Chapitre 3

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Wennie

Wennie dormît très mal cette nuit-là.

Ce ne furent pas les cris, les acclamations ou les chants qui l’ennuyèrent. Ni l’inconfortable toile tendue entre deux barres qui faisait office de lit dans l’asile de la Mère Baronne ; elle s’était faite à l’inconfort depuis longtemps. En revanche, le souvenir de sa rencontre avec le vampire plus tôt dans la journée l’avait hantée jusqu’au petit jour, le fantôme de son aura imposante, l’intensité de son regard, encore présents sur sa peau.

Elle s’était d’abord maudite d’avoir été assez idiote pour se retourner au dernier instant. Après réflexion, elle s’était maudite de ne pas l’avoir fait plus tôt. C’était sans aucun doute ce détail qui avait attiré l’attention du vampire en premier lieu. Le moment où elle s’était retournée, son regard avait rencontré ses yeux, rouges, et il lui avait semblé que la créature n’avait attendu que cet instant, celui de pouvoir poser ses yeux sur elle.

Heureusement, la Mère Baronne avait débarqué et fait office de la meilleure diversion possible sans le savoir. Wennie avait pris la poudre d’escampette dans la seconde. Elle avait fait l’impasse sur le repas gracieusement offert par le roi et s’était réfugiée quelques pâtés de maison plus loin en passant par les toits, apercevant la machine brillante et ronronnante du vampire s’éloigner jusqu’à disparaître.

La jeune femme était revenue à l’asile en fin d’après-midi lorsqu’elle avait été certaine que le vampire et l’homme en trois-pièces envoyés par le roi ne reviendraient pas. Elle se disait que peu importe qui il était, il ne la penserait pas assez stupide pour revenir au même endroit. L’identité de l’imposante créature lui était inconnue, pour autant sa simple présence avait révélé sa nature, tout comme la couleur rouge de ses yeux et son air froid. L’énergie qu’il renvoyait n’aurait pu tromper personne.

Bien sûr, les vampires pouvaient parfaitement se dissimuler, ainsi que leur énergie, mais ce dernier ne s’en était pas donné la peine. Tout chez lui criait « sang-pur » et « vampire puissant ».

Elle ne se souvenait pas exactement des traits de son visage. Seuls son air sombre et son regard ensanglanté lui restaient en mémoire. La jeune femme espéra de toutes ses forces ne pas avoir piqué sa curiosité.

Arrivée au refuge après les autres, elle fut bien heureuse d’y gagner la dernière place, certains s’étant apparemment contentés d’un repas plus consistant que d’ordinaire avant de sortir se joindre au reste de la ville pour la célébration.

Elle en avait profité d’une douche rapide pour laver ses cheveux et les attacher à nouveau. Bientôt elle devrait les teindre, la couleur ne tenant pas plus de quelques semaines. Le luxe des douches, bien que sales, était appréciable. Wennie se dirigea ensuite vers la toile suspendue la plus au fond du dortoir, celle qui lui permettait de voir les gens entrer et sortir de la pièce ; celle qui se trouvait surtout près d’une fenêtre. Si elle devait s’échapper précipitamment, la fenêtre serait sa seule voie de sortie.

La nuit tombée, elle la passa à remuer sur son lit de fortune, cherchant à identifier l’imposant vampire. Ce devait être quelqu’un d’important pour qu’il voyage avec un envoyé du Roi, dans l’une des rares automobiles d’Optio qui plus est. Peut-être était-il l’un des responsables de la Garde ? A Optio, l’espèce des vampires était chargée de la sécurité et des armées du Royaume.

Lors de la signature du Pacte il y a trois siècles de cela, humains, vampires, elfes, fées et sorciers avaient décidé des espèces régnantes et s’étaient arrangés sur la répartition des différents postes à responsabilités du pays. On avait confié la gouvernance du Royaume aux fées, plus sages et désintéressés, aux humains, avec les meilleures capacités à prendre des décisions sur le court terme, et aux sorciers les plus pragmatiques. Les sorciers, également grands érudits et parfois voyants, composaient le corps professoral et scientifique d’Optio. Les vampires, vivant trop longtemps, avaient été exclus du trône.

Les elfes se mêlaient peu de la vie royale. Ils n’avaient réclamé qu’un espace de vie reclus où ils pouvaient exercer leurs règles et coutumes, dans l’un des duchés au nord-est du pays.

De toute évidence, le vampire de la veille devait avoir un lien particulier avec le roi qu’elle ne s’expliquait pas.

