Chapitre 8
Isabelle
« Si le pauvre va trouver le riche, le riche lui tourne le dos !
Mais si c’est le riche qui va chez le pauvre, le pauvre lui rend honneur et le fait entrer ».
Kabir.
Les gouttes du ciel s’écrasent drument sur mon parapluie, dans un clapotis des plus agréable. L’eau s’immisce dans mes bottines et mon pied s’enfonce dans une flaque. Je me revois enfant, sautant avec insouciance sous la pluie, m’éclaboussant les genoux, jusqu’à ce que ma mère me pince allègrement le bras, me rappelant à l’ordre. « Cesse tes simagrées et tiens-toi comme une petite fille convenable », ne cessait-elle de me rabâcher. Je ne sais combien de pincements mes bras meurtris ont essuyés, avant que je ne comprenne véritablement la leçon.
Les hortensias cérulés m’accueillent le long de l’allée. Je franchi le perron, en secouant les gouttes nichées sur mon manteau. La chaleur du salon s’invite agréablement sur ma peau. Je m’avachis sur le canapé en velours bleu. Celui-ci tranche parfaitement sur les murs couleur crème. Une fresque murale dans les tons rouge et doré, coure sur la cloison. Je suis du regard les arabesques finement incrustées dans le papier peint. En face de la cheminé, mon père se balance sur le rocking- chair tout en lisant le journal. C’est son endroit préféré, et je dois avouer qu’à moi aussi. Ce siège à bascule à quelque chose de réconfortant. À côté, trône une petite bibliothèque pour les férues de lectures que nous sommes. L’hiver, il n’y a rien de mieux que s’asseoir en face de l’âtre à regarder les flammes danser dans la nuit, tout en se plongeant dans une histoire.
Mon père lutte pour garder les yeux ouverts. Alors qu’il est emporté dans les limbes du sommeil, le journal lui glisse des mains. Je le ramasse et m’apprête à le poser mais le titre à la une attise ma curiosité.
« Le pouvoir d’achat baisse, les prix augmentent ».
Nous ne sommes peut-être pas concernés par ce genre de problèmes, mais ça ne veut pas dire que ça ne me préoccupe pas. Je ne peux m’empêcher de parcourir les lignes. L’article fait mention de notre maire Elden Brookleen, qui ne prend aucune mesure envers les plus nécessiteux. De nombreuses familles se retrouvent dans le besoin, et passerons avec difficulté l’hiver qui approche. Mon sang pulse dangereusement sous ma peau à mesure que j’avance dans ma lecture. Le pire, c’est que je me sens impuissante face à toute cette misère. Et quand bien même j’y pourrais quelque chose, serais-je légitime pour prendre la parole ? J’observe la photo qui accompagne l’article. Une famille pose tristement derrière une maison aux vitres soufflées. Je n’ai encore jamais mis les pieds dans un de ces quartiers. Le monde n’est pas constitué seulement de fête et de cotillons. Le petit garçon de couleur sur l’image, retient particulièrement mon attention. Il me rappelle Ghana…
Je ferme les yeux.
Eden Lake s’étend sur des kilomètres. Les arbres s’admirent dans la surface miroitante du lac. C’est ici que je suis née, j’y ai passé une bonne partie de mon enfance. Nous n’étions pas loin de la ville. Petite, je ne me rendais pas compte d’une injustice flagrante, mais j’ai compris par la suite. De grandes demeures et villas s’érigeaient sur la rive gauche. Ceux de la caste aisée arboraient avec fierté leurs voitures hors de prix, se trémoussant dans l’opulence de leur train de vie mouvementé. Quant à la rive droite, elle était occupée par de pauvres bicoques mal entretenues. Les terres n’étant pas correctement défrichées, certaines zones marécageuses s’avéraient dangereuses. Les riches face aux pauvres, c’est ce que j’ai toujours connu. J’ai grandi du « bon côté ». Mais choisissons-nous vraiment dans quel milieu nous venons au monde ?
Les bourges n’approchaient pas l’autre côté de la rive, et ils interdisaient farouchement à leurs enfants d’y mettre les pieds. Depuis ma fenêtre, je ne cessais d’observer cet univers qui m’était totalement étranger. Cet interdit suscitait tant d’interrogations, que je décidais un jour de combler cette curiosité dévorante.
Des sentiers nouveaux s’étendaient devant moi. J’avançais le cœur au bord de l’implosion, telle une exploratrice. Sur ma route, j’ai croisé un petit garçon. Lorsqu’il me vit, il se figea en esquissant un pas en arrière.
