livre 3 - 14

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J'exagère, car ce diable intarissable parle de tout, sauf de politique. Nos conversations scientifiques, sur des sujets divers, représentent la majeure partie de la salive usée. Comme avec Doron, c'est un affrontement d'esprits acérés et savants. J'adore sa richesse, sa rigueur.

Un soir de pluie, dans un gite glacial du Morvan, je m’effondre, exténué et un peu fiévreux. Nous avions passé la journée sous ce crachin.

Le lendemain, remis, alors que nous tracions vers la forêt d'Orient pas de petites routes interminables, je sens mon Pierri différent. Je conduis, sa main sur le haut de ma cuisse, mais il reste muet. Je n'ai rien remarqué ce matin et, avec ces virages incessants, je n'arrive pas à le regarder.

— Pierri, il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Non ! Ça va.

Sa main malaxe doucement ma chair, déclenchant ces ondes admirables. Son silence contredit son attitude. Je suis désemparé, avec une envie folle de retirer ce qui tourmente mon amant, mon amour.

— C'est rien. J'ai lu trop tard cette nuit.

— Tu as trouvé un bouquin dans le gite ?

— Non…

Décidément, ça ne colle pas. Je sens que cela me concerne, mais en quoi ? J'attends, démuni et inquiet.

— J'ai lu ta thèse !

L'échéance approchait et je devais remettre un premier jet à mon directeur avant la fin du mois. Doron avait tout relu et m'avait fait reprendre des pages entières. Mes dernières semaines, heureusement confinées, étaient passées à cette tâche.

— Ça t'a plu ? L'intrigue est faible, mais les personnages ont une psychologie intéressante…

Ma blague tombe à plat.

Après un long silence, d'une voix que je lui découvre, il démonte méthodiquement mes conclusions. La voiture avance doucement, car mon attention est focalisée sur ce qu'il dit. Rigoureux, implacable. La moitié de mon travail ne tient pas la route. Ni moi, ni mon directeur, pourtant un cador réputé, ni Doron n'avons vu cette faille. Deux ou trois ans de travail à la poubelle. Deux ou trois ans de retard. Jamais…

Je n'en peux plus. Nous traversons un village désert, triste. Je m'arrête sur la place, devant l'église et je m’effondre sur le volant. Ce mec vient de me démontrer que je suis un nul, et je ne lui en veux pas. Une seule envie, pleurer, être ailleurs. Ma tête cliquette dans le vide.

Une main se pose sur mes épaules. Une voix consolatrice se faufile dans mes oreilles.

— Usem, je ne veux pas m’introduire dans ton travail, mais…

Il déroule une autre approche, beaucoup plus pertinente et innovante. Son évidence et son élégance sont étonnantes. Finalement, c'est du travail, mais réalisable sans trop de difficultés.

C'est lumineux, pourtant un malaise sourd en moi. Non seulement Pierri a pris le contrôle de mon âme et de mes sentiments, mais il vient de prendre celui de mon esprit, de mon intelligence. À côté de lui, je ne suis rien. Un moment, je redeviens le gosse de cité, sans rien, regardant les grosses voitures de riches défiler sous le pont, rêvant l'impossible.

C'est insupportable. Je sors précipitamment de la voiture. Je suis en chemise, il pleut, il fait froid. J'ai envie de hurler, de crier mon désespoir. Tout est écroulé.

J'ai les yeux fermés, serrés pour empêcher les larmes de jaillir, car elles emporteraient toute ma vie. Je vacille, je me sens partir.

Deux bras me retiennent. Je m'enfonce en eux, sachant qu'ils m'apportent la consolation. J'entends :

— T'es con !

Alors que ces bras m’enserrent de leur chaleur. Mes larmes sortent enfin, libératrices.

J'ai deux choix. Continuer à vouloir être moi, à diriger et à être responsable de moi ou accepter de me fondre, de partager, de perdre ma liberté. Je n'ai pas le choix. Je rends les armes. Je n'ai plus envie de me battre, juste d'être heureux.

Combien de temps restons-nous sous cette averse glaçante ? Ai-je envie de bouger ? Pierri me ceinture, sans bouger, attendant avec une patience infinie.

La crise passe. Je m’apaise et je peux enfin lever les yeux vers lui. Je suis sûr qu'il me fixait ainsi depuis le début.

— Excuse-moi. Je ne sais pas ce qui..

Ses lèvres m’empêchent de poursuivre. À peine les a-t-il posées qu'on entend :

— Pouvez pas aller faire vos cochonneries ailleurs ?

Le seul passant de la journée est un grincheux !

Comme deux gamins, nous nous serrons plus fort, nous tripotant ostensiblement les fesses, exagérant notre étreinte, avant de nous enfuir dans la voiture où nous éclatons de rire.

Le chauffage et la clim à fond ont tôt fait de nous sécher. Le rugissement des ventilateurs empêche toute conversation. C'est bien.

Le reste de la journée, Pierri reste silencieux, ce qui est très troublant pour moi. D’un autre côté, cela me permet de ruminer ce qui vient de se passer.

Lors du retour, c’est moi qui parle, le laissant conduire. Il écoute. Il ne répond pas, ne commente pas, mais je sais qu’il est attentif au moindre mot, à la moindre hésitation.

J’ai commencé à lâcher prise avec l’épisode du confinement à l’ActiveX. Mon rapprochement, devenu nécessaire avec Doron, était le premier pas. C’est là que j’ai abandonné ma vie de gamin. La rencontre avec Pierri a renforcé ce besoin de partage. Pour les sentiments, j’étais donc prêt à desserrer, à oublier ma vie dissolue à la recherche d’un orgasme. Travailler, penser avec les autres, je l’ai toujours fait. Mais, ma thèse, c’est ma création, mon apport à l’humanité, minuscule pour elle, important pour moi. Cette remise en question est déstabilisante. Maintenant, c’est tellement évident ce qu’il propose, que je ne peux que suivre ses conseils. Ce ne seront pas mes idées, mais le résultat d’une confrontation entre deux esprits. Je peux enfin tourner la tête vers lui.

J’attends sa réaction. J’entends juste :

— T’es con !

Ce n’est pas plus compliqué que cela. J’entre dans ce nouveau monde entouré de Doron et de Pierri.

***



C’est dur de devenir un adulte, de perdre son omnipotence ! Cela a été pareil pour toi ?

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