C'est moi.
Parce que...
Parce que souvent, je me sens seule. Je me dis, tout simplement, que je n'ai personne à qui parler. À qui me confier. Pour de vrai, je veux dire. Au delà des rires et des sous-entendus merdiques, avec lesquels on tente vaguement de faire comprendre une vérité en laquelle on n'est pas sûr de croire soi-même.
On enrobe, en adoucit, parce qu'on l'a appris dans la société : s'exprimer, c'est bien, mais montrer, c'est interdit. Montrer ce qu'on ressent, montrer comment on vit les choses pour de vrai. Les déviances, et ces trucs qu'on n'est pas censés vivre ainsi. La société, après tout, sait bien mieux que nous quelle est la réaction appropriée. Qu'elle est sympa de nous mâcher tout le boulot ; ne reste plus qu'à sourire bêtement et dire que tout va bien, puis attendre d'être sagement entre quatre murs, à travers, idéalement, personne ne peut nous entendre, pour laisser couler le flot de sentiments.
Comme c'est intelligent de s'oublier. Comme c'est pratique, surtout, pour les autres.
Je me dis que je n'ai personne parce que je les ai déjà tous abreuvés, avec parcimonie évidemment, de tous mes ressentis interdits, de toutes ces choses tristes qu'on ne veut pas voir. Alors avec chacun j'ai fini par hocher la tête et dire que "tout va bien". Ce n'est pas leur poids. C'est le mien.
En fait, ils sont là. Je sais qu'ils m'écouteraient. Peut-être que j'ai un peu peur d'attirer la pitié, la compassion, et de devoir moi-même gérer ces émotions qui ne viennent pas de moi et dont je n'ai pas besoin.
Mais de quoi j'ai besoin, dans ce cas ? ça m'apporterait quoi au final, de leur dire à tous à quel point ça ne va pas ?
Me plaindre, me rétracter, rassurer, pleurer, sourire encore, pleurer à nouveau, et oublier. Ou le faire croire merveilleusement à tous, en tous cas.
Je suis l'auteur, après tout. Comment blâmer l'auteur d'un texte ? J'ai forcément raison. J'ai raison puisque c'est moi qui écris.
Alors je vais écrire, pour évacuer. Pour m'éviter d'imploser, peut-être. Un paradis, un peu secret mais pas tant, sur lequel je laisse une trace, pour ne pas me sentir folle.
J'écris pour eux, pour ne pas les oublier. Pour me souvenir de toutes ces émotions.
Ils ont commencé tôt, ils m'ont laissée tranquille, et ils ont fini si tard. Ils ne finiront jamais ; sois honnête, chérie.
Est-ce que c'est ça, le plus effrayant ? Sûrement.
C'était quand j'avais six ans la première fois. La première fois que quelqu'un autour de moi est parti "rejoindre les étoiles" comme disait maman. Si tu voulais être crédible, il aurait fallu me faire croire que Dieu existe. Car aujourd'hui les étoiles, pour moi, ce sont juste de très gros tas de poussières et autres déchets de l'univers. Mais c'est joli, c'est vrai. J'en imposerais si j'étais une étoile...
Il a choisi de mettre fin à ses jours, mon parrain. Du haut de mes six ans, j'ai cru que je ne lui suffisais pas. Parce qu'après tout, on est de sales égoïstes, nous les humains, on rapporte toujours tout à soi. Enfin, j'avais six ans. Sois indulgente, chérie...
Ma mamie est partie aussi. C'était plus doux comme annonce. Peut-être parce qu'elle avait l'air si vieille dans mes yeux d'enfants, âgée d'à peine cinquante ans.
Ensuite, le destin, ce chien, m'a foutu la paix. Il a été assez sympa.
Enfin, jusqu'à ce qu'il me nomme gagnante au loto de l'univers : "Une chance sur dix mille ma belle, je suis trop bon", j'ai cru l'entendre dire.
Une chance sur dix mille que mon enfant soit handicapé.
J'ai souri après les pleurs. J'ai souri car quand on est mère, on n'a pas le droit d'être faible. On n'a pas le droit d'avoir peur de son enfant, d'avoir peur pour son enfant. On n'a pas le droit de se demander s'il est le même qu'hier, quand une telle annonce nous arrive sur la gueule.
On doit sourire et être si fière d'eux.
Parce que c'est ça, que la société attend de nous, les super mamans.
Je m'y suis faite, presque tous les jours. Quand je le regarde maintenant, je me convaincs qu'il est heureux, ce petit bonhomme, qui dépassera sûrement pas les cinq ans d'âge mental. Bah, il saura jamais ce que c'est le travail, les problèmes d'argent, l'amour et toutes ces merdes qui font souffrir. Il aimera que sa petite maman, et son petit papa aussi, surtout quand maman dit non.