⸻ Non, ne t’en vas pas, l’implorais-je. Je ne veux pas te faire de mal.
Il se détendit quelque peu, et je rajoutais, confiante :
⸻ Je m’appelle Isabelle. Et toi ?
Ses yeux charbon me sondèrent quelques instants. Il semblait en proie à une grande hésitation, puis me souffla :
⸻ Ghana. Mais tu ne devrais pas être ici.
⸻ Je sais, mais il est peut-être temps que ça change. Tu peux me servir de guide ?
Son air méfiant s’effaça au détriment d’un sourire. Il accepta ma proposition.
Je n’avais encore jamais vu de ma vie de paysage aussi triste. Nous arrivâmes au centre du village. Certaines portes branlantes laissaient entrevoir l’intérieur des maisons en piteux état. Je suivais mon nouvel ami sans dire un mot. Les villageois me dévisageaient d’un drôle d’air. Sûrement se demandaient-ils ce qu’une petite fille de bonne famille venait faire dans un endroit pareil, mais personne ne me fit la moindre remarque. De ce côté de la rive, pas de route goudronnée. Je marchais sur la terre humide, zigzaguant entre les marres de boues. Je voulais éviter de me salir, pour ne pas éveiller les soupçons de mes parents.
Le soir lorsque je rentrais, mes parents n’avaient rien remarqué. Ce que je venais de voir dans ce village m’avait profondément choquée. Malgré mon jeune âge, je me suis subitement rendu compte qu’il y avait deux mondes parallèles mais diamétralement opposé. Malgré tout, je ne pensais plus qu’à une chose : revoir Ghana.
Je sortais régulièrement à l’insu de ma famille. Ghana m’a appris à faire la course, grimper aux arbres et nager comme un poisson. Un jour, il m’emmena dans sa maison pour me présenter sa famille, qui me fit un accueil bien plus chaleureux que ce que j’avais connu jusqu’alors. Aucun des amis de mes parents chez qui nous étions invités ne véhiculaient un tel amour de la vie. La famille de mon ami me fit partager leurs repas. Sachant qu’ils ne mangeaient pas à leur faim, cette attention particulière m’émut, et je décidais de leur rendre la pareille.
Quand l’occasion se présenta, je leur ramenais un gros poulet de mon frigo. Ils le cuisinèrent, se confondant en remerciements. D’autres voisins vinrent partager le repas. Ils me regardaient tous avec admiration, affirmant que j’étais un ange que le ciel leur envoyait.
Peu de temps après, j’eus des problèmes avec ma mère. Mon larcin n’était pas passé inaperçu. Elle vint vers moi après avoir enquêté auprès de mon frère Jayden et de ma sœur Eileen.
⸻ Qu’est-ce que tu as fait de mon poulet ? Et ne dit pas que c’est pas toi, je sais que c’est faux !
J’eu beau démentir, elle n’en démordait pas. Au bout d’un moment, j’avouais la vérité, en pleurs. Elle m’asséna une gifle puissante qui retentit dans mes oreilles. Je massais ma pauvre joue endolorie, reculant sous ses cris. C’était la première fois qu’elle levait la main sur moi.
⸻ Espèce de petite idiote ! tonna-t-elle. Tu as donné notre viande à ces malotrus qui habitent de l’autre côté de la rive ? ! On t’avait interdit d’aller là-bas c’est dangereux, sale, et ce n’est certainement pas la place d’une petite fille bien élevée ! On est pas une œuvre de charité, il y a des sociétés qui existent pour ça. Tu as osé voler ta propre famille !
Elle me sermonna de longues minutes, ne s’attendrissant pas le moins du monde devant ma mine déconfite. C’est le cœur lourd et le pas pesant que je montais les escaliers, mais en même temps soulagée d’être loin de ce monstre. Enfermée depuis un certain moment dans ma chambre, de brefs coups me réveillèrent, mais je ne répondais pas. Le visage bienveillant de mon père apparut dans l’entrebâillement de la porte.
⸻ Papa ! hoquetais-je, en pleurs.
Il me serra dans ses bras me demandant ce qu’il s’était passé. Je lui comptais ma version, observant à la dérobé son visage d’un calme limpide.
⸻ Ce vol n’était pas discret. Tu aurais dû te douter que maman s’en apercevrait et qu’elle ne serait pas contente. Mais je comprends ton geste, tu as bon cœur, tu voulais simplement aider ton ami et sa famille.
