Chapitre 2
Isabelle
« Il y a quelque chose de plus fort que la mort,
C’est la présence des absents dans la mémoire des vivants ».
Jean D’Ormesson.
Les rayons du soleil percent à travers les feuillages, et se posent avec délicatesse sur sa chevelure de feu. Sa longue robe blanche souligne sa silhouette longiligne à chacun de ses pas sur l’herbe moelleuse. Ses tâches de rousseurs qui s’épanouissent comme des soleils sur son visage, lui confèrent une certaine candeur. Elle s’arrête au bord du lac miroitant. L’eau dévore le bas de sa robe, elle reste un moment dans cette position, semblant hésiter. Eileen s’enfonce lentement mais sûrement dans la surface opaque, une couronne de fleurs sur la tête, telle une nymphe. Rien ne l’arrête. Je lui hurle de revenir mais elle ne m’écoute pas. Elle se retourne et je ne vois plus que des yeux d’un vert profond qui me sondent de trop longues secondes avant qu’elle ne s’enfonce mortellement dans les profondeurs abyssales. Le froid me transperce le cœur comme mille lames. J’ai beau hurler mais c’est trop tard, elle s’est éteinte à jamais.
⸻ Eileen ! crié-je, tout haut.
Je me lève en sursaut, transpirant à grosses gouttes. Le confort de mon lit me fait prendre conscience que ce n’était qu’un effroyable cauchemar. Un cauchemar certes, mais d’une réalité des plus noir. Malgré les années, je n’oublie pas. La douleur est toujours là, tangible et cette plaie ne se refermera jamais complètement. Je me suis efforcée de la faire taire, j’ai cousu ce mal tout autour de ma poitrine, et je crois bien qu’on a tous essayé, mais c’est impossible. Une part de moi a été enterré avec elle il y a de cela bien des années. Je bascule ma tête sur l’oreiller, essayant de calmer les battements désordonnés de mon cœur. Plongée dans une semi-obscurité, j’observe les rayons du jour filtrer à travers l’épais rideau de soie. Les minutes s’égrènent pendant que je reprends mon souffle.
Le cadrant numérique indique sept heures. Je saute du lit, me prépare en vitesse et descends dans la salle à manger. L’odeur du lard me met carrément l’eau à la bouche et je me sers sans plus tarder une généreuse tranche, accompagné de deux galettes de pommes de terre. J’assaisonne gauchement mon pancake de sirop d’érable, quand la voix de ma mère me ramène à la réalité.
⸻ Alors comment ça se passe au lycée depuis la rentrée ? Tu nous raconte jamais rien.
Je pouffe doucement de rire, mais m’arrête devant son froncement de sourcils.
⸻ Rien de spécial, c’est comme d’habitude voilà tout.
⸻ Et bien tant mieux. De toute façon il ne te reste plus qu’un an dans ce taudis et tu rentreras enfin dans une université, et une privée cette fois.
Je lève les yeux, exaspérée. Dès qu’elle a l’occasion de cracher son venin, elle le fait. Je n’ai pas compté le nombre de fois où elle en a parlé depuis deux semaines.
⸻ Maman, est-ce que je peux manger en paix ?
Elle baragouine dans sa barbe.
Cette fois ça suffit !
Je lâche ma fourchette qui tinte contre l’assiette et décide de mettre fin à son petit jeu stupide.
⸻ Qu’est-ce que tu as avec ce lycée ? C’est ma dernière année, et même si tu ne t’y es jamais fait, est-ce que c’est une raison pour me pourrir à chaque fois ? T’en as pas marre d’être aussi exécrable ?
⸻ Excuse-moi de me montrer enthousiaste pour l’année prochaine, répond-elle, sarcastique.
Mon père vient à la rescousse.
⸻ De toute façon on est très fier de toi, et tu n’as plus rien à prouver. C’est vrai qu’au début on était pas spécialement rassuré que t’ailles dans un lycée public, mais tu t’y plais au final et c’est ce qui compte non ?
