III
La nouvelle du mariage parvint aux oreilles de Claude. Il n'est pas sans dire qu'une grande tristesse rima ses journées dès lors. Il fut vrai que Marie lui plu, pire : il l'aimait. Claude avait cru devoir renoncer à l'amour, mais Marie semblait lui avoir fait changer d'avis. Cependant, il renonçait toujours à l'idée de se marier. Surtout avec Marie. Elle était encore jeune, avait un avenir presque prometteur, et si elle se mariait avec un ex-forçat, elle deviendrait alors la risée des alentours. On ne peut pas aimer un criminel, encore moins l'épouser.
Claude avait appris à aimer en silence, se contentant des sentiments. Bien sûr, c'est un homme, et dans sa fierté, il ne s'avoua jamais la douleur que lui provoqua toute cette situation. Aimer Marie fut à la fois une renaissance et une nouvelle mort. Une impasse.
Sa frustration, il la mettait dans son travail. Il creusait la terre plus fort, portait des charges plus lourdes, transpirait plus. Comme s'il pouvait évacuer sa peine par un autre liquide que des larmes. Claude ne pleurait jamais. Même lorsqu'il apprit la nouvelle, il ne pleura pas. Il prit sa faux et partie au champ. Il travailla dur. Très dur. Les gouttes coulant de son front, sur ses joues, par tous les pores possibles de sa peau, il tenta de ne plus penser à Marie. Comment pouvait-elle se marier à un tel guignol. Un guignol qui fait la loi.
Comme chaque vendredi, Claude se rendit à l'auberge pour partager un dîner. Ce soir-là, trop fatigué, Rougeon ne vint pas avec lui. Ses bottes claquèrent sur la route qui le menait à ses amis. Claude n'avait pas vu Marie depuis l'annonce de son mariage. Elle sera là ce soir.
Les chiens sautèrent sur Claude avec affection avant qu'il ne rentre dans la pièce réchauffée par le feu de cheminée.
-Ah, notre fermier ! S'exclama l'aubergiste.
Son épouse arriva avec un plat dans les mains qu'elle s'apprêta à poser sur la table.
-Entre donc !
Sur la gauche, près du feu, Marie leva la tête de son livre. Après une salutation pour ses parents, Claude se tourna vers elle, et ne dit rien. Leurs regards se croisèrent. Marie se leva pour prendre place à table. Il l'imita.
Marie ne dit pas un mot pendant le dîner. Ses parents firent la conversation joyeusement à leur ami. L'ancien forçat participait à la discussion dans son calme naturel. Peu de réponses, mais une écoute attentive.
L'aubergiste changea soudainement de sujet.
-Et la Marie qui va bientôt épouser un homme de loi, quelle fierté !
Marie posa sa cuillère. Elle venait pourtant de s'autoriser deux gorgées de soupe depuis le début du repas. Claude se mit à la regarder.
-Quand pars-tu ? Osa-t-il lui demander.
-C'est son dernier vendredi avec nous. Épousailles lundi, et pi' concubinage.
Les larmes que Marie tentait de retenir finirent par couler sur ses joues silencieuses. Sa mère le remarqua.
-M'enfin, pourquoi pleures-tu ?
Son père s'énerva.
-Ah, tu vas pas recommencer !
Marie se leva de table et s'enfuit dans les escaliers sous le regard médusé de ses parents. Claude avait baissé la tête.
-Elle fait son caprice.
-On lui trouve un bon mari, renchérit l'aubergiste par-dessus sa femme, et elle est pas contente. Faut qu'elle enfante maintenant ! Et pis pour nous, un homme de loi, quelle aubaine ! Enfin on va pouvoir être fiers.
Un silence étendit sur la pièce un brouillard de malaise.
-M'enfin, t'es invité à la cérémonie avec le Rougeon.
-J'y serais. Claude se tourna vers son épouse : peux-tu me faire un lit ? J'aimerais passer la nuit ici. Le vent se lève et je suis fatigué.
-Ah ! S'exclama l'aubergiste, tu as raison ! Faut savoir changer.
-J'y vais tout de suite, et Madeleine partit faire le lit.
Claude monta à l'étage avant que la chambre ne soit prête, et attendit qu'elle finisse devant lui. Il lui souhaita une bonne nuit, et ferma la porte derrière elle. Claude se laissa tomber assis sur le lit. Il pensait que Marie serait heureuse. Il avait remarqué dès les début qu'un mot pouvait faire exploser sa vulnérabilité en sanglots. Il se sentit impuissant.
