Nouveau départ
Le réveil avait déjà sonné deux fois. Et par deux fois, on lui avait bien fait comprendre à quel point on le détestait pour ce rôle de tortionnaire. L’heure du lever avait été repoussée, encore et toujours, comme chaque matin. À la troisième tentative du petit appareil qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, Elena maugréa et ouvrit enfin ses paupières ensuquées et lourdes. Elle avait mal dormi. Elle avait peu dormi. Son corps était courbaturé et son esprit encore flou. Elle se sentait vaseuse mais elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Rentrer trop tard, faire la fête avec ses amies, voilà ce qui jalonnait son nouveau train de vie depuis quelques mois. L’envie était trop facile, les lendemains, beaucoup moins.
Elle se leva péniblement et, après un premier pas sur le plancher, elle se prit le pied dans un tas de vêtements qui traînaient. « Au moins, j’ai eu la décence de ne pas dormir tout habillée pour une fois, » pensa-t-elle. « À moins que ce ne soit mes fringues de la semaine dernière… »
Ses tempes la martelaient lui rappelant sa soirée arrosée. Ses souvenirs étaient vaporeux, faits de flashs de lumière, d’éclats de voix et de rire. Rien de concret.
Elle se frotta le visage avant de se diriger vers sa kitchenette pour se préparer un café auquel elle ajoutait toujours un sachet de sucre vanillé. Un vieux rituel instillé au fil des ans par sa grand-mère. Le parfum lui rappelait toujours les moments agréables passés en sa compagnie mais lui rappelait aussi la souffrance liée à sa perte trois ans plus tôt. Elle continuait à boire ce café à la vanille en son souvenir.
Tout en sirotant sa boisson matinale, le regard d’Elena fut attiré par le paysage urbain à travers la fenêtre. Rien à voir avec les collines verdoyantes qui entouraient la maison familiale. Elle avait coupé les ponts avec ses parents depuis déjà cinq mois et ce petit studio de banlieue avait été la seule chose qu’elle ait pu s’offrir avec 19 ans en poche et un petit boulot de serveuse au restaurant du coin de la rue. Elle ne pouvait pas prétendre à mieux. À moins d’être fille à papa, ce qu’elle n’était pas et aurait détesté être.
Le contrecoup de sa soirée survint alors qu’elle dégustait son café dans le calme matinal et que le soleil aveuglant se reflétait sur l’acier et les vitres des gratte-ciels du centre-ville. Une vague d’inquiétude face à son avenir remonta sournoisement jusqu’à la surface. C’était toujours au lendemain de fête qu’elle se remettait en question, qu’elle se répétait qu’elle valait mieux que tout ça. Elena savait qu’une part d’elle était forte lorsque la situation l’exigeait, lorsqu’elle avait décidé de prendre le taureau par les cornes. Mais par période de plus en plus rapprochée une autre partie d’elle-même tirait les ficelles de sa vie, l’angoissant à la moindre occasion de se lancer dans un projet, lui faisant croire qu’elle était trop faible et trop nulle, que personne ne voudrait de son talent et que le mieux était qu’elle se laisse guider par ses amis fêtards.
Avant que la nausée et les idées noires ne l’engloutissent, elle se ressaisit, termina sa tasse fumante et corsée avant de la poser dans l’évier déjà bien garni de vaisselle, et se rendit rapidement en direction de sa salle de bains dans l’intention de se débarbouiller. En chemin, son œil glissa sur le chevalet où reposait sa dernière peinture en date qu’elle n’avait jamais eue le cœur d’achever. Par terre, contre le mur, des dizaines d’autres prenaient la poussière, finies ou non, déchirées par un cutter ou défigurées par un jet rageur de peinture pour la cacher, par honte ou désespoir.
Au-dessus du lit, une banderole faite maison était accrochée : « 18 ans, adieu Maman, vive la liberté et les copains ! » Selon son humeur, soit elle adorait son mantra soit elle avait tout simplement envie de le brûler. Aujourd’hui, elle avait le bourdon. C’était donc le second choix qui primait mais elle n’était pas en état de faire quoi que ce soit pour s’en débarrasser.
