Terre des grands singes 1/2
Massif des Virunga — Rwanda
Je referme le livre avec une drôle d’impression : quelle fin étonnante ! Ce n’est pas du tout celle que j’attendais, elle me laisse perplexe, mais à y réfléchir, je la trouve très forte et je sens que je n’oublierai pas cette histoire de sitôt. La Planète des singes, de Pierre Boulle… Un récit de science-fiction qui se passe dans un monde habité par les primates. Dans ma vie d’avant, à Paris, quand j’étais petite, j’ai vu un film à la télévision sur ce sujet, et je me souviens avoir été impressionnée à l’époque, mais je crois que l’émotion née du roman me poursuivra bien plus longtemps encore.
— C’est la force de la littérature, répète Maman.
Je ne suis pas sûre de comprendre exactement ce que cette phrase veut dire, mais s’il est question du voyage que les mots provoquent, ceux de Pierre Boulle m’ont emmenée très loin.
J’ai eu envie de lire cette histoire quand j’ai appris que nous nous rendions au Rwanda, le pays des grands singes, mais j’ai maintenant une certaine inquiétude à l’idée de débarquer dans leur univers : je m’imagine déjà croiser Cornélius, Zira ou Zaïus, tout droit sortis de mon livre. Je suis intriguée et impatiente, mais un peu anxieuse aussi, et je ne voudrais pas que cela influence mes futures rencontres. J’espère que les gorilles et les chimpanzés de mon monde se montreront plus ouverts que les personnages du roman ! Je ris toute seule de cette pensée : les géants d’Afrique n’ont évidemment rien à voir avec les chefs de guerre armés de Pierre Boulle…
Le Rwanda est surnommé « le pays des mille collines », et cette réputation n’est pas volée : mes mollets peuvent en témoigner ! Nous marchons depuis deux heures au cœur du Parc national des Volcans, dans une forêt dense, composée de fougères arborescentes hautes comme des immeubles et de lianes enchevêtrées qui nous donnent des croche-pieds. La brume est si épaisse qu’on ne voit pas à un mètre et les bruits de la nature me font frissonner à chaque pas. Je pense à cette femme dont m’a parlé Papa : Dian Fossey, la première scientifique à avoir étudié et défendu les grands singes, assassinée par des braconniers dans les années 1980. Timothée, le ranger qui nous guide, nous a rassurés en nous disant que la situation était beaucoup moins tendue aujourd’hui : les gorilles de montagne vivent maintenant en harmonie avec les hommes, et leur population est estimée à environ mille individus, ce qui nous donne, d’après lui, de très bonnes chances d’en croiser.
Malgré ces propos encourageants, toujours aucune trace des « Gorilla beringei beringei » à dos argenté… Quand je demande à Papa s’il pense que nous en sommes loin, lui habituellement si optimiste me répond que rien ne garantit que nous les verrons. Mais c’est le moment que choisit mon kaléidoscope pour chauffer et vibrer doucement dans ma poche, alors je sais. Je souris et je prends mon mal en patience…
Une troisième heure s’est encore écoulée et Alphonse a commencé à râler et à dire qu’il ne sentait plus ses jambes, mais un seul regard de Maman l’a stoppé net. Depuis, il boude et marche en fixant ses pieds, pendant que je scrute le moindre feuillage. Soudain, un craquement, et notre guide s’arrête. Je sursaute lorsque je reçois quelque chose sur la tête et, en levant le nez, je distingue un petit singe roux aux joues poilues, assis sur la grosse branche d’un arbre et qui s’applique à me jeter des morceaux de bois. Amusé, Papa le fixe sur la pellicule, pendant que Timothée nous explique qu’il s’agit d’un singe doré, un spécimen particulièrement joueur et taquin. Maman s’empresse de le trouver mignon, mais moi je reste ébahie du toupet de l’animal. Je pourrais en sourire si l’effronté ne s’acharnait pas à me prendre personnellement pour cible et s’il ne me dévisageait pas avec autant d’arrogance dans ses yeux rouges ! Bientôt, tout le monde rit, même Alphonse qui en oublie de bouder, alors, vexée, je fusille le vilain agresseur du regard et, sans prononcer un mot, je me remets en marche en baissant la tête à mon tour.
Une journée bien décevante ! Des kilomètres dans la forêt, à salir mes semelles de terre brune, à trébucher dans les lianes, à me faire dévorer par les moustiques et, surtout, ridiculiser par un petit singe. Tout ça sans voir l’ombre d’un gorille, bien sûr ! J’aurais pu vite passer à autre chose si ce satané macaque n’avait pas décidé de me rendre la vie infernale, et s’il ne s’acharnait pas à me harceler de la pire des façons : à travers mon kaléidoscope, mon seul ami ! Depuis que nous sommes rentrés au campement, ses pupilles rouges et sournoises ont envahi mon objet magique et son rire railleur ne me laisse pas de répit. Il m’agace au plus haut point, mais je ne sais qu’en penser… Je culpabilise même en me demandant si ce n’est pas une forme d’appel au secours qu’il m’envoie. D’autant qu’à ses expressions moqueuses se mêle une autre image : celle de deux billes noires, intenses et profondes. Un regard fort, chargé d’émotion, d’intelligence et de bonté. Un regard humain ? Je plonge dans la lunette une dernière fois, mais les grimaces du singe doré finissent de me fâcher, alors je repousse le cylindre avec colère et j’éteins la lumière pour m’endormir au plus vite, et l’oublier.