Un moment passa, vingt minutes ou peut-être une heure, on ne sait pas, quand Claude entendit des doigts frapper doucement à sa porte. Lorsqu'il ouvrit, Marie, en larmes, le regardait. Bouche-bée, il ne sut quoi dire face à ce triste portrait.
-Puis-je entrer ? Finit-elle par lui demander dans un chuchotement.
Claude hésita.
-Que veux-tu ?
-Te parler.
Son ton ferme décida Claude à céder. Marie se précipita dans la petite pièce dès qu'il lui en donna l'occasion. Claude ferma la porte, mais Marie le poussa pour la verrouiller. Elle colla son dos contre la porte, quand il lui demanda :
-Que fais-tu ?
Non pas que Claude ait peur de Marie, il eut plutôt peur de ce que deux amants peuvent faire et se faire surprendre. Mais Claude est prêt à prendre le risque. Ils ont le même regard. On le sent, l'atmosphère de la pièce a changé. Il le sait, car Marie vient de saisir un pan de sa chemise pour le rapprocher d'elle.
L'homme n'arrivait plus à cacher son envie non plus. Il avait envie d'être proche d'elle, rien que de la serrer dans ses bras, puisqu'il n'en aurait sûrement plus jamais l'occasion.
Marie, les joues baignées d'un reste de larmes, avait le visage brillant sous les rayons de la Lune. Ses yeux clairs en devinrent presque translucides, et parlèrent un langage que les mots ne peuvent pas. Claude, le visage au-dessus du sien, continuait de les regarder. Lui qui avait tant détester la Lune et le froid de la nuit qui l'accompagnait, il n'eût jamais été plus content de son apparation cette nuit-là. Marie avait déjà approché son visage du sien.
-Ne me regarde pas comme ça.
Comme pour dire je t'aime.
-Claude...
Il venait de passer un bras autour de sa taille, la serrant contre lui.
Ils étaient proches. La femme avait posé une main sur le torse de l'homme. Ils se regardaient, les yeux dérivant des yeux aux bouches. Les larmes s'échappèrent soudain chez l'un et l'autre. Claude, de sa grande taille, de son volume double à celui de Marie, saisit son menton tout doucement. Il fut rare, dans toute l'Histoire, depuis la nuit des temps, et dans toutes les civilisations confondues, qu'un homme fit preuve d'une si grande tendresse envers une femme comme le fit Claude à ce moment-là.
-Claude... c'est avec toi que je veux me marier.
Toujours les yeux embués, se glissant dans ceux de cette femme qu'il aimait, il secoua la tête.
-On ne peut pas se marier, Marie.
Il laissa glisser une caresse tendre sur son visage.
-Pourquoi pas ?
Les chuchotements traduisaient le désespoir de ne pas pouvoir crier leur amour. La porte fermée de la chambre ne garantissait pas à elle seule une sécurité à leur idylle.
-Tu ne peux pas te marier avec un ex-bagnard.
-Mais, je...
-Pense à la peine que tu donnerais à tes parents...
Marie secouait vivement la tête, collant encore plus son corps contre le sien.
-Je m'en fiche de ça, Claude, je m'en fiche.
Elle pleurait à flots désormais.
-Claude, j'ai jamais voulu un autre que toi. Depuis le premier jour, je t'aime, regarde, je te le dis en face : je t'aime Claude.
Le regard de cet homme ne quitta pas le sien tout le temps des aveux. Il eut du mal à contenir son émotion, et il réprima un sanglot. Pour cacher son désespoir, il enfouit sa tête dans son cou. Marie en profita pour glisser ses mains dans son dos et le serrer encore plus contre elle. Claude aurait voulu lui exprimer son regret, qu'il pensait comme elle ; que s'il le pouvait, il effacerait tout son passé rien que pour pouvoir être avec elle.
Plusieurs minutes s'écoulèrent alors que les deux amants se tenaient dans les bras l'un de l'autre, sans qu'ils ne s'en rendirent compte. Le désespoir sembla effacer le temps.
Puis, les deux se reculèrent suffisamment, laissant à Claude le plaisir de voir le visage écarlate de Marie. Cette dernière murmura très proche de ses lèvres :
-Accorde-moi cette nuit.
Claude réfléchit un instant.
-Mais tu dois être vierge, sinon tu vivras un enfer.
