"Je vais aux toilettes, je reviens."
Elle continuait de manger. Machinalement, elle portait chaque coup de fourchette à ses lèvres. Elle évalua rapidement le contenu de son assiette : encore une dizaine de bouchées avant d'en finir. De part et d'autre, les conversations d'invités s'entremêlaient, mais elle n'arrivait à en suivre aucune. Faisant mine de s'intéresser à l'une, elle revenait toujours à l'autre, constatant qu'elle ne trouvait sa place nul part. Ce n'était pourtant pas faute d'essayer. Elle écoutait, lançait deux trois mots lorsqu'un sujet effleurait son interêt, avant de retourner inlassablement à un silence de plomb. Personne ne semblait la remarquer. Elle se mit à scruter chaque invité pour s'en assurer. L'omniprésence du bruit troublait ses pensées et devenait carrément anxyogène et un profond malaise commençait à l'envahir.
S'amusaient-ils vraiment ? Avaient-ils raison ? Pourquoi pas elle ? Son téléphone indiquait 22h24. Cela faisait seulement 2 heures et quelques minutes qu'elle était arrivée. D'après ses estimations, encore au moins une heure avant de pouvoir s'extirper. Soixante minutes à passer. Cela faisait vraiment long. L'assiette enfin terminée, elle en profita pour se lever en rigolant à la dernière vanne de son voisin de table. "Je vais aux toilettes, je reviens" personne ne l'entendit, tous sans exception obnubilés par la conversation en cours.
Si le monde ne l'entendait pas, elle, l'entendait. Il faisait nuit, une nuit chaude d'été. Le ciel immense et dégagé dévoilait ses plus belles étoiles. Le chant des cigales s'était fait suffisemment fort pour couvrir les voix d'invités déja trop saoûls. Elle fit le tour de la résidence, lentement, et s'amusait à chaque pas du craquement des feuilles mortes sous ses pieds. C'était une jolie maison de campagne entourée de végétation. Les arbres formaient des masses sombres créant une atmosphère un peu plus intime. Les yeux braqués vers le ciel, elle prit une, deux, puis trois inspirations profondes. Comme cela faisait du bien. Les muscles de son cou jusqu'alors crispés se détendirent enfin. Le brouhaha agressif n'avait plus le monopole de son attention, mais s'était tranformé en une harmonie sonore légère et reposante. Elle se sentit soudainement beaucoup mieux. Un peu seule, c'est vrai. Pourtant, en présence des autres ce sentiment n'était que plus écrasant.
La poignée de personnes qu'elle supportait encore étaient les membres de sa famille, seulement les plus proches. La plupart du temps, elle arrivait à passer de bons moments. Bien que tout autant de mauvais. Il s'agissait d'un léger malaise ponctué d'instants agréables, qu'elle tentait de graver profondément dans sa mémoire. Pour ne plus jamais perdre le fil. Pour ne plus perdre le goût des relations sociales. Ce lien, avec ses proches, avec le monde ; elle en connaissait la valeur plus que n'importe qui. Même si elle aimerait parfois le faire disparaitre à jamais, au fond elle ne voudrait pas y renoncer. Elle savait le poids de la solitude, pouvait détailler son arrière goût amer et piquant. Elle connaissait l'importance du partage. Et chaque année l'écart se creusait. Avec le temps, le petit faussé s'était agrandit jusqu'à devenir gouffre. Un gouffre dont elle ne voyait plus la fin.
Ils ne la connaissaient pas. Personne ne la connaissait. Ni ses goûts, ni ses valeurs profondes, ni sa vision du monde. Ni ses projets, ni ses envies, ni ses ressentis. Ni son entourage, s'il existait, ni ses passe temps, ni ses angoisses. Il savaient à peine ce qu'elle faisait de ses journées. Elle était une écorchée vive, qui ne pouvait ouvrir son coeur et dévoiler son âme à quiconque ne pourrait pas en saisir la profondeur. Le rejet, elle ne le supportait plus. Et elle le perçevait dans les gestes les plus infimes, les mots les plus insignifiants, car ceux sont eux qui trahissaient les intentions. Ces petites révélations, cachées mais d'autant plus significatives, elle ne pouvait en faire abstraction. Une à une elles s'inséraient dans les plaies de son coeur pour venir chaque fois, les creuser un peu plus. Désormais, elle s'épargnait des douleurs qu'elle ne saurait gérer. Elle ne gardait de lien, superficiel, qu'avec sa famille. Parce qu'elle en avait besoin, et eux aussi.
C'était ces petits manques de respect, ces mépris sous couvert de rigolade, ces oublis, ces désinterêts ou ces jugements de valeurs, qui faisaient qu'elle avait cessé d'imposer qui elle était. Les relations de divertissement comme elle aimait les nommer, elle n'en tirait rien. Elle voulait du vrai, du réel, du solide, du profond, du sincère jusqu'aux os. Ou rien. Alors elle gardait pour elle... elle gardait tout. Absolument tout ce que quelqu'un pouvait dire dans une vie. Elle ne parlait que du temps, des tâches ménagères ou du repas de la veille. Sinon, elle se contentait d'orienter le sujet vers l'autre pour ne pas parler de soi. Heureusement qu'elle s'aimait suffisemment pour avancer, et que la richesse de son monde intérieur, de ses passions et de ses projets, lui coloraient la vie en rose. Un joli rose pâle, qui virait parfois au gris et parfois encore en un rose plus intense parce qu'elle saisissait ces bonheurs que personne ne voyait.
Alors elle se remettait en question, essayant de déceler chez l'autre, une lueur dans le regard, un mot plus perçant qu'un autre, une subtile attention ; un signe qui l'autoriserait à s'ouvrir et envisager une amitié sincère. Et parfois, cela arrivait.
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