Afrique polaire
Marius contemple la petite feuille de papier kraft sur laquelle Andrésine a noté l’alphabet. Il lit les lettres dessinées par cette main enfantine et se sent tout benêt à tenter de lui expliquer pourquoi le W se prononce « v » et le Y comme un « i ». Sa petite sœur se désintéresse bientôt de l’affaire, préférant barrer son travail d’une croix grasse qu’elle s’amuse alors à élever en trois dimensions.
Cette image éveille un écho en lui : Marius a aussitôt un flash de son rêve de la nuit passé – un fantasme plutôt gore – où sa joueuse de mandoline favorite se transformait peu à peu en hibou géant. Il secoue les épaules pour exorciser ces idées noires. Il faudrait se trouver une occupation plutôt… Le jeune homme s’empare de son harpon et s’extirpe laborieusement de son igloo de fortune en ronchonnant : ce n’est pas qu’il aurait préféré la jungle, mais c’est quand même moins froid là-bas ! Encore la faute au karma s’il se retrouve coincé dans cette situation. La semaine dernière, ils survolaient un désert réputé fréquenté par une population à caractère léonin, et là, paf ! Accident d’avion – coincés en plein sommet enneigé. Un désert, à sa manière. Comment cela s’était-il produit ? Marius avait beau ressasser les images, la réalité lui échappait avec un malin plaisir. Ses souvenirs du crash gravitaient sous une membrane élastique qu’il ne parvenait pas à déchirer.
Mais il n’avait pas le temps de s’inquiéter de cela : il fallait trouver à manger. La couleur du ciel présageait l’approche du soir. Mais comment s’orienter dans cet endroit vide de tout ? Ils avaient vidé les boîtes de conserves emportés avec eux avant que la carlingue prenne feu… Avec un peu de chance, il tomberait sur des animaux nocturnes qui s’aventuraient parfois dans la neige ? Voilà six jours qu’aucun flocon n’était tombé, peut-être cela leur porterait-il – enfin - chance ?
Marius soupira en repensant à sa petite sœur qui commençait à trouver le temps plus que long. Le jeu de l’igloo et des Inuits l’avait bien faite rire les premiers temps, mais le froid avait enfin eut raison de son enthousiasme enfantin. S’il ne trouvait pas vite une solution, il risquait de la voir claquer métaphoriquement la porte à la recherche d’herbe plus verte ailleurs !
Bon, bon, ne pas s’alarmer : il fallait remettre de l’ordre dans ses pensées et réfléchir logiquement. Ils étaient partis à trois, sa petite sœur, son père pilote, et lui-même, copilote. Jusque là, rien de bien méchant : ils étaient habitués à ce genre d’excursions d’une ou deux semaines pendant les vacances scolaires. Mais pour une raison x ou y, le voyage ne s’était pas déroulé comme d’habitude. Une brusque tempête les avait déportés à une bonne dizaine de kilomètres de leur objectif, faisant trembler le petit avion avec un tel talent que ce cher vieux Parkinson aurait sûrement accepté de l’évaluer au dernier stade de décadence, puis ils s’étaient trouvés à court de carburant. Bref…
Marius consulta son petit calendrier de poche pour vérifier les dates : ils avaient décollé le dix août, s’étaient écrasés six jours après… et erraient dans cette lande vide depuis douze jours. Donc, si ses calculs étaient exact, il s’agissait aujourd’hui de la date où il aurait du prendre son long courrier pour Québec, où son nouveau lycée avec internat l’attendait. Alors, s’il s’en sortait, il passerait pour le glandu qui a préféré prolonger ses vacances plutôt que d’arriver à l’heure pour son premier jour de classe. Marius imaginait mal ses petits camarades habitués à du moins cinquante s’attendrir sur son sort d’échoué du Groenland. Surtout qu’il se trouvait sur le continent Africain.
Son père aurait dit (paix à son âme de pilote mort avec son avion) que la vie était comme un restaurant : on avait beau consulter le menu dix fois avant de s’y rendre, c’était toujours le plat qu’on avait choisi qui était en rupture de stock. Ou alors, la table qu’on avait réservée avait été réattribuée à des richards et on se retrouvait casés à côté des toilettes, sur des banquettes en cuir synthétique qui faisaient comme un bruit de pet dès qu’on bougeait un peu. Son père n’aimait pas le restaurant, et surtout pas ceux où l’on passait de la musique techno.
Marius s’arrêta d’un coup. N’était-ce pas une uva, cette petite plante ? Mais il n’était pas du tout au pôle ! A moins que les températures permettent sa poussée sous ses latitudes… Il s’en approcha avec circonspection, craignant presque un mirage – il en était un habitué. Le doute n’était pas permis, il s’agissait bien de l’arbrisseau que son père lui avait montré dans un vieux livre d’images de son enfance. Édition Virginie pour l’explorateur en herbe, troisième publication. Celui qui décrivait le parcours du transsibérien aux chapitres dix-neuf à vingt-sept, avec la description de l’intérieur des wagons en fonction des époques.
Médusé, Marius s’accroupi devant la petite touffe de verdure. Il observa avec émerveillement un papillon aux couleurs ocre y déployer ses ailes avec lenteur. S’il y avait des insectes, il y avait de la nourriture, c’était sûr ! Observant les dessins sur les voiles miniatures, il reconnu le favori de sa sœur : un Xanthie. Mais comment pouvait-il survivre à cette température ? La question le fuit lentement tandis que la ballade favorite d’Andrésine s’élevait, accompagnée de la jolie voix flûtée de la fillette. Yankee Doodle keep it up, Yankee Doodle Dandy… Mind the music and the step…
Il fallait qu’elle voie ce miracle ! Le grand frère leva un bras lourd pour lui faire signe d’approcher.
And every time they shoot it off,
It takes a horn of powder;
It makes a noise like father's gun,
Only a nation louder.
Sa voix se perdit dans les volutes de fumée blanches qui fuyaient ses lèvres. Il ferma les yeux pour ne plus voir ce soleil blanc qui les brûlait de l’éclat de son zénith…
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