⸻ Oui, ils ont été très gentils avec moi.
⸻ Par contre, c’est dangereux d’aller là-bas...
⸻ Mais papa…
⸻ Je t’accompagnerais, mais n’y va plus toute seule s’il te plaît.
⸻ C’est promis. Oh papa, tu es le meilleur papa du monde !
⸻ Et toi la plus gentil des filles, qui a tellement bon cœur, susurre-il, en me caressant la joue.
J’entourais son cou de mes bras frêles, l’emprisonnant quelques instants dans mon monde.
⸻ Je peux te poser une question ?
Il acquiesça silencieux, et je poursuis tristement :
⸻ Pourquoi il y a des belles maisons d’un côté, et des gens qui vivent dans la pauvreté juste en face ?
⸻ Et bien, c’est compliqué... il y a toujours eu des pauvres et des riches, depuis la nuit des temps. Je dois t’avouer que ça me met mal à l’aise de vivre ici, mais ta mère y tient tellement.
⸻ Et les riches ne peuvent pas les aider ? Ils ont assez d’argent non ?
Il se gratta le menton, songeur.
⸻ Ah si tout le monde pensait comme toi...
⸻ Mais nous aussi on a pleins d’argent, on pourrait faire quelque chose tu ne crois pas ?
Je posais cette question le plus innocemment du monde. Après un instant de réflexion, il me répondit en souriant :
⸻ Mais tu sais quoi ? On va les aider. Dès lundi je vais contacter une association de la région, leur faire un don considérable et on ira dans le village distribuer de quoi manger. Mais plus question de piquer de la nourriture du frigo.
J acquiesçais, les étoiles plein les yeux.
⸻ Ah oui… et n’en parle pas à ta mère, ça sera notre petit secret d’accord ?
Cette nuit-là je m’endormis sereine. J’allais enfin pouvoir aider mon ami et me rendre utile. Mon père tint sa promesse, et environ une fois par mois nous nous rendions au village distribuer des denrées alimentaires sous le regard admiratif des habitants. C’était notre petit secret, et même mon frère et ma sœur ne furent pas mis dans la confidence.
Depuis ce jour, j’ai senti une brèche si infime soit-elle, s’entrouvrir. Je n’ai plus revu Ghana depuis notre déménagement précipité. Je ne sais même pas s’il est au courant du drame qui nous a touché.
⸻ Isabelle ?
Je me retrouve à nouveau dans mon salon, prise d’une nostalgie qui me poignarde l’âme. Mon père soulève un sourcil interrogateur, et je lui bafouille une excuse avant quitter la pièce. Il n’insiste pas. Ce n’est pas la première fois que j’ai des absences. Par moment, les souvenirs m’assaillent. Nous avons tous été impacté à un degré différent. Avant d’entrer dans ma chambre, je jette un coup d’œil à celle d’Eileen. La porte est toujours fermée. Normalement elle ne devrait même pas exister, mais quand nous avons emménager ma mère a tenu à lui dédier cette pièce et a interdit à quiconque d’y mettre les pieds.
Je croise mon regard vitreux dans le miroir de ma coiffeuse. Le bleu de mes yeux ressort encore plus en cet instant. J’applique ma main fraîche sur mon visage, comme un pansement. Je m’allonge un peu nauséeuse, en fixant mon plafonnier. Mon esprit flotte ailleurs pendant que je me perds dans la contemplation des cristaux blancs. On a retrouvé un semblant de vie normal, mais plus rien ne sera comme avant. Mes parents font comme si rien de tout cela ne s’était produit, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’oublier. Pour ma part je ne le pourrais jamais et j’en ai marre de faire semblant. Sous la surface de toute cette mascarade se cache un mal être bien plus profond. Je suis consciente d’avoir la chance de ne manquer de rien, mais je me sens comme une coquille vide, en particulier depuis que Jayden est parti étudier à l’université. Je ne le vois presque plus et il me manque. Chaque jour se ressemble et je ressens la lassitude d’une existence qui sonne faux. Lorsque Jessica est entrée dans ma vie, ce sentiment s’est apaisé. Mais quelques mois plus tard il est revenu, plus sournois et tenace que jamais. Durant plusieurs années j’ai traîné ce poids invisible derrière moi, comme une épée de Damoclès. Il est temps de changer. J’ai besoin d’un nouveau souffle, et je sais où je peux le trouver.
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