J’opine, silencieuse mais reconnaissante. J’ai toujours admiré son empathie. Je ne compte plus le nombre de fois où il a pris mon parti face à ma mère. Cette dernière le foudroie de ses yeux saphir comme elle sait si bien le faire, mais il ne semble pas impressionné et continue de boire tranquillement son café.
Je mets un pied dehors. La chaleur de cette fin d’été caresse ma peau, et je ferme les yeux, envahie par cette douceur exaltante. Mon père se dirige fièrement vers moi en faisant tourner ses clefs dans ses mains.
⸻ Alors prête pour cette petite virée ?
⸻ Oh tellement !
Faire un tour dans une Mustang de collection ça ne se refuse pas ! La couleur de ce modèle d’un bleu turquoise est aussi profonde que le ciel. D’un autre côté, je suis mal à l’aise à l’idée que tous les regards seront braqués sur moi arrivé au lycée. La frime ? Très peu pour moi.
Le mode décapotable activé, je me laisse aller les cheveux au vent. Arrivé aux abords du centre-ville, mon père bifurque dans une allée et s’arrête devant une jeune fille à la chevelure rouge rubis.
⸻ Ouah c’est de la bombe cette caisse ! s’extasie-t-elle avant de reprendre d’un ton plus conventionnel : Euh excusez-moi Mr Cleaford, je voulais dire que vous avez une très belle voiture.
Jessica me lance un regard en coin appuyé, puis s’installe derrière moi plus ravie que jamais.
⸻ Oh tu peux m’appeler Brent depuis le temps qu’on se connaît, répond mon père en chassant une mouche imaginaire.
J’observe dans le rétroviseur les fossettes de mon amie s’élargir quand on approche du lycée. Je lui ai proposé de la ramener et mon père n’étant pas contre, elle ne se l’est pas fait prier. Je n’ai jamais eu de grande amie jusqu’au jour où je l’ai rencontré. Pourtant, nous sommes aussi différentes que la lune du soleil. Elle est très excentrique, et c’est ce qui m’a immédiatement plût chez elle. Elle ose et vie ! Je suis plutôt sur la réserve. Pourtant je sens une force qui boue en moi, mais je n’ai pas encore réussi à la libérer.
Au départ mes parents n’avaient pas vu notre amitié d’un très bon œil, en particulier ma mère. Jessica vient du milieu ouvrier, celui que ma génitrice ne cesse de rabrouer. « Tu vaux mieux que cette pauvre fille », ne cessait-elle de me rabâcher. Mais à force de jérémiades de ma part, et voyant qu’elle n’a en rien altérée ma personnalité, mes parents ont fini par l’accepter.
Je lui ai expliqué la complexité des mathématiques et transmis ma soif d’apprendre, et elle m’a initié aux mystères du sexe opposé. J’étais autant fascinée qu’effrayée de tout ce qu’elle me racontait. Elle m’a appris à danser autre chose que « la valse », et même l’art de jouer la comédie.
Je demande à mon père s’il peut nous déposer quelques rues plus loin afin de ne pas attirer les regards. Bien sûr ce n’est pas dans les projets de Jessica, elle tient vraiment à ce qu’on nous voit sortir de ce bijou. Pour ne pas m’attirer ses foudres je lui donne mon aval, mal à l’aise. Elle se confond en remerciements et nous descendons de la voiture, sous le regard ahurit de certains élèves. Elle sautille sur place.
⸻ C’était de la bombe ! Tu devrais lui demander de venir te déposer tous les jours ! Et venir me chercher par la même occasion.
⸻ Heuu… non j’y tiens pas trop.
⸻ Bon tant pis, j’aurais au moins profité cette fois. Maintenant qu’on nous a vu sortir de cette caisse, t’inquiètes pas qu’on va vite revenir sur le marché, souligne-t-elle en bombant le torse.