Elle caressa d'une main tendre la joue de son bel amant. Il la serrait contre elle, un peu plus fort que les minutes précédentes. Les yeux plein de malice et d'envie, elle lui rétorqua :
-Mais comment pourront-ils prouver que tu m'aies seulement embrassée ?
Claude n'en attendit pas plus, et fondit sur ses lèvres. L'obscurité de la pièce laissa seulement passer quelques rayons lunaires, lesquels éclairaient les deux silhouettes allongées, s'embrassant, se caressant, dans le plus grand des secrets.
À l'aube, lorsque Marie quitta la chambre de Claude, elle partit avec la promesse d'un amant et celle d'une vie à se cacher.
*
Le lundi suivant, on célébra le mariage de Marie et Paul.
Quelques invités, dont de nombreux clients fidèles de l'auberge, vinrent assister à la cérémonie. Dans la chapelle modeste du village, chacun s'installa après une salutation et des félicitations accordées aux parents des époux. Assis sur les bancs glaciaux de la maison de Dieu, ils se tournèrent tous soudain vers la porte. Marie venait d'apparaître en robe blanche.
Au bras de son père, elle glissa dans l'allée où l'attendait au bout un homme de loi prêt à lui jurer fidélité. La fierté de son père. Sa robe était bien modeste, mais lui allait parfaitement. Quelques chuchotements d'admiration s'élevèrent d'entre les bancs. Marie leva la tête, et chercha du regard un homme en particulier. Au troisième rang, sur sa droite, Claude la regardait avancer.
Les yeux de Claude ont toujours eu cette absence de filtre et de pudeur. Non seulement son regard traduisait son regret profond de ne pas être au bout de l'autel, mais aussi l'admiration face à la beauté de la mariée. Il était humide.
Marie s'en détourna rapidement, ne souhaitant pas pleurer tout de suite. Claude non plus. Au bout de l'allée, le père abandonna sa fille. Paul lui sourit. Le prêtre commença à réciter des phrases que ni Marie ni Claude n'entendirent vraiment.
Le moment fatidique approchant, Marie se tourna vers le troisième banc sur sa droite. Ils se regardèrent. Claude ne fut pas surpris. Il ne tenta pas de lui sourire. Il ne dit rien. Il ne fit rien. Elle aurait espéré qu'il élève la voix, hurle d'annuler ce mariage sur le champ pour prendre la place du marié, place que lui seul mérite ; ou même mieux, qu'il vienne l'enlever devant une foule de gens abasourdis, s'évadant par la grande porte, commençant le début d'une cavale. Mais il n'en fut rien. Claude resta assis, à la regarder. À regretter d'avoir volé cette pièce d'or seize ans auparavant. À regretter d'avoir avoué qui il est. Marie revint à sa position initiale.
Les vœux furent prononcés. Les mariés s'enfuirent.
Claude rentra à la ferme. Il prit la faux. Et il partit travailler. Rougeon fut surpris qu'il n'ait même pas enlevé sa tenue de cérémonie.
*
Une semaine s'écoula.
Le vendredi qui suivit le mariage, Claude n'alla pas dîner à l'auberge. Il n'y eut pas le cœur. L'auberge sans Marie ne semblait plus avoir d'intérêt.
Un soir, Claude lisait, du mieux qu'il pouvait, au coin du feu. Le Rougeon était couché depuis une bonne heure déjà. Mais Claude, comme depuis une semaine, n'avait pas sommeil. Il attendait alors de tomber de fatigue sur cette chaise, avant de reprendre ses activités quotidiennes.
C'était la fin avril. La nuit tombait plus tard. Et dans cette nuit de fin avril où la nuit tombait plus tard, Marie frappa trois grands coups à la porte de la ferme. L'homme, qui avait ouvert en n'attendant pas une si bonne surprise, en fut bouche-bée. Marie se glissa entre lui et la porte, et dégagea sa capuche.
-Je dors chez mes parents tous les lundis et vendredis.
Claude comprit. Il lui proposa de s'asseoir, mais Marie n'en eut pas envie. Elle le regarda droit dans les yeux, et d'un ton assuré lui avoua :
-Je suis venu voir mon amant.
L'homme lui prit la main, et l'emmena à l'étage, où sa chambre se trouvait. Marie n'était plus vierge. Peut-être même enceinte. Avec un peu de chance, elle porterait plutôt le fils de Claude.
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