Pour toujours.
C'est long toujours, même quand on est un petit humain insignifiant. Toujours, c'est comme une journée chez certains papillons. Ce que ça passe vite... Et pourtant.C'est parfois tellement important, hein ?
Maintenant il grandit, ce petit bout d'homme. Cette connasse de généticienne m'avait dit qu'il marcherait jamais. Qu'il parlerait jamais. Qu'il serait un légume.
Et aujourd'hui, je suis sûre qu'il se foutrait bien de sa gueule, avec son petit langage à lui.
"Patin à glace, ce que tu t'es gourée, la vieille peau ! Dauphin alors !" Qu'il lui crierait à la figure en lui tirant la langue.
Ma vie... A continué son cours. Tranquillement.
Après tout, j'ai réussi mes études. Je fais le métier de mes rêves, ou presque. Celui du rêve de beaucoup de gens, d'ailleurs.
Je suis autonome financièrement. J'ai mon permis. Un chez moi. Un job stable. Une petite famille toute mignonne.
Ce que ça semble bien, sur papier...
V'là pas que la pute de Destin s'est réveillée récemment. Va savoir, elle hibernait peut-être. J'ai cru qu'elle m'avait oublié. Cette erreur, meuf !
Elle me prend mon grand-père, octobre passé. Mon vieux grand-père qui est tombé dans les escaliers.
Les médecins avaient dit "baaaaah, il a rien le gars ! C't'un solide ! Dans deux mois max il est sur pied !". Le lendemain, on m'annonçait sa mort.
Je suis allée le pleurer, sans trop savoir comment faire. On fait quoi quand quelqu'un meurt ? J'sais pas, j'avais été plutôt préservée moi jusque là.
Bon, j'ai pleuré, j'ai culpabilisé de l'avoir vu si peu, je me suis dit que je ferais pas la même erreur avec les deux grands-parents qu'il me reste.Trop drôle.
On a dû décider entre l'annoncer ou pas à ma grand-mère : l'amour de sa vie, celui qui l'a larguée comme une merde y a trente ans et dont elle a jamais voulu divorcer, celui qui s'est retrouvé une femme et a refait sa vie, vient de claquer sans prévenir. Pas comme si on s'y attendait. Et elle, elle qui continue tous les jours de griffonner sur un papier à quel point elle l'aimera toujours, alors même qu'elle a plus vraiment toute sa tête.
On n'a pas eu à choisir longtemps. On a tenu quatre mois sans lui dire, jusqu'à ce qu'elle nous lâche elle aussi du jour au lendemain, en février. On s'est bien marrés, à se dire qu'elle a dû sacrément nous en vouloir quand il l'a accueillie, là-haut ou là en bas ou ailleurs. C'était plus beau comme mort quand même : endormie sur son fauteuil, attendant désespérément qu'un aide-soignant vienne l'aider à se mettre au lit, elle a décidé qu'elle en avait ras le bol. Des années qu'elle voulait partir, de toute façon, enfermée dans sa prison pour vieux contre son gré.
J'en ai chialé pourtant... Je l'aimais tellement, la petite grand-mère. Et elle aimait tellement mon fils aussi. Elle, la seule à se réjouir pour moi quand, à dix-huit ans, j'ai annoncé que j'étais enceinte... Elle, tellement fière de faire grimper mon morveux sur son tintébin devant les autres petits vieux, comme si elle disait "mais r'gardez-moi c'te merveille les gars ! C'est mon arrière p'tit fils !" Puis elle le disait aussi de temps en temps.
Le lendemain de sa mort, mon papi a trouvé super marrant de nous faire le coup à son tour, il s'est dit que j'étais pas assez éprouvée par deux morts surprises, coups sur coups. Il s'est dit "Allez, pas assez d'attention sur moi, j'vais vous faire une petite attaque des familles !". Ce vieux cageot increvable, qui fume plus qu'une cheminée et qui boit plus qu'un nouveau-né. Directement au goulot, lui aussi.
Va savoir comment il a tenu le coup jusque là ; 20 ans qu'on nous le dit mort... Et oui, il s'en est remis. Il nous fait encore des frayeurs, un petit AVC par là, une récidive de cancer par ci... C'est un marrant, le papi. Il veut pas qu'on l'oublie. Je ferais pareil sûrement. Je fais pareil, en écrivant...
Après quelques déboire, je me suis dit que là, ça va. Putain, trois mois que ma vie est un long fleuve tranquille, j'en ai chié, viens là que je te casse la gueule, le Karma, c'est moi la plus forte !