D’un geste machinal, elle attacha ses longs cheveux blonds avec le chouchou qu’elle portait constamment autour de son poignet lorsqu’elle ne l’utilisait pas. Au moins, elle l’avait toujours sous la main le cas échéant et cela évitait de le perdre ou d’avoir à le chercher dans la pagaille monstre de son appartement.
Elena enjamba son sac de piscine qui entravait le couloir et se rendit enfin dans la salle de bains. Sous l’eau du lavabo, la fraîcheur fut salvatrice, revigorante. Le miroir de style art moderne en forme de bris de glace déstructurés lui renvoya un long visage fatigué et divisé sur chacun des morceaux. Elle dû se pencher au-dessus du lavabo et se rapprocher au plus près de l’un d’eux pour apparaître entièrement. Sa peau lui apparut plus pâle que d’ordinaire, et ses pommettes plus saillantes. D’horribles cernes marquaient ses grands yeux clairs et son maquillage avait coulé. « Voilà que je suis un panda, manquait plus que ça ! » Elle tira sur un disque de coton dont l’emballage en plastique était accroché au mur par une ficelle. Elle farfouilla dans le placard sous l’évier à la recherche d’un produit démaquillant mais ce mouvement raviva son malaise et sa tête tangua. Elle se releva pour s’agripper au rebord en émail et jura contre elle-même. « Plus jamais d’alcool pour moi. » Elle le pensait sur le moment mais savait qu’il était inutile d’en faire une promesse car elle ne la tiendrait pas.
Son regard se focalisa sur l’un des morceaux du miroir jusqu’à ce que le monde finisse de tournoyer. Elle distingua alors le reflet de la peinture accrochée dans son couloir. Une reproduction de qualité de « Las Meninas » de Diego Velásquez, son peintre préféré. Son inspirateur. Son maître. Elle avait découvert ses œuvres lors d’une sortie scolaire en Espagne à l'âge de 12 ans et était tombée folle amoureuse de sa technique d’ombre et de lumière, de son trait de pinceau si précis et si réaliste. C’était devant ce tableau de « Las Meninas » qu’elle avait scellé son destin d’autrefois et qu’elle s’était promis de débuter des études d’arts après le lycée. Résultats des courses, elle se retrouvait à servir des steaks-frites-salades à des clients toujours mécontents, et à griffonner des esquisses sans valeur sur un vieux carnet rabougri le temps de sa courte pause entre deux services. « Si tu continues dans cette voie, jamais tu n’arriveras à la cheville de Velásquez. »
« Las Meninas. » Un tournant dans sa vie. Jamais Elena n’avait autant été sûre de son choix de carrière. Que s’était-il passé ? Où était passée cette fille pleine de projets et d’audace, cette fille prête à en découdre avec le monde et dont la vie aurait pu faire l’objet d’une grandiose autobiographie ?
Elle se démaquilla consciencieusement, retirant toute trace de sa soirée, toute trace de la fille qu’elle avait été hier soir. Elena ne pouvait pas continuer sur cette pente. Métro, boulot, fiesta, dodo. Ce n’était pas une vie, pas celle à laquelle elle aspirait. Elle devait se ressaisir, retrouver le goût des choses. Ne pas se laisser guider par les autres. Reprendre sa vie et ses rêves en main. Tout simplement.
Elle soupira profondément pour chasser toutes ses pensées qui la tiraillaient de droite et de gauche et qui la faisaient douter d’elle et de ses décisions. Elle retira son pyjama gris et rose dont le haut à capuche portait des oreilles de chat, puis passa sous la douche. Si le café devait être à la vanille, le gel douche, lui, devait sentir la fleur d’oranger. Été comme hiver, Elena n’en changeait jamais. Telle une fourmi, elle en avait tout un stock dans son armoire. Son shampoing, quant à lui, était à l’eau de coco et à l’aloe vera depuis qu’elle avait pris une douche chez une amie un lendemain de fête et qu’une bouteille trônait sur le porte-savon de la cabine en verre.
