Et puis un jour ...
Ce dimanche-là - parce qu’il faisait les dimanches matins - Philippe réfléchit dans sa voiture. À quoi bon travailler si ce n’était pas pour en profiter ? L’argent qu’il gagnait servait à nourrir sa famille, payer des chaussures de marque à ses enfants (car fallait croire qu'être à la mode était plus important que ses besoins à lui), des vêtements, les réparations de la salle de bains… et se faire plaisir, à lui ? Jamais.
Et ses enfants, deviendraient-ils l’échec qu’il était ? À quoi bon vivre ?
Et la matinée il pensa. Les cartons s’enchaînaient, les rayons se remplissaient, avec des gestes machinaux, sans conviction. Il avait peut-être échangé un ou deux produits, le « Coursy « à la place du « Pasquier », lui qui connaissait pourtant son rayon mieux qu’il ne connaissait sa maison. Mais peu importait. Parce qu’aujourd’hui, c’était fini. Sa décision était prise. Il laissa même ses cartons au milieu du couloir et son transpalette dans le frigo, là où il n’avait pas sa place.
13h00 : le réveil de la sieste.
Philippe avait dormi, comme tous les matins en rentrant. Et rien n’avait changé. Il y avait toujours cette même envie qui traînait, là, au fond de sa tête. Au fond de son cœur. L’envie que tout s’arrête. La peur de voir ses enfants échouer n’existerait plus jamais. Ni celle que sa femme le quitte. Plus rien n’allait exister.
La bonne odeur de viande cuite atteignit les narines de Philippe avant qu’il n’entre dans la cuisine. Jeanne était en train de mettre la table, d’étaler les assiettes. Mais Philippe n’était pas d’humeur pour un dernier repas.
- Chéri ?
Jeanne s’était-elle rendu compte de quelque chose ? Affichait-il un visage effrayant ? La détermination et l’acte prochain se lisait-il dans ses yeux ?
Philippe attrapa le couteau qui avait servi à découper la viande, l’un de ceux que sa mère lui avait offerts lorsqu’ils avaient emménagé ensemble avec sa femme. Mais malgré les années il avait l’air de couper encore très bien. Le manche dans sa main était lourd et son geste fut lent mais Jeanne était bloquée par le plan de travail de la cuisine. Philippe s’avança vers elle en pleurant, lui attrapa le visage et lui caressa les cheveux.
- Je le fais pour nous, pour les enfants.
Jeanne supplia, pleura à son tour, mais Philippe n’entendait que cette chanson : « Facilitez-vous la vie, avec Coursy ! ». Il appuya le couteau dans son ventre et le sang se déversa autant que le flot de larmes qui lui embuait les yeux. Pourtant, il alla jusqu’au bout et évita à ses enfants une vie de misère et d’échec. Poignardant Léa, Nolan et Manon, âgé de cinq à douze ans, qui jouaient dans leur chambre en attendant l’heure du diner, il redécora la maison d’un carrelage rouge. Puis, dans le salon, celui qu’il avait mis plus d’un an de salaires à payer, il se poignarda lui-même et attendit longuement que la mort le prenne.
Ni son patron, ni ses cartons, ne lui demanderaient plus jamais rien.
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