Sachant, parfaitement à quoi elle fait allusion je lui fais comprendre que je ne me servirais pas de mon milieu social pour trouver l’amour. Il faut dire que jusqu’à présent, je ne me suis intéressée qu’à un seul garçon. Mais notre amourette a pris fin en même temps que l’été s’estompe pour laisser place à l’automne. Ce n’était qu’une amourette passagère qui ne laisse aux lèvres qu’un goût amer. Nous franchissons le portail bras-dessus bras dessous, prêtes pour une nouvelle journée.
En fin de matinée je me rends à mon cours de sport. Si je pouvais sauter cette matière je le ferais volontiers, j’ai une sainte horreur de l’activité physique surtout lorsqu’elle est collective. Dieu merci les deux heures passent plus vite que je ne l’aurais cru. Pendant que je me change les rires des filles font écho dans mes oreilles. Atterrée, je ferme les yeux pour me replonger quatre ans plus tôt, au St Johns High School :
La séance qui se déroule dans une grande effervescence, est étrangement calme. Le groupe de fille qui habituellement se passe le ballon avec entrain, joue silencieusement. Elles ne cessent de se murmurer des secrets à l’oreille, dans un langage qu’elles seules comprennent. Je continue de les ignorer, me concentrant sur mon jeu. Le prof soupire profondément puis lance à l’assemblée :
⸻ Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Réveillez-vous, les mollassons ! Bah alors vous êtes déjà fatigués de votre semaine ? Arrêtez de faire les mégères, c’est pas un atelier de bavardage ici !
Après cette courte remontrance, l’équipe semble enfin se réveiller et s’active autour du terrain. Tout le monde à part moi, qui traîne des pieds. Le professeur ne me dit rien, il a l’habitude désormais.
Depuis mon plus jeune âge j’ai été scolarisé dans des établissements privés, mais celui-là je ne le sens pas. Je n’ai pas réussi à me faire une seule amie en un mois. Mes parents ne désespèrent pas. Ils me disent que ça viendra, persuadés que je vais m’habituer. Voir des gosses de riches pourris gâtés jusqu’à la moelle n’arrange rien. La plupart des filles arborent des sacs hors de prix, et si on ne fait pas comme elles, on est directement mis de côté. Hors de question que je fasse comme tout le monde, pour moi il faut un sac pratique, point.
La séance de sport finie, je m’active en direction des vestiaires. Les cabines sont petites, je laisse mes vêtements à l’extérieur et étend ma serviette sur la porte. Pour un lycée privé ils pourraient au moins investir dans l’agrandissement des douches ! Je ferme les yeux. L’eau chaude coule le long de mon corps détendant un à un mes muscles. Je m’étire, enveloppée des vapes de fumées que la cabine dégage. Au bout d’un moment, je n’entends plus un son. Je m’empresse de me sécher et ouvre la porte battante, la serviette nouée autour de la poitrine. Un seul regard en direction du banc et je comprends qu’on a volé mes affaires. Je cherche partout, sans succès. La porte s’ouvre brusquement sur les filles de mon équipe.
⸻ Tu cherches quelque chose ? s’enquiert l’une d’elles, d’un ton moqueur.
Les garces, elles ont tout manigancé depuis le début !
⸻ Oui mes vêtements, je sais que vous les avez, et vous allez me les rendre !
⸻ Oh, Oh ! se moque une petite brune aux yeux mesquins.
La malveillance lèche ses iris pendant qu’elle se rapproche dangereusement.
⸻ Attention, c’est grave de porter des accusions sans aucunes preuves.
Je suis à deux doigts de fondre en larmes mais je me retiens.
⸻ On a rien fait, mais par contre on sait où sont tes vêtements.
Je m’approche prudemment sous leurs sales regards. Avant que je ne puisse réagir elles se jettent sur moi et m’entraîne de force dans le gymnase.
Ma respiration s’entrecoupe. Les élèves du cours de sport me fixent, un sourire goguenard vissé au coin de leur lèvres.