Elena traîna sous l’eau bien chaude jusqu’à ce que sa peau rougisse et que le bout de ses doigts se fripe. En sortant, elle se rendit compte qu’elle n’avait ni serviette ni peignoir à portée de main. « Quelle merde ! » Elle traversa rapidement son couloir jusqu’à sa chambre en grelottant et faillit glisser sur le carrelage. Elle se rattrapa de justesse au chambranle, le cœur battant et l’estomac vrillé, puis enjamba de nouveau son sac de piscine au lieu de le pousser dans un coin où il ne risquait plus de la gêner. Elle fouilla dans le placard et trouva la dernière serviette propre sous un tas d’autres déjà utilisées. Tout en se frictionnant pour se sécher, elle sortit déjà de quoi s’habiller pour le reste de la journée déjà bien entamée. Une chance qu’elle ne travaillait que pour le service du soir.
Elle enfila un jean skinny délavé et un large t-shirt blanc avec de fausses éclaboussures de peinture multicolores qui lui dénudait une épaule et sur lequel était inscrit « Je ne suis pas parfaite, mais je suis peintre et c’est presque pareil. »
Ce t-shirt était un cadeau de son frère Mathieu, le dernier, avant qu’il ne décède dans un accident de voiture il y a six mois, durant un tour de circuit. Sa passion l’avait tué. Était-ce pour ça qu’elle buvait ? Était-ce pour ça qu’elle s’éloignait de ses projets artistiques et du reste de sa famille ? Avait-elle peur que ses propres passions la tuent à son tour d’une certaine manière ? Elle s’observa de pied en cape devant le grand miroir de sa chambre. Son frère lui avait offert ce t-shirt parce qu’il croyait en elle plus que tout, parce qu’il l’aimait et qu’il voulait lui faire comprendre qu’il la soutenait. Son regard se brouilla. Il lui manquait atrocement et elle n’était qu’une idiote. Elle n’oublierait jamais les dernières paroles qu’elle lui avait dites sous la colère et qu’elle regretterait tout le restant de ses jours car elle n’en croyait pas un traitre mot. « Tu as toujours eu ce que tu voulais, toi le chouchou des parents, alors que moi personne ne me soutient à la maison, tout le monde s’en fout ! »
Elle se laissa tomber sur son lit. Elle broyait tellement de noir qu’elle n’était pas loin de la dépression. Toute sa vie partait peu à peu en lambeaux. Tout ce à quoi elle s’était accrochée au fil des ans avait disparu. Elle se sentait seule. Si seule.
Dans le cadre photo posé sur la table de chevet, on y voyait une Elena pleine de joie qui faisait la grimace pour faire rire son photographe amateur qui n’était autre que son ex petit ami de l’époque. Elena fronça les sourcils ce qui fit rouler une larme sur sa joue. Elle avait de la peine à se souvenir de cette journée. C’était au zoo, l’an dernier, avec Axel et Mathieu. La photo avait été prise à côté de la fontaine qui bordait l’enclos des manchots. Mais c’était à peu près tout ce dont elle se remémorait. Elle récupéra le cadre, le retourna et en sortit la photo. Elle était pliée de telle façon à ce qu’on ne voit plus qu’elle mais en lui rendant sa forme d’origine, Mathieu apparut à ses côtés, deux doigts levés en signe de victoire. Une fois l’image recomposée, des souvenirs ressurgirent. La jeune femme se rendit compte qu’elle avait presque oublié le visage de son frère, sa voix, ses petites manies. Elle avait voulu tirer un trait sur lui, sur ses parents, sur sa propre vie pour éviter de souffrir. Pourtant, rien n’y faisait vraiment. Son cœur et son esprit n’étaient pas totalement hermétiques. Et ses substituts pour y arriver la détruisaient à petit feu.
Elle était partie pour faire son deuil, pour arpenter de nouveaux horizons. Mais au final, elle s’était éloignée de tout et surtout d’elle-même. C’était sa faute si elle se sentait seule.