Le Rwanda est vraiment un pays à part en Afrique, bien différent de tout ce que j’ai déjà pu découvrir. La ville de Kigali est la plus calme et la plus propre que je connaisse, on n’y trouve même pas un papier au sol. J’ai d’ailleurs appris qu’ici, les sacs plastiques ont été bannis depuis longtemps. En nous promenant dans la capitale la semaine dernière, nous avons été surpris de voir les habitants en train de balayer la rue, comme s’ils s’étaient donné le mot pour faire le grand ménage. Papa les a interrogés et certains nous ont expliqué en souriant que c’était la responsabilité de chacun de veiller à garder la ville, le pays, le monde propre. Mon père s’est montré admiratif, et moi j’ai formulé le vœu intérieur que tous les citoyens de la Terre adoptent un jour ce comportement. Devant l’enthousiasme de Papa, Maman a tout de même rappelé que le Rwanda avait vécu des heures moins glorieuses, avec un génocide, il y a trente ans. Papa a acquiescé tristement, et il a ajouté que l’important était de savoir aller de l’avant. J’avais envie de poser des questions, mais si je ne connais pas son sens exact, je sens que le mot « génocide » est associé au pire, alors j’ai évité d’aborder le sujet, pour le moment.
Nous sommes à présent dans le nord-ouest du pays, et nous entamons notre deuxième excursion dans le massif des Virunga, une chaîne de huit volcans qui sépare le Rwanda, la République démocratique du Congo et l’Ouganda. Nouvel espoir de rencontrer les grands singes, emblèmes de la région. Timothée est optimiste et dit qu’il est impossible qu’on n’en voie pas aujourd’hui : les étoiles sont alignées, la Force est avec nous. Papa croit dur comme fer à ces promesses, et Maman sourit : mon père l’amuse lorsqu’il réagit comme un enfant… Mais il est bizarre, ce matin : lui qui, d’habitude, marche trois kilomètres devant, semble un peu fatigué et manifeste un besoin de faire des pauses régulières. Il respire fort et transpire beaucoup aussi, mais quand Maman lui demande si ça va, il s’éponge le front, souffle un bon coup et repart d’un bon pied.
Nous n’avons pas encore atteint le site visé par notre guide quand le miracle agit. Peut-être suffit-il d’y croire, finalement… À peine arrivés sur le flanc du volcan Bisoke — pas très loin de l’endroit où l’affreux singe doré m’a prise pour cible quelques jours plus tôt — nous avons l’extraordinaire surprise de nous trouver face à une femelle gorille, qui tient contre elle un petit.
— Mimosette… nous souffle notre guide.
Mimosette ! Quel prénom amusant ! Il me fait tout de suite penser à cette jolie fleur jaune — le mimosa — qui aurait été transformée en sucrerie. À quelque chose de doux en tout cas, comme l’est le regard de cette maman sur le bébé qui saute de ses bras pour venir à notre rencontre. En un instant, je reconnais les yeux bruns découverts plus tôt dans mon objet magique, et mon sixième sens s’éveille. J’oublie mes ampoules aux pieds, la pluie chaude qui glisse sur mes cheveux, ma déception du premier jour, et même le petit singe effronté !
Alphonse lâche son pouce, Maman n’ose pas un geste et Papa s’empresse d’activer son appareil photo. Le bébé gorille fait des cabrioles à quelques mètres de nous, semblant nous inviter à jouer avec lui, et sa mère se montre aussi indifférente que l’est la nôtre lorsqu’Alphonse ou moi-même essayons de nous rendre intéressants. Nous observons la scène, amusés et fascinés. Soudain, d’autres primates sortent des fougères et nous nous retrouvons bientôt encerclés par toute une famille de grands singes. Je vois monter un sentiment de peur dans les yeux de Maman tandis que Papa enchaîne les photos à toute vitesse, sans paraître s’inquiéter de la situation. Je remarque aussi que Timothée a posé le doigt sur la gâchette de son fusil et, sans le vouloir, je frémis.
C’est au moment où Papa se retourne qu’un mâle énorme se redresse devant lui, puis se frappe le torse pour l’impressionner. Il est large comme une armoire et dépasse mon père d’une bonne tête, et lorsqu’il se met à hurler, toute la montagne tremble. Ses yeux brillent d’une lueur féroce, et tout de suite je nous imagine dans la situation des héros de Pierre Boulle : capturés et emprisonnés dans le royaume des grands singes !
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A suivre...
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