Sous L'Influence
Marie est une figure complexe, qui a su marier beauté, talent et charisme avec une habileté rare. Son physique impeccable, presque irréel, attire immédiatement l'attention. Ses traits délicats et son regard perçant créent une impression de mystère, d’inaccessible. Lorsqu'elle entre dans une pièce, tous les regards se tournent vers elle, captivés par sa présence, sa prestance, son élégance. Son charme n'est qu'un outil parmi d'autres, qu'elle utilise avec une précision calculée pour s'imposer, dans la vie et surtout dans les cercles littéraires et sociaux. Elle ne cherche pas à plaire pour plaire, mais à manipuler les perceptions des autres, à les amadouer, à les amener à voir ce qu'elle veut qu'ils voient.
Son génie pour l’écriture est indéniable. Chaque livre publié est acclamé comme un chef-d'œuvre, une exploration profonde des émotions humaines, souvent liées à la souffrance, à la perte, ou à la quête de sens. Ce qui distingue Marie d'autres écrivains, c'est sa capacité à pénétrer l'âme de ses lecteurs, à toucher des cordes sensibles en piégeant le lecteur dans sa toile finement tissée. Elle maîtrise l'art de jouer avec les sentiments, d'amplifier les angoisses, de tristesse ou de peur. Ses récits ne sont pas simplement des histoires, mais des expériences émotionnelles qui laissent des traces.
Cependant, derrière cette façade de succès et de reconnaissance, Marie cache une insatisfaction profonde. Chaque nouveau roman, chaque nouvelle publication, ne sont pour elle que des étapes de plus dans une quête infinie. Elle ressent un besoin constant de repousser ses limites, de se réinventer pour rester au sommet, en le poussant toujours plus haut, pour ne jamais devenir obsolète aux yeux du public et de la critique. Marie est une perfectionniste, et pour elle, l'idée de faillir est insupportable. Dans le monde littéraire sans pitié, elle sait qu’un seul faux pas, un échec ou une œuvre moins admirable, pourrait faire vaciller l'empire qu'elle a méticuleusement construit autour de son nom. C’est inconcevable pour elle. C'est pourquoi elle s’oblige sans cesse à dépasser ses propres frontières, à rechercher des sujets plus intenses, plus dramatiques, quitte à puiser dans des expériences humaines extrêmes et à manipuler ceux qui l’entourent pour nourrir son art.
Le caractère de Marie est marqué par une ambivalence fascinante. D'un côté, elle sait parfaitement captiver grâce aux qualités qu’elle met en avant. Mais, de l'autre, elle est froide, calculatrice et profondément égocentrée. Marie ne cherche pas à aimer ou à être aimée de façon authentique. Pour elle, les relations sont des instruments, des moyens de parvenir à ses fins. Elle sait comment se rendre indispensable, comment jouer sur les failles émotionnelles des autres pour obtenir ce qu'elle veut. Ses amis, ses amants, ses collaborateurs deviennent des pions dans son jeu, des figures secondaires dans la grande œuvre qu'elle construit.
Sa jeunesse, marquée par des moments d'isolement et de solitude, a forgé cette personnalité dure et complexe. Dès son plus jeune âge, elle a compris que son apparence et son esprit étaient des atouts qu’elle pourrait utiliser pour atteindre ses objectifs. Ses parents, souvent absents ou distants, l’ont amenée à compter uniquement sur elle-même. L’absence de véritables liens affectifs, de tendresse ou de soutien, a contribué à son détachement émotionnel. Sa vie était construite autour de la vengeance : elle n’avait pas existé aux yeux de ses parents, elle existerait aux yeux du monde entier. Marie n’a jamais été celle qui cherchait à se fondre dans la masse ou à se lier à autrui de manière véritable. Au contraire, elle a appris à se construire seule et à utiliser ses failles du passé comme un moyen d’atteindre le sommet.
Son entourage, généralement sous son emprise, est composé de personnes qui l’admirent sans jamais voir la vérité derrière son masque. Elle crée des liens, mais ceux-ci sont superficiels, destinés à la nourrir, à la servir. Elle ne possède pas de véritable amie, pas de confidente, car la seule personne à qui elle accorde de l’importance, c’est elle-même. La manipulation qu’elle exerce est subtile, mais profonde, utilisant des techniques de séduction psychologique pour diriger les autres. Elle n’hésite pas à exploiter les vulnérabilités de ceux qui l’entourent, qu’il s’agisse de ses admirateurs, de ses collègues ou de ses proches, afin de les amener à se sacrifier, inconsciemment, pour entretenir son propre succès.
