Le Chant de la sirène
Sa vue est interdite à tous les autres, les vivants, les respirant, les non-morts et ceux dont l'horloge n'indique pas l'heure d'aller au lit. Ainsi, la sirène nommée Mort murmure ses atouts et de ses griffes, personne ne sut réchapper. Ces mêmes murmures s'intensifient dans une nuit aussi noire que son cœur, de sorte que, tragiquement, toute pauvre créature fuyant son appel se verrait irrémédiablement abattue, et toute forme de pensée, conscience, d'être, de soi, serait anéantie dans la plus froide monotonie en cet exact moment, ce moment où la cloche ne sonne non plus minuit mais cet unique et final instant.
De fait, la Tentatrice des vivants ne daigne tourner ses doux yeux rubis que vers sa plus grande Némésis, son opposée la plus contradictoire : la Vie. Ces deux êtres marchant parmi les étoiles rejettent la logique simple de toute forme d'existence : vivant ou mort. Supposée être à l'origine d'innombrables univers, redoutée être à l'origine de la fin de tout, cette danse fastidieuse brûlant peau, chair, esprit ne devient que l'expression d'une fureur, tâchant de liquide couleur sang toute parcelle de cet univers par effet papillon…
Cette danse du feu inscrite dans tous les êtres, vivants ou non, celle pour laquelle un camp, un choix, un risque doit être pris avec un regard craintif, est un sous-langage contre lequel toutes formes de communications se retrouvent erronées. En conséquence, ce dialecte archaïque, à la facilité d'apprentissage outrageante, peut être compris comme suit : Vivant ou Mort ? Cette même binarité est tamponnée, marquée au fer rouge dans l'ADN, le sang, la chair, les os, les mains, les yeux, le cerveau, l'esprit, l'âme, la morale, le continuum espace-temps de tous les êtres, de toutes les sortes, quels qu'ils soient, où qu'ils soient. Ainsi, ce combat s'anime magnifiquement pour se transformer en un tourbillon incandescent, une sorte de fusion ultime qui ne pouvait, ne peut, ni ne pourra être défaite. Si l'un dit à droite l'autre va à gauche, si l'un crie la gauche l'autre crie la droite et en conséquence toute synchronisation est insoutenable, toute fusion difficile et pourtant… Pourtant ces deux-là dansent, dansent avec rigueur comme des ballerines âgées, expérimentées dont le métier n'a plus de secret, dont le cœur a déjà été donné à la scène… Chaque pas que ces divines existences… Non, pas existences, même pas existences mais autre chose, entre réalité et idéal, mensonge et vérité, quelque chose qui est mais qui n'est pas... Chacun de leurs pas résonne dans la carcasse de nos espoirs pour sonner un glas trop tôt entendu. Chaque tournoiement dantesque brise le cœur, chaque saut féerique arrache nos ailes, chaque déplacement véloce broie tout notre être, chaque salut divin nous fait poser genoux à terre, chaque rideau nous achève…
Tandis que son ennemie approche, la Vie se doit d'être un bouclier, le guetteur aux remparts, le feu contre le froid, la corne réveillant les dormeurs, l'épée dans le noir, ce bouclier se retrouve acculé sous maintenant deux adversaires : le vivant apeuré futur-mort ainsi que la Mort. Chaque petite folle bébête foulant ce stupide cosmos ose essayer, ose ne serait-ce que lever ses petits yeux présomptueux, peureux, peu fiers, effrayés, horrifiés, terrifiés à l'idée d'une mort imminente, pour contempler la pureté, pour attraper la pureté, emprisonner ses ailes dans une cage si grande, si petite, si belle, si moche que même la Mort-vie ne pourrait en réchapper, en résulterait alors une éternité glacis d'une immobilité perpétuellement statique. Tout alors serait absolument immobile si… Si les Sœurs étaient abattues dans leur élan sororicide… Non… Cela ne se peut ni ne se pourra jamais, dans cette réalité ou une autre, dans toute forme d'existence ou de non-existence, dans chaque idée, forme d'idée, chaque être, personne ne possède l'étoile fantasmée d'immortalité, personne ne possède la vie !
Pour toute cause des coups doivent être donnés comme reçus, du sang versé sur les mères parties trop tôt, des vérités dites, des hommes brisés, dans l'éternité de cette douleur ne surgirait alors que la cause, bonne ou mauvaise selon les mœurs, pour toute Rose Solaire des noms doivent être donnés… Ici, le magicien-arnaqueur pourrait ne pas trouver son chemin de la main au chapeau, il pourrait s'écrouler malencontreusement sous le poignard de la justice ou lois cosmiques… Pas dans ce cas… Ni dans aucun cas… Nous… Ne… Pouvons… Posséder… La… Vie.
Et le cœur de certains rit jusqu'à l'agonie tandis qu'ils réalisent que tout est actuellement basé sur un immense prêt à durée indéterminée. Sans un regard la Mort arrive et pose ses talons cruels sur notre visage, tout ainsi part en fumée, tout retourne à la terre comme si rien n'était arrivé ces jours là… Cette Mort réclame son dû, réclame son ennemie… Le bouclier rebelle se brise sous les coups trop tôt donnés tandis qu'une difficile vérité s'apprend. Ainsi, en un micro-instant tout ce qui a été bâti se meurt, se transforme en une poussière éphémère qui s'en va elle aussi, prenant le plus court chemin : d'un point A à un point B, de subsistance à inconsistance, de quelque chose à rien du tout.