Au petit matin, parmi les premiers à partir, elle s’engagea vers les quais. Partout, les vestiges de la fête trainaient ou flottaient. Elle trouva peu de nourriture, mais fut bien heureuse de ramasser quelques noix et une orange sur une table où s’était endormi un couple d’artisans. La jeune femme avalait une noix lorsqu’elle approcha de la Tour des Croisés.

La sécurité avait drastiquement diminué, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Le garde habituel était à sa place et elle savait que dans le quart d’heure qui suivrait, il quitterait son poste à l’arrivée de la relève.

Une heure plus tard, Wennie se félicitait d’avoir une nouvelle fois réussi à traverser. Cela faisait bien six ans qu’elle escaladait et contournait la tour plusieurs fois par semaine, mais l’excitation et la fierté de la réussite ne faiblissaient pas.

Elle se trouvait à présent sur le toit de l’un de ces très grands bâtiments pleins de fenêtres qui composaient le quartier des Bourgeois : hauts de quatre à cinq étages et arborant quasiment tous le même type de façades, leurs cœurs constitués presque toujours d’une cour pavelée. Celui-ci, pourtant, avait la particularité d’abriter une serre en hauteur qui donnait sur la salle de classe d’une faculté pour jeunes gens de bonne famille. L’une des fenêtres de la serre avait été ouverte par ses soins et lui permettait d’espionner discrètement le cours grâce à la résonance.

Wennie s’était résolue à vivre dans la rue, mais pas dans l’ignorance.

Lorsqu’elle avait été obligée de se cacher dans le quartier du Bas avec les autres miséreux et moins que rien, elle s’était jurée de ne pas renoncer à son éducation. Ça avait été difficile, au début, de trouver un moyen de récupérer des cours pour la jeune fille de seize ans qu’elle était à l’époque. Seule la volonté de s’instruire par tous les moyens lui avait donné une raison de vivre.

Sept ans plus tard, elle espionnait les cours de cette classe dès qu’elle le pouvait, quand elle n’avait pas -ou ne trouvait pas- de petits boulots à effectuer. Aujourd’hui, le Professeur de Flor, un sorcier, revoyait l’arbre généalogique de la famille royale. Elle referma doucement la fenêtre. Elle le connaissait par cœur.

Déçue de s’être déplacée pour rien, elle se laissa tomber sur les rebords du toit et regarda les rues s’étendre devant elle.

Liberté était une drôle de ville.

Découpée inégalement en quatre quartiers par deux fleuves, le Vertical et l’Horizontal, qui bien que n’étant pas réellement linéaires, traversaient en ces sens la ville, elle ressemblait à un gâteau mal réparti. Au nord-ouest de l’Horizontal on pouvait voir le quartier des Nobles, le plus grand de la ville. C’est là que se trouvait le Palais de saison du roi et les maisons des divers nobles du Royaume, dont normalement celles des cinq ducs et duchesses : Rash Thunder, duc de Cassio ; Philipp Vero, duc de Banann, Cyril d’Archambeau, duc de Tern ; Sierah Reine, duchesse d’Etalia ; Tudal Juhel, duc de Bret et Siriel d’Oeren, « duchesse » de Dolmenn, bien que cette dernière ne fasse que rarement le déplacement à Liberté sous ce titre, étant considérée comme royauté elfique. Les demeures étaient entourées de parcs privés dont les jardins travaillés avaient inspiré une multitude d’artistes et de romanciers. On ne comptait plus le nombre d’ouvrages à leurs sujets.

Le quartier Bourgeois ou « des Bourgeois », presque aussi vaste, était lui de l’autre côté du Vertical, au nord-est où se trouvait Wennie. Au sud de l’Horizontal, le quartier des Petites Gens prenait à l’ouest l’essentiel de l’espace restant de la ville, à l’exception d’une infime partie, ridiculement petite, que constituait le quartier du Bas, ou « L’Entrave », comme on l’appelait à Liberté, à l’est.

Pour faciliter la circulation en ville, l’arrière-grand-père du roi Romaric, feu le roi Tamin de Cléo, avait fait construire des ponts. La Congrégation s’était entendue sur la construction de quatre ponts enjambant les deux fleuves. Un pont reliait les quartiers Nobles et celui des Petites Gens au-dessus de l’Horizontal, un celui des Petites gens et l’Entrave au-dessus du Vertical, et enfin deux ponts permettaient aux Bourgeois de rejoindre les Nobles en franchissant le Vertical, au nord.