Marie est un monstre d’ambition dissimulé sous des apparences de douceur et de grâce. Elle voit le monde à travers un prisme utilitaire, un terrain de jeu où les émotions humaines sont les pièces d’un puzzle qu’elle assemble pour créer l’œuvre parfaite, quitte à détruire ceux qui se trouvent sur son chemin. Dans son esprit, l’art justifie dorénavant tous les moyens et la souffrance des autres est un mal nécessaire pour alimenter sa quête de génie, son bonheur tant mérité.
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Marie était toujours à l'affût d'une nouvelle histoire, d'une nouvelle inspiration, alors quand Paul arriva dans son entourage, elle sentit immédiatement qu'il pouvait devenir quelque chose de bien plus grand. Elle avait toujours l’intuition, le tact pour trouver qui, quand et pourquoi utiliser telle ou telle personne.
Paul était un jeune écrivain, plein de promesses et d'ambition, mais un jeune homme dont les doutes et les souffrances étaient palpables et lui procuraient, dès les premières minutes de leur rencontre, une intense excitation.
Lors d'une soirée littéraire où Marie était à l’honneur. Paul, tout juste diplômé en lettres, faisait partie de ces jeunes écrivains qui cherchaient à se faire un nom, à séduire les critiques. Il était élégant et beau, certes, mais son regard trahissait une sorte de timidité, presque maladive. Son admiration pour Marie était évidente. Elle se rendit immédiatement compte de l’intérêt qu’il lui portait et de ses faiblesses. Dès les premiers mots qu'il échangea avec elle, Marie sentit une opportunité qui s'ouvrait. Il était tout ce qu'elle recherchait : sensible, aspirant à quelque chose de plus grand et prêt à se perdre pour atteindre son but.
C’est elle qui engagea la conversation.
« Alors, Paul, qu'est-ce qui vous incite à écrire ? » demanda-t-elle, perçant déjà sa carapace fragile. Elle paraissait si douce, si intéressée.
Paul baissa les yeux, visiblement gêné « J’ai... j’ai toujours eu ce besoin de... comprendre le monde, vous savez ? D’exprimer ce que les autres ressentent, ce que je ressens... Mais, parfois, je me demande si ça en vaut vraiment la peine. »
Marie sourit intérieurement. Il venait de lui livrer exactement ce qu’elle attendait : un accès direct à ses doutes, une ouverture à sa fragilité. Elle n’eut même pas à insister. C’était presque trop facile.
« Vous êtes jeune, Paul. Vous avez toute la vie devant vous. Peut-être qu’il vous manque juste une... véritable raison d’écrire. Une passion qui vous dépasse. »
Il la regarda, curieux. « Une raison... » répéta-t-il, il ne s’était jamais posé la question d’une raison, l’écriture était pour lui une envie. « Vous voulez dire… une source bâtie sur une histoire personnelle ? »
Marie hocha doucement la tête. « Précisément. L’écriture, Paul, c’est plus que de simples mots. C’est un exutoire. Il faut puiser dans ses failles les plus profondes, dans ses peurs et ses blessures... C’est ainsi qu’on atteint les vérités universelles. »
Paul la fixa, quasiment hypnotisé. « Vous croyez vraiment ça ? »
Marie sourit, « Je n’ai jamais écrit une histoire sans avoir souffert pour la raconter. Croyez-moi, chaque écrivain doit se sacrifier pour ses mots. »
Elle savait qu’elle avait fait mouche. Il restait penseur, sans mots, il n’avait jamais vu les choses sous cet angle-là. Il était déjà sous son influence. Nul besoin d’aller plus loin, désormais, il lui appartenait. Elle lui laissa sa carte et partit sans un au-revoir.
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Il avait trouvé l’audace de lui envoyer un message pour la remercier pour ses précieux conseils. Elle avait saisi immédiatement l’opportunité et lui proposa de se retrouver autour d’un verre pour l’aider à trouver son potentiel, sa force littéraire. Il en fut ravi, comme un grand privilégié.
Marie l'invitait à des dîners littéraires, à des discussions en tête-à-tête, des rendez-vous où elle parvenait à extraire de lui des confidences qu'il n'avait jamais partagées avec quiconque. Elle était un miroir qui lui renvoyait l’image d’un artiste en quête de perfection, mais dans lequel se dissimulaient ses démons intérieurs.
Les semaines suivantes, elle se montra de plus en plus présente dans sa vie. Un après-midi, alors qu'ils se promenaient dans un parc, Marie l’encouragea à parler de ses rêves brisés. Elle savait que l’ouverture de ses blessures était la clé de tout « Paul, racontez-moi. Vous êtes si jeune, et pourtant vous semblez... rempli de vieilles blessures. Quelle est la douleur qui vous habite ? »
Paul se figea un instant. « J’ai toujours voulu être un écrivain reconnu, mais j’ai l’impression de tourner en rond. Je n’arrive pas à trouver ma voix. Et je... je me sens souvent incompris»
Marie posa une main légère sur son bras, comme pour apaiser ses tourments. « Mais c’est exactement ça, Paul. C’est ce désarroi qui fera de vous un grand auteur. C’est votre lutte contre l’insignifiance qui vous rendra spécial. Il faut l’exploiter ».
