Sîphrîne l'abeille
Un gouffre profond bloqua la progression d'Agapatou. Une planche, peu large permettait de franchir l'obstacle. Sîphrîne l'abeille vint s'emprisonner dans le brouillon des cheveux de la voyageuse. La bestiole bésillait nerveuse.
— Pourquoi me tuer ? demanda l'abeille inquiète sous la menace de la main fourrageuse.
— Pourquoi venir déranger ma tranquillité, et me faire craindre quelque vilaine piqûre dont je redoute affreusement la douleur ? Tu resterais de l'autre côté de cet abîme, je ne serai ni assassin ni bourreau. En étant hors de ma portée, je demeure brave, sais-tu cela ? lui répondit Agapatou ayant réussi à délivrer délicatement l'insecte.
— Cela est juste. M'accorderas-tu, tout de même, la permission de t'accompagner lors de la traversée de ce gouffre ? Je peux, si tu le désires, tester la qualité de la planche, avant que tu ne l'empruntasses ;
— Toi petit poids, comment t'y prendras-tu pour éprouver la solidité du bois ?
— S'il n'est pas rongé par la vermine, sa souplesse te portera sans risque. Laisse-moi vérifier chaque centimètre carré, dessus, dessous. Il te suffira de me faire confiance lorsque je te donnerai mon diagnostic.
— Soit. Qu'ai-je à perdre ?
— Tu y gagneras la chance de m'avoir rencontré, lui rétorqua Sîphrîne l'abeille déjà affairée dans son inspection méticuleuse.
— Voilà. Jusqu'à mi-parcours, je puis t'assurer de la solidité de cette planche. Saine. Au-delà, je ne te promets rien, tant il est difficile de jauger les nombreux défauts du bois tourmenté.
— Merci Sîphrîne l'Abeille pour la sincérité de ton rapport.
Agapatou progressa jusqu'au mitan du passage étroit. À cet endroit, elle décida de s'asseoir pour réfléchir. Son intention de traverser serait-elle bloquée par sa statique position ? Sîphrîne l'abeille se posa près de son oreille.
— Ne crains-tu plus que je te mordille ?
— Tu as su par la franchise de ta persuasion me donner le courage d'entamer cette épreuve. De nous deux ici perchées, je deviens la plus vulnérable.
— Me crois-tu capable d'abuser de ta faiblesse passagère ?
— Je veux me repentir de ma mauvaise intention à ton égard, et m'en remets à ta clémence pour te signifier mon affliction.
— Une faute commise attend sa juste rédemption. Reste posté là, je vais te nourrir.
L'Abeille laborieuse déposa une à une les perles de nectar sur la langue d’Agapatou. Le temps sembla interrompre sa course. Les jours ressemblaient aux jours suivant tout pareil, le jour au jour et la nuit à la nuit (Queneau). D'inconfortable la position devint habituelle, puis naturelle. Sous ses pieds, le vide quémandait sa part d'attrait, grandissant avec l'assurance qu’Agapatou pouvait tirer de son équilibre précaire.
— Sîphrîne ma mignonne, peux-tu me renseigner sur cet endroit.
— Tu te situes au-dessus du puits du temps perdu. Franchis le pas, et tu descendras au fond.
— Qu'y a-t-il à découvrir ?
— La gravité paisible.
— Cette apesanteur me semble n'être qu'un fruit mesquin teinté d'attraits mensongers.
— Ta crédulité, envers les âmes pures, ne doit jamais se troubler de pensées obscures. Essaie.
Agapatou tenta l'expérience. Elle ressentit un voile recouvrir son absence, rendant invisibles toutes émotions corporelles. Le vide la happa. Elle crut voir s'effacer toutes ses heures de route parcourues au milieu des paysages, depuis son départ. Le soir lorsqu'elle s'endormit, elle crut la lumière quitter son corps. Le matin quand elle s'éveilla, Agapatou eut l'impression d'avoir l'aube en elle.
L'abeille barbouillée de poudre jaune se percha sur son index replié.
— Alors l'amie, qu'en retires-tu ?
— Une saine fatigue, nouveau prétexte pour ne pas bouger.
— Le piège se resserrera si tu n'as pas la force d'y échapper. Toi seule décideras de la suite à donner à ton voyage. Je t'ai donné tout de moi. Tu m'as offert ton écoute. Nos chemins respectifs s'éloignent.
— Je recommanderai ta compagnie à d'autres, Sîphrîne.
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