Aucun pont n’existait entre le quartier des Bourgeois et le petit et lugubre quartier du Bas à l’est. Après tout, qu’auraient bien pu vouloir faire les « habitants » de ce taudis chez les plus riches ? Quoi que ces derniers aient pu trouver à y faire, les Bourgeois ne voulaient pas se risquer à les croiser, c’est pourquoi ils se limitaient aux allers-venues vers le Palais de la capitale et les nobles maisons environnantes, ou optaient pour une promenade dans le Parc des Silences.

Cet écrin de verdure parcourait en demi-cercles les deux quartiers nord aux pieds de la Tour des Croisés. Il était limité par les quais. Autrefois le vestige d’une forêt dite indomptable, les premiers rois avaient commencer sa déforestation et il avait fallu le cri d’alarme des fées et des créatures sylvaines pour qu’on se décida à cesser d’entailler la Nature encore respirante du parc.

Il avait été nommé Parc des Silences en hommage à une reine muette. Un décret était tombé à l’époque sous une idée du roi son époux, selon lequel, si cette dernière ne pouvait partager ses secrets comme tout un chacun lors de ses promenades, il serait par mesure d’équité, interdit à toute autre créature de jouir de ce privilège.

La règle était devenue commune mesure et quiconque traversait les grandes étendues du Parc rencontrait l’épais silence qui l’habitait, loin des cris de cochers ou du brouhaha des nouvelles machines. Loin aussi de toute l’agitation qu’engendrait la capitale d’un Royaume comme celui d’Optio.

Wennie observa depuis son perchoir les nuages s’amonceler vers le soleil. Il allait pleuvoir bientôt ; quelques rares rayons se reflétaient difficilement sur les eaux des deux fleuves. Une bourrasque secoua ses cheveux et elle grelotta en regardant un oiseau de papier voler de la fenêtre d’un immeuble plus bas à celle de l’immeuble d’en face. Un message ensorcelé comme il en passait parfois.

- Je pensais bien te trouver ici, fit soudainement une voix derrière elle.

Si elle n’avait pas reconnu immédiatement la personne dans son dos, sans doute aurait-elle fait la une des journaux le lendemain pour tentative d’assassinat ou décès prématuré. Louées soient les Déesses, elle la connaissait, c’est pourquoi elle pencha doucement la tête en arrière au lieu d’attraper la silhouette et de la faire passer par-dessus la rambarde, lui épargnant une plongée dans le vide.

- Ça devient dangereux pour moi si tu sais où me trouver, rechigna Wennie avec un demi-sourire, détaillant le nouvel arrivant des pieds à la tête.

Leslie, son seul ami depuis cinq ans, était l’un des rares elfes présents à la capitale. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils fuyaient tous deux des situations difficiles chacun de leur côté. Ils s’étaient d’abord battus pour la même cachette, avant de finalement accepter de la partager. Depuis, ils étaient comme cul et chemise. C’était l’une des rares personnes à qui Wennie faisait confiance. Jusqu’à un certain point.

Les yeux bleus et le teint doré de Leslie tranchaient avec ses cheveux noir corbeau. Il avait ce teint hâlé qu’ont certains elfes et une allure de gentleman en toute circonstance, bien que sacrément coquin derrière les apparences. Il avait dû faire un tour chez le barbier, son menton affichait sa fossette et il sentait le parfum.

- Ben voyons ! De toute façon, un jour ou l’autre ce vieux fou d’Anton finira bien par te trouver lui aussi, dit-il en s’asseyant à ses côtés.

- C’est le sous-estimer que de croire qu’il ne m’a pas déjà remarquée et qu’il ne me laisse pas espionner ses cours.

Leslie fit d’abord une moue dubitative, finit par concéder d’un haussement de sourcil et d’une grimace :

- C’est vrai que cette vieille bique doit avoir plus d’un tour dans son sac.

L’elfe tira sur son pantalon tout propre et examina avec attention l’allure de son amie.

- J’arriverais presque à croire que tu es propre, ma petite, taquina-t-il.

- Garde-donc tes réflexions dans ta vilaine bouche, corbeau.

- Voilà que j’ai touché un point sensible ?

- Leslie… J’ai passé une mauvaise nuit. Si tu ne veux pas passer par-dessus bord, je t’enjoins à rendre ta compagnie agréable.

- Aurais-tu fait la fête jusqu’à une heure tardive, jeune demoiselle ? poursuivit Leslie, sans prendre gare aux menaces.

- Et quelle raison aurais-je pu trouver à faire la fête ? demanda-t-elle en lui lançant un regard réprobateur.

Cet idiot savait parfaitement qu’elle ne fêtait rien, surtout pas le roi, et qu’elle évitait comme la peste tout ce qui touchait aux hautes sphères du Royaume.

- Le fait de m’avoir comme meilleur ami, par exemple, répondit Leslie en haussant les épaules nonchalamment.