Paul la regarda, perplexe, cependant il était sous le charme de ses mots. « Mais... comment ? » demanda-t-il, une lueur d’espoir dans le regard.
Marie pencha légèrement la tête. « En vivant cette douleur. En vous abandonnant à elle. Laissez-la vous envahir Paul. C’est quand vous vous laissez détruire que vous pourrez créer et revivre dans votre art. »
Elle savait qu’elle avait trouvé la porte d’entrée. Paul se mit à lui confier de plus en plus de détails personnels : son enfance, ses échecs amoureux, ses luttes intérieures. Chaque petit morceau de sa souffrance devenait pour elle un matériau précieux. Marie savait parfaitement ce qu’elle faisait : elle tissait lentement sa toile, faisant de lui sa marionnette.
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Plus les jours passent, plus Paul se laisse influencer par ses conseils. Il commence à prendre des décisions de plus en plus risquées : des choix dans sa vie personnelle qui fragilisent au fil du temps son équilibre. Il met de côté ses amis, ses passions, et se concentre exclusivement sur l’écriture, alimenté par les idées de Marie. A chaque doute, elle est là pour lui tendre une main rassurante.
Un jour, dans une petite librairie où ils se retrouvaient souvent, Paul lui parle d’un projet de roman qu’il a en tête.
« Ce roman racontera l’histoire d’Adrian, un homme dont la vie basculera après la perte brutale de sa sœur jumelle dans un accident. En proie à un vide émotionnel insupportable, il entreprend une quête intérieure pour retrouver son identité, perdue dans un tourbillon d’angoisse. À travers ses rencontres avec des personnages qui ignorent ou minimisent sa souffrance, Adrian cherche à comprendre ce qui reste de lui-même, tout en luttant contre un monde qui ne semble pas comprendre le poids de son deuil. Ce récit plongera dans les profondeurs de la solitude, de l’isolement et de la quête de sens après une perte dévastatrice », lui explique-t-il avec enthousiasme, les yeux brillants.
Marie le fixe, un sourire discret aux lèvres. « C’est parfait. Mais, pour écrire une telle histoire, Paul, vous devez vivre cette perte. Ne vous arrêtez pas à la surface. Allez jusqu’au bout de vos limites. »
Il hésite, seulement un instant. Il a confiance en elle. « Jusqu’où ? » demande-t-il, presque comme une prière.
Marie le regarde droit dans les yeux, d'une froideur parfaite. « Jusqu’au bout, Paul, vous n’avez rien à perdre, tout à gagner. »
Le jeune écrivain, dans son désir de se réaliser, ne cerne pas encore la malveillance de Marie. Il a trouvé son mentor, c’est la seule chose qui compte. Il retrouve ses rêves inavoués de gloire, il se sent prêt à vivre cette aventure au côté de Marie.
Chaque mot qu’elle prononce semble le guider dans une spirale de souffrance, qu’il doit transformer en inspiration. Elle le pousse à s’ouvrir, à se livrer sans retenue, l’incitant à chercher l’intensité à tout prix. Paul, aveuglé par son admiration, se perd progressivement dans ce tourbillon de douleur qu’elle a su créer autour de lui. Ses émotions, ses crises, deviennent des outils entre les mains de l’auteure, des éléments d’une histoire qu’elle façonne avec une précision diabolique.
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À mesure que leur relation s’intensifie, Paul s’éloigne dangereusement de la réalité, à perdre pied. Marie est comme un chef d’orchestre qui observe ses musiciens. Son seul désir : qu’ils jouent leur dernier acte tragique. Les heures de discussion, les encouragements à se dévoiler, à se couper du monde, semblent enfin produire leurs fruits. Paul, autrefois plein d’entrain et d’espoir, se perd dans la confusion et le désespoir. Marie ne montre aucune émotion face à ce déclin, elle ne cesse de l’encourager à trouver sa voix dans l’écriture par la douleur. Elle reste calme, contrôlée, concentrée sur une seule chose : son propre roman. L’œuvre qu’elle crée, une fois publiée, sera l’ultime reconnaissance de son génie.
