 6 novembre 1990 pour coups et blessures sur ses parents. La jeune fille semble avoir tiré sur son père avec un fusil de chasse et asséné à sa mère de nombreux coups, avant de prendre la fuite. Les parents ont été transportés d’urgence à l’hôpital. Leur pronostic vital, n’est pour l’heure pas établi.

  Le 7 Novembre, on titre dans tous les journaux « Fille illégitime, Mathilde De Cassagne se venge », « Vengeance sauvage d’une fille aux origines troubles », « Elle se fait justice en tirant sur son père » et cetera…

  Le 10 novembre, votre père, alors encore à l’hôpital, révèle sa liaison avec son ancienne femme de ménage. Et d’un coup tout se tait.

  Quelques dates relatant les décisions de justice, une vague reconstitution de votre enfance « parfaite » et des ambitions qui étaient les vôtres et puis plus rien. Pourquoi ce silence ? Je veux dévoiler ce que le public ne sait pas, vous rendre votre droit, vous faire sortir de l’ombre. »

  « Je termine ma peine dans 18 jours, je n’ai pas besoin de vous » déclare la prisonnière en triturant du bout des doigts sa cigarette.

  « Vous aurez besoin de l’empathie du monde ! » répond la journaliste en retrouvant son siège.

  Un silence s’installe. Les deux femmes se toisent, l’une désirant l’ascension, l’autre la discrétion, chacune songeant aux conséquences d’un tel projet dans leur vie.

  « Qu’écrirez-vous à mon sujet si je refuse cet entretien ? » finit par demander la détenue.

  « Que puis-je raconter à part le peu que je sais ? Fille de magistrat, vous aviez, à 28 ans, tout ce dont pouvait rêver une jeune femme. La beauté, la richesse, l’amour indéfectible de vos parents, sans oublier un parcours prometteur avec déjà deux films à votre actif et le lancement de votre propre revue. Puis vous avez appris être la fille de sang de l’ancienne bonne de la maison, et ce sang-là vous faisait honte. Pire, il allait faire scandale. Vous ne pouviez supporter cette idée et encore moins pardonner vos parents. La rage vous consumant, il fallait vous venger. Bam bam ! Deux coups de fusils pour sauver votre honneur. Mais le premier tir a manqué sa cible, ce qui a laissé le temps à votre père de vous sauter dessus. Dans la bagarre vous réussissez tout de même à le toucher. Votre mère tente de s’enfuir, mais vous la rattrapez et la rouez de coups avant de prendre la fuite. Bilan, vous êtes condamnée à la peine lourde de vingt-huit ans de prison, pour tentative de meurtre envers vos deux parents, délit de fuite et non assistance à personnes en danger. Trois mois après votre arrestation, alors que votre père termine sa douloureuse rééducation, votre mère se suicide avec l’arme qui a failli tuer son époux. Vous refusez d’assister aux funérailles. Aujourd’hui, à l’aube de vos cinquante-six ans, et trois semaines avant votre libération, alors que votre père vient de s’éteindre dans la plus grande solitude, une jeune journaliste vous laisse l’opportunité de donner au monde votre version de l’affaire, ce que vous refusez formellement. N’est-ce pas là l’aveu sous-entendu de votre entière culpabilité ? »

  Coincée entre l’index et le majeur, la cigarette de Mathilde finit de se consumer. D’un geste vif et précis dont la jeune femme ne l’aurait jamais cru capable, elle envoie le mégot échouer dans le gobelet en plastique.

  Elle connaît ces accusations par cœur, et pourtant, ses traits semblent s’être alourdis du poids de l’ignominie. Les lèvres pincées, elle dévisage désormais farouchement la jeune fille qui pose sur l’image au centre de la table. Sans réussir à décrocher les yeux de l’enfant qu’elle était, Mathilde accepte alors la proposition qui lui est faite, à une condition : « Que pas une seule fois dans votre article, vous ne remettiez en cause la véracité de mes propos ».

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