Wennie leva les yeux au ciel et lui asséna un coup de coude dans les côtes. Il grimaça avant d’attraper la jeune femme par la nuque et de lui ébouriffer les cheveux jusqu’à ce qu’elle se débatte et manque de les faire tomber tous les deux.

Ils descendirent le bâtiment comme elle l’avait escaladé, en rappel tout le long de la gouttière, au grand dam de Leslie.

- C’est particulièrement civilisé de descendre de la sorte… gémit le grand brun, les sourcils froncés et les mains agrippées aux briques du mur.

- Son Altesse Leslie aurait-elle préféré descendre les escaliers en me tenant le bras ? se moqua Wennie alors qu’elle se laissait tomber sur le sol dans un bruit légèrement sourd.

Leslie grommela des paroles inaudibles avant de sauter à l’aide d’une pirouette et d’atterrir gracieusement sur les pavés. Il épousseta ses épaules négligemment alors que Wennie l’accusait de frimer. Ils quittaient la ruelle quand quelque chose leur sauta dessus. Une boule noire et blanche s’accrocha à la manche de Leslie qui se débattit vivement en glapissant de terreur.

- Enlève-la moi, enlève-la moi ! s’écria l’elfe aux longs cheveux en s’agitant dans tous les sens.

- Leslie, arrête ! tu vas attirer l’attention ! siffla Wennie.

- Wennie enlève-moi cette bestiole de là ou je fais un scandale ! tonna Leslie en tournant autour de son amie, le visage rouge.

La jeune fille dut l’attraper par le col de sa chemise et agripper le cou de la bestiole en question de toutes ses forces avant que Leslie ne s’éloigne d’un bond qui aurait fait rougir une panthère, plus loin dans la ruelle. Il suait et sa respiration était saccadée. Wennie jeta un regard blasé à son ami, même si elle était un peu inquiète. Cet idiot d’elfe n’avait en tout et pour tout qu’une seule phobie, celle des chats. La boule de poils entre ses mains le rendait aussi blafard qu’un fantôme et faisait ressortir chez lui les côtés les plus sombres de son personnage. Si le roi avait réclamé quelqu’un pour mener un génocide contre la race féline dans tous le Royaume, il se serait porté volontaire.

- Allons, c’est bon, regarde je m’éloigne. Ne sois pas ridicule.

- Ne t’approche pas de moi avec cette horreur ! Ces créatures sont l’œuvre de tous les Diables et Esprits réunis, et je ne veux rien avoir à faire avec ! siffla-t-il, les yeux plissés sur le chat qu’elle venait de relâcher.

- Allez, Monsieur, on ne va pas dormir ici, jeta Wennie par-dessus son épaule alors qu’elle quittait la ruelle, le chat s’échappant derrière une entrée d’égouts.

Il la rejoignit en quelques pas et renifla en croisant les bras sur sa poitrine. Il détestait ces animaux du plus profond de sa personne. Le simple fait d’y penser lui donnait de l’urticaire et la chair de poule. Il ne savait pas pourquoi mais ça avait toujours été ainsi, depuis la nuit des temps de son existence. Apprendre que les chats pouvaient traîner plein de miasmes et de maladies n’avait rien arrangé. Quelle horreur !

Les deux compères se faufilèrent sous les ombres, évitant de croiser gentilshommes et jolies dames, et par là de risquer de rencontrer un garde venu sauver ces braves personnes d’une mendiante comme Wennie.

Leslie n’avait rien d’un mendiant. Ni dans l’allure, ni dans l’héritage. Du bout des lèvres il avait bien voulu avouer à Wennie qu’il était un elfe de bonne famille, et rien de plus malgré les cinq ans d’amitié qui les liaient. Wennie s’était bien fait une petite idée sur la question, pourtant elle n’avait jamais osé pousser son enquête : si elle s’était refusée à révéler sa propre histoire à Leslie, elle ne voyait pas quelle légitimité elle aurait pu avoir à lui demander de révéler ses secrets.

Bien entendu, Leslie savait qu’elle se cachait depuis plusieurs années. Il ne savait seulement pas de qui ni pourquoi. Son jeu favori consistait à émettre des hypothèses plus loufoques les unes que les autres : qu’elle avait charmé un fils de commandant de la Garde pour ruiner son mariage, qu’elle avait volé quelques affaires à une marâtre aigrie, ou qu’elle savait fabriquer une potion d’immortalité faisaient partie de trois de ses préférées. Pour l’instant, il n’avait jamais trouvé, au plus grand amusement de Wennie, mais surtout, à son plus grand soulagement.

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