Mon cul.
La police, qui m'appelle.
Oui, bonjour Mad'moiselle, on voulait vous prévenir que votre adorable petit chat d'à peine un an vient de se faire écraser par une voiture. Bonne nouvelle : il est encore vivant ! Bon, par contre va falloir opérer, ça fera 3000 euros ! Allez, la bise !
J'ai tout fait pour cette saleté de chat. Parce que cette saleté de chat, c'était le chat le plus chouette que j'ai jamais eu, et c'était pas le premier pourtant. A peine un an, mon Maine Coon magnifique. Un amour, toujours si doux, si tendre, si calme et patient avec mon fils. Toujours le premier à être à mes côtés quand les larmes coulaient. Il a vu tous mes problèmes arriver, mon minou. Enfin, sauf la voiture. Le con.
J'ai été tellement horrible. J'me suis dit "mais pourquoi c'est pas sa soeur, qui est passée sous cette voiture ? Elle qui est tellement active, trop active, moins câline, si sauvage !" Pauvre Praline. J'ai plus que toi aujourd'hui, hein. Ma petite bande d'handicapés ; toi et ta patte folle parce que t'as rien trouvé de plus drôle que de tomber d'un mur quand t'avais trois mois. J'te jure...
Mais non. C'est pas toi qui y es passée, c'est le beau Pix.
Il aurait pas pu crever d'un coup et me faire pleurer tout mon saoul. C'est pas fun de mourir comme ça. Il s'est dit : on va la faire bien galérer et bien espérer avant.
Opération des fractures, médicaments quatre fois par jour qu'il voulait pas prendre le gros malin, sa vessie à vider à la main constamment, diarrhées sur diarrhées alors qu'il était incontinent, et à s'échapper toutes les cinq minutes alors que mon mot d'ordre était : il doit surtout pas bouger. Saloperie. Et puis les complications, la menace d'une nouvelle opération, le compte en banque vide.
Tu m'as ruinée mon Pix, et en plus tu m'as laissé tomber.
Je t'ai laissé tomber...
T'étais là avec tes grands yeux, et tu ronronnais chez le véto, alors que je décidais de t'endormir pour toujours parce que merde, c'est vraiment pas drôle de te voir souffrir et d'avoir peur de l'avenir. Avoir le droit de vie ou de mort, mais quelle connerie, qui a inventé ça, hein ? Comment on peut faire une chose pareille ?
Te voir t'endormir dans mes bras, te voir te sentir trahi ; je suis sûre que t'as compris juste avant de partir, ce que j'ai osé te faire alors que tu te battais tellement pour survivre.
C'était y a trois jours. Je m'en remets pas.
J'ai plus pleuré pour cet enfoiré de chat que pour tous mes grands-parents.
Putain de minet de merde qui m'a abandonnée. Que j'ai abandonné.
Je sais toujours pas si je me suis pas assez battue pour toi, ou si au contraire j'ai eu le courage de faire un truc pour ton bien, un truc horrible, un truc mortel, évidemment.
Sept vies, mon cul. Une seule t'a suffi.
À peine en train de sécher mes larmes, hier, tu sais ce qu'on me dit ?
Que mon frère vient de se faire renverser par une voiture.
Regardez devant vous, bande de cons. C'est pas si dur, de survivre, si ? J'y suis parvenue jusque là alors que je sais même pas m'occuper de moi, alors comment vous faites, vous, hein ?!
Oh, il va bien le frangin. Il est solide. Il est solide malgré ses côtes cassées, ses vertèbres fissurées. Il fume assez de weed pour supporter un train, alors une voiture de rien du tout, ça passe crème.
Assez con pour se faire shooter par un gros connard qui sait pas freiner, mais assez con aussi pour refuser les soins médicaux.
Et puis, on en parle des soins ? Des "soignants", dont je fais partie, putain, qui n'ont pas été foutu de voir l'évidence ? De regarder son crâne, deux minutes. D'y voir qu'il a été râpé par le choc, que mon frère n'a même pas senti, trop occupé à souffrir de ses côtes et de son dos.
Il est rentré. Il a convulsé. On attend.
C'est long.
J'ai peur.
Avant, je me disais "vivement demain, que ce soit enfin fini, bordel". Aujourd'hui j'ai peur de demain, parce que je me demande qui sera le suivant.
J'me dis que le mort a quand même la meilleure place : il en a rien à foutre, lui.
Et pourtant... Pourtant, qu'est-ce que je veux vivre.
Je suis complètement maso.
On l'est tous.
Allez, bonne nuit.
À demain.
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