Équins
Yoshitérù avance sur la voie ferrée, tête basse, tête lasse. Il marche à l'amble d'un pas régulier. File vite, la distance qui l'éloigne de son point de départ. Le départ, est le lieu d'où il quitte sa vie d'avant, l'endroit empreint des souvenirs à effacer, de monstres à terrasser en prenant le recul nécessaire. Une avancée, pour mieux sauter dans le présent, sans parler d'avenir. Aucun sac sur le dos. Yoshitérù progresse à son rythme. Mesuré. Quatre-vingt-dix-huit centimètres séparent les bois perpendiculaires à son chemin esquissé comme ligne de fuite. Yoshitérù n'a pas de bonnes chaussures, tout juste a-t-il enfilé un vêtement de pluie sur sa chemisette proprette.
— Où vas-tu ainsi têtu ?
— Je pars me lasser des hommes.
— Où vas-tu avec tes tas de carottes ?
— Je vais pisser dans les foins, cracher dans les sainfoins.
Sous le ballast, résonne la venue prévisible d'un train lancé à vive allure. Joueur, Yoshitérù adopte le saut à pieds joints, d'une traverse à l'autre, puis pied droit pied gauche pour varier son entrain. Les rails frémissent, tremblent à leur tour. Un avertisseur strident, trompe-la-mort, écrase l'horizon d'une ombre menaçante, grandissante. Plus proche à chaque instant, le bruit infernal assourdit Yoshitérù jusqu'à la rencontre, le choc inévitable... sur la seconde voie, parallèle à sa progression. Sauvé ? En sursis.
Yoshitérù changea de vie après le coup de vent brutal du dernier wagon.
À chaque gare, Yoshitérù s'arrêtait pour acheter de quoi manger. Au passage à niveau, il quitta la voie ferrée. Une voiture l'embarqua pour le déposer dans les vertes prairies ondulées du sud limousin.
Yoshitérù se reposa sur un petit plateau surplombant l'horizon bien dégagé. Il regardait venir à lui les quatre juments, résidantes habituelles du lieu herbageux. Lorsque Décibelle la doyenne galopait, c'était la force qui propulsait son corps en haut de la colline. Rendue folle par les mouches piquantes, Jodélia suivit les traces de sa grande sœur. Gypsie et Chocolat poursuivirent la même piste ascendante, guidées par leurs aînées. Filles du vent, sur le plateau dégagé, les juments observèrent le promeneur.
Les balzanes blanches de Décibelle, lui donnaient l'équilibre noble des grandes juments racées. Poils lustrés, peau tendue sur ses muscles saillants, la belle Décibelle après vingt-cinq ans de place occupée en tant que chef de clan, cédait peu à peu le trône à Gypsie. Gypsie la guerrière. Gypsie la fière. Elle aurait pu s'enorgueillir de son unique apparence noir profond, si un insignifiant petit écusson blanc, lové entre les deux yeux, n'avait pas entaché sa robe démoniaque. Couleur cacao chaud, lorsqu'elle sortit du ventre de sa mère, Chocolat fut et resta la crème des petites pouliches.
— Où vas-tu ainsi l'ami ? demanda la doyenne au voyageur immobile.
— Là-bas, plus loin, répondit évasif Yoshitérù.
Arriva tout essoufflée, la petite ânesse Shepa.
— Nous aussi, dit Jodélia, nous aimerions changer d'aire. En face, sur l'adret, l'herbe y est grasse, la pente moins pénible, le soleil plus présent.
— Pourquoi partir les filles ? répondit la petite ânesse Shepa. Vous n'êtes donc pas bien ici, avec le foin à volonté, de l'eau dans le ruisseau toute l'année, les arbres frais pour vous protéger du froid, du chaud ? Que désirez-vous de plus ?
— Changer, affirma Décibelle.
— On dit que là-bas c'est mieux, confirma Chocolat la cadette.
— Tu nous suivras demain, demanda l'aînée ?
— Oui, peut-être, car rester seule ne m'enchante pas, répondit la petite ânesse Shepa.
Jodélia, bonne mère féconde, puissante, un peu ronde, à la démarche chaloupée, dodelinait sa masse bien proportionnée pour s'approcher de sa plus jeune sœur. Attachée haut sur sa large croupe fendue, la queue de Jodélia balayait le vent de droite à gauche, chassant ainsi les mouches qui la gênaient. Chocolat tête-bêche se colla à elle et ensemble elles se fouettèrent la tête puis le cou. L'incessant mouvement régulier n'eut pour effet que de repousser plus loin les insectes récidivistes. Imitant la conviviale attitude, Gypsie et Décibelle se positionnèrent également en tête à queue.
Le temps passait ainsi, à espérer un avenir meilleur, sans oser sauter la barrière et franchir le cap sourde espérance.
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