La muse (imaginaire, et onirique) de Stendahl.
Il a suffi qu’Étienne en parle, le retour dix ans en arrière, en première, tout m’est instantanément revenu en tête, je me suis souvenu avoir pensé ‘Punaise, la brique !’, puis que j'aurais pu trouver un résumé complet et les analyses du texte sur Gogol, mais le diable est dans les détails, et mon prof de français était un vicieux, il m’aurait coincé sur l’un d’entre eux, pas le choix…
Probablement pour les avoir lues et relues quatre ou cinq fois, à l’époque, avant de me lancer, les premières lignes ont même ressurgi de ma mémoire.
Comme le truc légèrement perturbant qui avait suivi, en fait.
2014
‘’La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté…’’ Jamais foutu un pied dans ce coin de France… ‘’Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges, s’étendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités’’… C’est le bled, quoi. ‘’Le Doubs coule…à quelques centaines de pieds… au-dessous de ses forti…fications bâties jadis par les Espagnols’’… Des Espagnols dans les Alpes ? ‘’et main…tenant ruin...’’. Zzzzzzz…
— Tu comprends mon dilemme, Jérémie ? m’avait demandé Julien, soudain assis à côté de moi sur mon lit…
Qui n’était pas mon lit, en fait, dans cette chambre qui n’était pas ma chambre. Mais c’est quoi, ces vieux meubles hideux ? Il n’y avait pas que ça, le tatouage fait à mes dix-huit ans est absent de mon poignet, et je me ronge toujours les ongles… Toute cette situation est trop bizarre… À moins que… Oooh ! Un rêve lucide, c’est donc possible ?
— Gné ?
— Cet emploi de précepteur… les enfants sont horribles, Monsieur de Rênal est un homme infect, seule sa délicieuse épouse… Je la désire, et je sais que le sentiment est mutuel.
— Ben, t’as qu’à te la faire, mec.
— Que veux-tu dire ?
— Euh… séduis-la… La promenade sous les tilleuls verts, c’est juste bon quand on a dix-sept ans et qu’on n’est pas sérieux… Je veux dire, donne-lui ce que son vieux mari fait probablement mal et trop mollement, mais qu’un autre homme, plus vigoureux…
— Commettre le péché de chair ? Qu’est-ce qu’un lycéen de ton âge peut bien y connaitre ?
— Le péché ! Roooh… Tout de suite les grands mots, tout le monde le fait, Julien ! Différemment, chacun à sa manière, mais le principe est universel, et au tien, tu sais tout de même deux ou trois trucs, genre que l’endurance et la vigueur sont des clés du plaisir, les zones érogènes du corps féminin… de tous les corps, en fait. Puis que les MILF et les mecs plus jeunes…
— Les… ? Mais de quoi parles-tu ? Et de toute manière, je ne saurais comment…
— Je ne vais tout de même pas, moi, te faire tout découvrir à… à quoi, vingt-cinq ans ? La sensibilité d’un téton, tout ça… Soit, viens, ouvre ta chemise, j’en reviens juste pas de faire ceci, mais bon… ai-je lâché, en parfait altruiste désintéressé, bien sûr.
Ce qui était devenu banal pour moi, avec Baptiste et Léo, dans les salles de classe désertes du lycée, était clairement nouveau pour Julien ! Ses yeux, un moment dans la vague, sont revenus sur moi avec un regard différent… Une chose en a amené une autre…
— C’est donc cela, a-t-il ahané, essoufflé, allongé sur le dos, à côté de moi, les dents et les doigts encore serrés sur l’oreiller. ‘’Oh, bon sang, je t’ai souillé, j’ai abusé de ton innocence…’’
— Très relative, je te rassure, ai-je soupiré. ‘’Et oui, c’est donc cela… N’était que la physiologie féminine est légèrement différente, et qu’une approche plus… classiquement frontale serait… mieux reçue par ta chère Louise.’’
— Foin des bocks et de la limonade, il nous faut célébrer, absinthe pour toi aussi ? a clamé Julien, avec un grand sourire victorieux, en me retrouvant quelques jours plus tard à une terrasse, ombragée par ces foutus tilleuls verts, de la promenade.
— Célébrer ? Là, j’ai toujours dix-sept ans, Julien, et les libertés que je m’accorde en privé par rapport à la morale n’incluent pas encore la consommation d’alcool en public...
— Soit ! Garçon, une limonade et une bière, a-t-il crié au pingouin, pour revenir à moi. ‘’Nous célébrons en effet… la soirée délicieuse que j’ai passée avec mon aimée, et la nuit qui l’a suivie ! C’était effectivement différent d’avec toi, mais elle a semblé être satisfaite de ma prestation ! Plus encore que le tien, le lit de style Empire des Rênal a tangué et les ressorts ont grincé !’’
— Tu sais qu’elle ne quittera pas son mari, non ? ai-je perfidement grogné, pour un peu souffler son enthousiasme soudain légèrement irritant.
— Bah ! Il y a plein de poissons dans la mer, et je me sens comme un albatros gourmand qui vient juste de déployer ses ailes.
— Euh… Qui êtes-vous, et qu’avez-vous fait du romantique Julien ? Sérieux, mec, je pense qu’on t’a entendu jusqu’au bar, mais bon… Heureux pour toi, ai-je chuchoté, pour ne pas pouvoir échapper ensuite au récit à peine édulcoré, et un peu embarrassant, de ses prouesses de la veille qui, dimanche prochain, feront rougir le confesseur d’une certaine bourgeoise décidément peu farouche… Il a vidé son verre, a pompeusement déclamé "Le prédateur ailé prend son envol, les morues" et est reparti, me plantant là.
— Excusez-moi, mon garçon, je me présente, Henri Beyle, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre votre conversation - l’histoire de votre si séduisant ami qui n’est pas loin de la trame d’un roman - et peut-être un peu aussi la mention de l’aide que vous lui avez charitablement apportée, a dit un quarantenaire aux joues couvertes d’une pilosité incongrue, car sans barbe ni moustache, qui a rapproché sa chaise de la mienne, avant de poser une main intrusive sur ma cuisse et suavement murmurer ‘’ Vous semblez être intimes… M’en diriez-vous plus ?’’
— Aaaaah ! Non, pas ça… avais-je crié.
— Ça va, Jérémie ? C’est si horrible, le Rouge et le Noir ? avait demandé ma sœur, en passant la tête à l’entrée de ma chambre IKEA, pour me fixer, assis sur mon lit Björksnäs garanti sans grincement, le livre ouvert sur le ventre.
Je me suis endormi dès la première page, ça promet…
— Ouf, je suis revenu… Et oui, ça va mieux, là, t’inquiète.
2024
J’ai soigneusement évité tous les Julien qui croisaient mon chemin, renoncé à un emploi prometteur chez Sorel Industries, et naturellement, je n’ai plus jamais rien lu de Stendahl ! Tout comme je n’ai plus jamais fait de songe aussi prégnant, ou en tout cas, aucun dont je me souvienne encore dix ans plus tard… Mais, question : quelle part d’un rêve lucide contrôle-t-on vraiment, en fait ?
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