Le pays des Knidouha
Là où réagit le tremblement des lignes du paysage, les couleurs vibrent sous forme de fréquences. Elles ne tiennent pas en place. Leur rythme est la mise en mouvement de l'espace. Le quitter ici et l'aller là quémande la diffraction de la lumière en dégradés visibles sans réelles frontières entre eux. Après la pluie, le beau temps s'installe. L'arc-en-ciel attire notre regard comme pour parfaire la trace de cette histoire.
Elle se déroule dans la contrée orientale du pays des Knidouha.
Ne pouvant supporter ni la bêtise des hommes, ni leur méchanceté, le grand sorcier Kanga décida de quitter le pays et de se réfugier au sommet de la plus haute des hautes montagnes. Après le départ du grand sorcier Kanga, un grand malheur s'était abattu sur la nature : toutes les fleurs avaient disparu.
Il entraîna avec lui la douceur, la lumière, les couleurs et la poésie du pays tout entier contenue dans les fleurs. Ainsi moururent les saltimbanques des prairies, les ombellifères du long des rivières, les cachottières des bois, les expressives des collines, les sucrées salées des bords de mer, et les multicolores de l'adret plongeant dans les lacs. Suivirent tous les animaux, les oiseaux, les papillons, les insectes. La contrée jadis si belle et si fleurie devint rapidement un désert. L'air sec momifia le cœur des hommes.
Seul le souvenir de ce temps regretté permettait aux enfants d'imaginer ce que leurs parents avaient connu autrefois. Les histoires devinrent des contes, les contes des légendes. Tous les jeunes d'aujourd'hui ne voulaient plus croire à ces balivernes, et préféraient rester tristes dans cet environnement triste.
Tous les jeunes sauf un : Manu, l'enfant illuminé. Dans ses yeux brillait une joie insatiable. Grâce aux histoires racontées par sa mère, son amour des fleurs avait grandi avec lui.
Manu avait décidé de partir un jour à la recherche du grand sorcier Kanga pour lui demander de redonner de la couleur au pays. Ce jour arriva avant que le soleil n'aspire entièrement l'eau du puits. Se trouvant suffisamment mûr, Manu prépara son départ. Sa mère le supplia :
— Mon amour d'enfant, tu es si naïf. Tout ce que je t'ai raconté n'était que des histoires. Il ne faut jamais croire aux histoires. Je te contais ce que ma mère me contait parce qu'elle-même l’avait entendu conter par sa mère qui le tenait de sa propre mère.
— Je veux partir à la recherche du grand sorcier Kanga.
— Tu es inconscient ! Les fleurs n'ont probablement jamais existé. Tu aurais beau marcher mille ans, jamais tu ne trouveras le sorcier Kanga qui vit tout en haut de la plus haute montagne.
Malgré les recommandations de sa mère, les railleries des voisins, Manu fit son baluchon et prit le chemin de la plus haute montagne.
C'est ainsi qu'Agapatou arrivant dans le pays triste, y rencontra Manu. Entre les deux quêteurs de vie meilleure, l'amitié emprunta le raccourci des mots sincères.
— Ils me croient fou. À toi, je dois avouer que j'aurai été tenté de les écouter si je ne m'étais pas muré derrière une carapace d'indifférence et de beauté fière. À présent, seul sur la route je prends conscience de la difficulté de ma mission. Toi qui as l'habitude de voyager veux-tu m'accompagner ?
Ensemble, ils se dirigèrent vers l'immense montagne dont le sommet immaculé était souvent caché par les nuages ou balayé par les vents puissants capables de geler sur place l'âtre du feu intérieur de l'alpiniste inconscient.
Des jours teintés de fatigue succédèrent aux terreurs nocturnes blanchies par la peur des bêtes sauvages. La soif se fit douleur en gorge, la faim nœud au ventre. Leur objectif semblait s'éloigner aussi vite que le désespoir s'installait autour d'eux. La peau d'Agapatou frissonnait. Le ventre de Manu se vidait.
Arrivés à la limite du respirable, ils aperçurent enfin une source. Manu se pencha, se désaltéra. Au premier contact de l’eau sur ses lèvres, sa fatigue s’évapora. Tout à coup, derrière eux, ils entendirent une voix qui leur demanda ce qu'ils étaient venus chercher sur la plus haute des hautes montagnes.
— Je suis venu, dit-il, pour rencontrer le grand sorcier Kanga.
— Voilà. C'est fait, tu m'as vu.
— Pouvez-vous nous redonner les fleurs dans notre pays triste ?
— En plus de te trouver courageux pour venir jusqu'ici, j'apprécie ton entêtement qui te rend sympathique. Les fleurs ne m'appartiennent pas. Regarde. Il se recula d'un pas, puis deux. Derrière lui, un vaste pré multicolore s'étendait à perte de vue. Choisis toutes celles que tu veux emporter. Elles sont à toi si tu le désires.
— Sans autres conditions ?
— Une seule condition peut produire un grand effet. Chaque homme de ton pays devra semer une graine en terre. Pour voir fleurir très vite un nouveau paysage, chaque femme devra récolter les semences.
— Je m'en souviendrai. Agapatou, aide-moi à choisir le maximum de variété.
Bien chargés par de volumineux ballots, les deux compagnons remercièrent le grand sorcier Kanga. À pas lents et mesurés, ils entreprirent leur descente vers le pays Knidouha. Les parfums des fleurs devancèrent leur arrivée au village de Manu.
Une horde de femmes les accueillirent bras ouverts. Les hommes stupéfaits agglutinés en troupeau anarchique beuglaient dans leurs oreilles :
— Ah ! Nous savions bien que les fleurs existaient et que ce n'étaient pas des histoires inventées par nos ancêtres.
Sourire des enfants, bonne humeur des parents. Suivant les consignes du grand sorcier Kanga, les femmes mirent les bouquets à sécher têtes en bas. Après quelques semaines, les graines furent récoltées. Manu et Agapatou se chargèrent de distribuer toutes les semences aux hommes. Ceux-ci se répartirent la tâche pour couvrir l'ensemble du territoire. La saison des fleurs arriva comme on le racontait dans les histoires. Les abeilles butinèrent, les insectes peuplèrent la prairie verdoyante, avec eux les oiseaux puis les autres animaux. On nomma Manu roi du pays arc-en-ciel.
— Rappelons-nous, disait-il, que ce fut la méchanceté des hommes qui entraîna la disparition des fleurs de notre pays.
Et comme personne ne voulait recommencer à habiter un désert et à être privé de miel, chacun s'efforça désormais d'être aussi bon que possible pour ne pas fâcher le grand sorcier Kanga. Entre la pluie et le beau temps, l'arc-en-ciel arrondit la curiosité des habitants du pays Kindouha. Par commodité, et en analogie entre la lumière, le son, les planètes, la chronologie du temps, les Anciens déclinèrent le spectre lumineux, en sept couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet.
En souvenir de cet événement, Manu décrivit à ses frères, la beauté de son amie Agapatou avec un petit détail remarquable. Elle transportait avec elle au fond des yeux, une fleur de sel éblouissante. Au centre brillait sa prunelle bleu-marine.
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