L'éternelle question se pose encore et encore martelant le son des tambours dans les oreilles fragiles de toutes choses… En réponse, ces animaux en cage brisent leur échine contre les parois révélatrices, contre ces peurs primordiales, ces peurs qui vous observent dans le noir et dont votre esprit vous détourne maternellement… Enfin, ils retardent l’inéluctable tandis que lui marche pas à pas, déterminé à les avoir, eux, spécifiquement parce qu'il le veut, peut-être par jeu de massacre, par pur plaisir, peut-être, le moins probable, par devoir moral d'abattre un vieux chien qui se bat pour respirer. En l'espace d'une seconde, toute barrière morale ou physique chute, toute forme de logique s'écroule sous un poids de compréhension réticente de la suite numérique : on meurt. Certains courent, d'autres rient, crient, trient, vivent, filent… Cependant le corps et l'esprit s'accordent, résignés à ce qui vient après, résignés à ce qu'il n'y ait pas d'après, à qui tape ensuite à la porte : La Mort.
Parfois, un jour parmi un millier d'autres, quand le Soleil brille, quand le vent est juste, parfois, quand toutes les étoiles de tous les mondes chantent pour nous, le cordon ombilical se ressoude à la Mère-Vie. Alors dans une sécurité paisible, notre corps se fait à l'idée qu'il puisse être baigné d'une lumière enfin maternelle. Je pense, très humblement, que c'est pour ces moments là que nous persistons à respirer. Bien que cela ne dure qu'une dizaine de secondes, tout l'univers semble être à nos pieds, tout nous sourit, ne compte plus alors que l'odeur des roses et la sensation d'être aimé pour accepter ce que j'appelle la paix fatale en notre sein. Pendant le temps d'une douce beauté le bouclier s'abaisse et dévoile notre corps maigrichon.
Mais ce n'est pas encore le moment de l'illumination. Non… Celui-là vient plus tard. Sous un ciel bleu parfait le cerveau traite des milliards de milliards d'informations en une fraction de tout. Là vient le moment. Les récepteurs sensoriels transmettent le message par courant électrique au cerveau qui redirige celui-ci vers une seule et même zone : celle de la douleur.
Mais si ce n'était que ça… Non… Le plus horrible quand on meurt c'est ce bruit, requiem aux âmes parties trop tôt, chant guerrier pour les héros faisant route vers le Walhalla en demi-teinte, ce tempo, unique, simple, est alors le seul rocher dans le torrent du chaos qui entoure alors ses bras autour de notre âme. La harpe en mort joue cette simple mélodie… Cette sorte de sifflement mélodieux parvient alors à nos oreilles par un dédale clair-obscur. Voilà que commence notre route vers l'Enfer. Chaque note se présente comme la fin, la dernière, la seule et unique, un monde s'effondre, l'enfant va au lit, tout disparaît…
Alors voilà que la sirène nommée Mort apparaît pour couler ces merveilleux marins au plus profond des abysses là où n'existe plus que le son du silence. Dans une dernière lueur nos muscles se débandent, nous prenons une grande respiration et nous l'entendons, nous entendons cette unique rhapsodie fantasmagorique, angélique, qui, cette fois-ci, est la porte du Royaume que l'on espérait. Et nous, nous, nous on espère, nous on ne veut pas juste sombrer dans une éternité de néant, nous on la serre fort cette vérité, cette dernière grâce, nous, nous les abandonnés, nous les bientôt rien, nous les déjà plus rien parce qu'ils creusent leurs tombent trop petites là où il ne fallait pas.
Voyez-vous, ce n'est pas le tout de mourir, avant de se résigner, chaque cellule de notre corps s'agrippe, nous lacère ce qui nous reste, nous brûle ce qui ne l'est pas encore, chaque morceau avarié de vie encore en nous s'accroche si intensément, comme un enfant aux jupes de sa mère qui s'apprête à l'abandonner, que ça nous fait mal, qu'à la fin l'on ne peut que supplier pour l'euthanasie. Tout notre être physique devient zone de guerre, la plus vaste terre de conflit, une aire qui ne s'étend non seulement pas d'un monde à un autre mais d'une extrémité à une autre, une arène qui pouvait, et certains cœurs rient jusques à l'agonie, souffrir.
Ainsi, dans une indifférence totale, nous sommes massacrés par la lutte, dans la lutte, pour la lutte. La valse de brasier incendie notre pauvre corps, s'assoit sur notre visage indigne et puis tout s'effondre. Au final, nous n'aurons servi à rien, nous serons oubliés, et rien d'autre n'arrivera, plus qu'une immobilité statique, plus aucune pensée, même pas d'aire sombre où l'on patiente pour l'éternité, rien, juste rien, uniquement le son du silence pour ensuite ne plus rien avoir. Nous contemplons une dernière fois la constellation dans ses yeux or dorés dans la plus grande résignation, ses griffes se closent autour de notre chair, les poumons s'emplissent d'eau, l'enfant s'en va finalement au lit.
Et ce n'est que par un malheureux et désespérant concours de circonstances que j'en suis là…. A l'infime instant, infini dans sa ridicule petitesse… A l'infime instant où le Temps et l'Espace se brisent tous deux, où le vent tourne, brûle et gâte la peau, où le ciel disparaît pour ne laisser place qu'à un immonde vide, silencieux et cruel, où les odeurs de roses, les sensations, la paix… Oui, où la paix devient fatale. J'en suis donc là, à cet instant, unique, spécial, effrayant, où le jugement s'abat et où l'on paie le prix du sang. L'éclair frappe le corps, tout s’électrise en nous, tout avance plus vite et pendant un instant nous pouvons tout voir, tout le dessein, le grand But, tout… Ainsi nous les perdus, les névrosés, les usés, les harassés, les lassés, les exténués, les foutus, les condamnés, les croupissants, nous les presque crevés, les trépassés, les décédés, nous brillons alors des mille feux des Dieux et achevons notre récit de mort comme suit : « Ça y est… C'est fini… C'est tout ce que nous sommes. ».
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