Choisir sa voix
Ma voix, ce n’est pas moi. Je la ressens, je la perçois. Je la devine coincée dans ma gorge ou coulant à flot, c’est selon. Parfois, elle chevrote et mes cordes vibrent au point que j’en ai mal. Parfois, elle éclate d’une force théâtrale que je lui ignorais, dont je ne me rends pas compte. Elle se braque aussi, ça lui arrive : je n’ai plus qu’un minuscule ruisseau asséché qui perce dans les aiguës sans raison. Je ne la maîtrise pas vraiment ; elle s’impose à moi. Comme ça. Sur le caprice du moment.
Ma voix, pourtant, je ne la connais pas. Si on me demandait, je serais incapable de la distinguer.
« Mais tu l’entends, pourtant ! »
Ah, ça oui ! Je l’entends. Chaque jour différemment. Chaque heure, j’en change. À volonté. Hop ! Un petit demi-ton en plus ! Hop ! Deux décibels en moins !
« Là, c’est mieux ? »
« Je ne sais pas. Non, trop dur. Les sons font mal. »
Un petit coup de souris.
« Et maintenant ? »
« La la la ! Ah oui, c’est plus doux. Ouaté. Mettez-moi un peu plus de graves pour voir ? Les chaussettes de l’archiduchesse… »
C’est souple, léger, un peu chouintant mais pas désagréable. Les sons sont plus ronds qu’avant. J’ai l’impression de parler-douceur. Les « e » finaux se perdent et je me demande si je les prononce vraiment ou si ma bouche les articule par habitude mimétique.
« Bon, ça ressemble à d’habitude. Restons comme cela ! »
« D’accord, répétez après moi : un camion… une endive… un voleur… une salade… le repas… la taupe… la tatane… le platane… »
Et voilà. Je sors et j’ai encore changé de voix. Il me faudra peut-être un mois pour m’y habituer.
Driiing driiing !
« Coucou ! Ça va ? Comment s’est passé ton rendez-vous ? »
Une voix grave, enjouée, avec des vibrations un peu floues sur les « ou », une accélération brutale sur les s qui sifflotent dans un aiguë-aiguille.
« Euh, c’est qui ? »
« Ben, c’est moi, Jean ! Tu m’as pas reconnu ? », scande le téléphone.
« Ben non, t’as encore changé de voix. »
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