Elle récupéra son téléphone portable. Sur l’écran d’accueil s’affichaient ses deux meilleures amies levant des verres en boite de nuit. « Stop, fini tout ça ! » Elle se rendit dans les paramètres pour effacer la photo et la remplacer par une sur laquelle toute sa famille était attablée dans le jardin autour d’un barbecue.
Après quelques secondes d’hésitation, elle finit par appeler sa mère qu’elle n’avait plus eue au bout du fil depuis des mois.
— Elena, ma chérie. Tu vas bien ?
Elle essuya ses larmes d’un revers de main.
— Je peux passer ?
— Bien sûr, voyons.
— Tu as toujours mes papiers d’inscription pour l’école des Beaux-arts ?
— Ils sont restés dans ta chambre ici. Ton père et moi n’y avons pas touché.
— OK. À tout à l’heure.
Elle raccrocha sans autre forme de procès, puis appela son patron pour lui expliquer qu’elle ne pourrait pas venir travailler ce soir, qu’elle était malade. Elena prépara ensuite un petit sac de voyage pour y fourrer quelques-unes de ses affaires qui lui permettraient de rester chez ses parents quelques jours, le temps d’envoyer une lettre de démission au restaurant en bonne et due forme. Vêtements, trousse d’hygiène, quelques sachets de sucre vanillé, maillot de bain, et carnets de croquis avec crayons et fusain. Elle était parée.
Elena glissa la photo du zoo dans la poche arrière de son jeans avec son portable et ferma son sac de sport lorsqu’elle repéra un flyer qui dépassait de la petite poche intérieure. C’était une salle d’exposition qui proposait le vernissage de nouveaux talents à faire connaître au grand public. Une découverte de Mathieu qui lui en avait fait tout de suite part. Elle avisa le nombre de toiles posées contre le mur et surtout leur piètre qualité. Dans le lot, elle n’aurait pu en présenter qu’un ou deux, ce qui n’était pas exceptionnel. Pourtant, elle reprit son téléphone et composa le numéro sans réfléchir. Après quelques sonneries, une voix d’homme répondit.
— Studio Plume d’Ange, Bruno à votre écoute.
Elena sentit son corps trembler. Sa voix hésita à franchir la barrière de ses lèvres.
— Allo ? répéta-t-il.
— Heu… oui, excusez-moi de vous déranger. J’aurais aimé connaître la date de la prochaine exposition, s’il vous plait.
— Nous venons de conclure la dernière la semaine passée. La prochaine ne sera pas avant trois mois.
Parviendrait-elle à peindre quelques petites toiles dans ce si court laps de temps ? « Tu peux le faire et tu le sais. »
— Est-il encore possible de s’inscrire ?
— Oh, vous êtes une artiste en herbe si je comprends bien ?
— Disons que je me défends. Comment dois-je procéder ?
— Venez déjà nous déposer l’une de vos œuvres pour que notre comité valide ou non votre droit d’exposer, accompagnée d’une lettre de présentation sur vous-même et sur votre parcours ainsi qu’un résumé introduisant votre œuvre choisie. Si vous êtes sélectionnée, nous reprendrons contact avec vous.
Elena avait du pain sur la planche, elle en était conscience. Mais c’était l’occasion de rebondir, de se prouver qu’elle était faite pour ça et qu’elle en avait les épaules.
— Très bien. Quand puis-je passer ?
— Demain, 10 h.
— Je serai là. Merci à vous. Bonne journée.
Un large sourire s’esquissa sur le doux visage d’Elena même si son cœur battait d’angoisse.
« Ça va aller. Tu es la meilleure ! »
Elle récupéra son sac et sa veste, puis quitta l’appartement. Une fois sur le trottoir elle respira à pleins poumons. Un poids s’était libéré en son sein. Elle regarda un instant vers la gauche en direction du restaurant qui s’érigeait au coin de la rue. Elena lui tourna le dos et remonta la rue vers la droite. C’était là-bas que son avenir allait se jouer.
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