⸻ Et une fille en petite serviette, une !
Jamais je n’ai eu aussi honte de ma vie. Ma serviette peine à tenir et mes bras sont solidement maintenus par deux blondes qui font rempart. Une des filles s’avance vers un garçon. Celui-ci amusé, lui claque un gros billet vert au creux de la paume. Je comprends que j’ai été victime d’un ignoble pari. Tout le monde rigole, mais personne ne me vient en aide.
⸻ Attends pour le prix que j’ai payé on a bien le droit de la voir dans son intégralité ? balance le mec dont je ne connais pas le prénom.
Je ferme les yeux, nauséeuse. Ma vie ne tient qu’à un fil, il leur suffit d’un geste pour qu’elle devienne un véritable enfer. Une larme roule sur mon cou. Mon cœur tombe en mille morceaux. Je vois leur lèvre remuer, mais n’entend rien. Je manque à plusieurs reprises de m’effondrer. Mes deux gardes du corps me relâchent, s’éloignant à toute vitesse. Je baisse les yeux et constate que ma serviette est toujours nouée autour de ma poitrine. Mais bizarrement, je ne ressens rien. Une voix tonne dans mes oreilles. Quelqu’un me rend mes vêtements et je réagis enfin. Le prof me somme de retourner dans les vestiaires et je ne me le fais pas prier. En fermant la porte, le rire tonitruant de certains élèves me poursuit.
Les joues humides, je chasse ce souvenir en même temps que mes larmes et m’empresse de sortir. Après cette humiliation j’ai voulu changer de lycée, mais ma mère a catégoriquement refusé pensant que ce n’était qu’une crise d’ado passagère. Lorsque je leur ai expliqué la situation plus en détail ils ont tenu à se déplacer dans mon école. Je savais que c’était loin d’être suffisant, puis je voulais voir autre chose que tous ces jeunes qui jouaient les enfants de chœurs devant leurs parents, mais qui par derrière s’avéraient être de véritables petits diables. Je n’avais jamais mis les pieds dans une école publique, et je me demandais s’il y avait une grande différence avec le privé.
« Ton lycée est ce qu’il y a de mieux, au moins tu n’es pas mélangée à la racaille, les parents paient, donc ce sont des gens de bonnes famille », ne cessait de répéter ma mère.
Le seul lycée privé en dehors de Wilnoh était trop loin et je ne me voyais pas faire toute cette route et loger à l’internat. La discussion avec mes parents s’avéra particulièrement houleuse et le combat dura plusieurs jours, mais mon père était de mon côté. Et puis, il ne tenait pas non plus à ce que je m’éloigne du domicile. Ce fut difficile de convaincre ma mère mais elle finit par accepter non sans cacher son dégoût. Bien sûr en contrepartie j’ai fait l’absurde promesse de suivre un cursus universitaire à l’Américan Howard School. Pas plus tard qu’hier, ils m’ont annoncé que j’y serais bientôt inscrite. Je devrais être contente, beaucoup rêverait d’être à ma place, mais une boule au fond de ma gorge remonte malgré moi. Quelque chose me bloque. En étudiant là-bas je n’y verrais que le pâle reflet de mon éducation guindée. Je n’ai jamais été aussi bien que depuis que j’ai quitté le privé, j’ai réussi à atteindre la seule norme à laquelle j’ai aspiré toute ma vie. Je lance un soupir de désespoir en me rappelant avoir fait un pacte avec le diable en l’occurrence ma mère, le jour où j’ai accepté sa stupide proposition. Et pourtant je sais qu’ils pensent agir pour mon bien mais comment leur faire comprendre que je peux faire mes propres choix ?
Ces pensées en tête, je franchis les portes de la cafétéria. Jessica me fait un signe de la main, un grand sourire accroché aux lèvres. Elle m’insuffle un peu de chaleur et une note d’espoir. C’est pile ce qu’il me fallait pour affronter le reste de la journée.
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