Un soir, alors qu’ils se retrouvent dans le salon élégant de Marie, les lumières tamisées, les bouteilles de vin presque vides, Paul lui confie, sa voix brisée par l’épuisement :
« Marie… je... je ne sais plus où je vais. Tout ce que je fais semble… faillir. J'ai l'impression que plus j'essaie d’écrire, plus je m'éloigne de moi-même. »
Marie l'observe d’un regard profond, presque insondable. Elle prend une gorgée de vin, puis repose délicatement le verre, comme si elle savourait la profondeur de ses mots. « C’est normal, Paul. Vous êtes en train de creuser, de vous perdre pour mieux vous retrouver. C’est exactement comme cela qu’il faut procéder pour créer. Vous êtes sur le chemin de la réussite, soyez patient.»
Paul la fixe, les yeux remplis de désespoir. « Mais à quel prix, Marie ? À quel prix ? »
Il se lève brusquement, les mains tremblantes. « Je m’éloigne de tout ce qui compte pour moi. De mes amis, de mes rêves... Je suis en train de m’anéantir et toutes ses souffrances ne semblent pas m’aider à écrire, je stagne… mon roman n’avance pas malgré mon travail acharné»
Elle plonge son regard dans le sien, une intensité troublante illuminant son regard, et un sourire à peine esquissé vient adoucir l’impitoyable autorité de sa voix. « Paul, vous êtes trop pressé. Savez-vous où réside le génie ? Dans l’abandon total. Pas dans la maîtrise calculée ni dans la retenue prudente. L’écriture, c’est une offrande, c’est un sacrifice, une perte de soi. Une déconstruction méthodique, jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’autre que la vérité brute. »
Elle marque une pause, mais ses yeux ne le quittent pas une seconde, comme si elle sondait son âme. « Et vous, que faites-vous ? Vous hésitez. Vous tergiversez. Vous vous flagellez comme un pénitent en quête d’absolution. La réalité, c’est que vous manquez de foi. En vous, en votre propre talent. Vous êtes sur le point de franchir un seuil monumental, mais vous n’osez pas. Vous le sentez pourtant, n’est-ce pas ? Cette énergie brûlante, ce potentiel qui palpite au fond de vous, qui ne demande qu’à éclater. Au lieu de l’embrasser, vous reculez. Vous doutez. »
Sa voix baisse d’un ton, devenant presque un murmure, chaque mot tombe cependant avec une précision implacable. « Pourquoi vous infligez-vous cela ? Arrêtez ! Laissez tomber ce poids inutile que vous traînez derrière vous. La seule chose qui vous retient, c’est vous-même. Vous pouvez maintenant transformer cette douleur bien ancrée en vous. Le génie exige qu’on lui ouvre la voie, qu’on le libère. Alors, osez. Oubliez toutes ces questions qui vous empêchent d’avancer. Devenez ce que vous êtes destiné à devenir. »
Paul ferme les yeux, comme s’il cherchait à s’accrocher à ses derniers morceaux de lucidité. « Mais je me sens... détruit. C’est trop. »
Marie se lève lentement et s’approche de lui, posant une main sur son épaule d’un geste autant rassurant que possessif. « Vous ne comprenez pas, Paul. Ce que vous ressentez en ce moment est précieux. C'est ce que tout artiste doit vivre. Ne vous arrêtez pas. Ne vous arrêtez jamais » Paul baisse la tête, ses larmes commençant à briller dans la lumière. « Et si je ne m’en remets jamais ? Et si je ne retrouvais jamais la paix ? »
Marie incline légèrement la tête, un sourire froid. « La paix vous attend Paul, mais seulement après avoir traversé ce processus de création, seulement après avoir extériorisé votre douleur, l’avoir mise en mots, comme une nécessité pour apaiser le tumulte intérieur qui vous habite. »
Elle savait que ses mots étaient les mots parfaits. Elle savait que Paul s'enfonçait davantage, qu'il était déjà au fond de son propre tourment. C'était exactement ce qu'elle recherchait.
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Le lendemain, Paul se traîne jusqu’à l’appartement de Marie, son esprit englué dans un désarroi qu’il ne parvenait plus à dissiper. Son corps plie sous le poids d’une fatigue accumulée pendant ses nuits d’insomnie, mais également d’épuisement plus profond, plus essentiel. Ses pensées s’embrouillent, confuses, désordonnées.
En entrant chez elle, Paul ressent un frisson de malaise, comme si chaque objet de la pièce, chaque ombre, conspirent contre lui. L’appartement semble n’avoir jamais changé, froid, parfait, une extension de Marie elle-même. Elle l’attend, droite, imposante dans son calme apparent. Comme un éclair qui s’impose à lui, il la voit maintenant différemment. Ce n’est plus de la sérénité qu’elle dégage. C’est de la maîtrise, un contrôle absolu qu’elle exerce sur tout : sur l’espace, sur ses mots, et sur lui.
Il s’assoit sans attendre d’invitation, incapable de tenir debout plus longtemps. Ses mains tremblent légèrement, et son regard, fuyant, s’accrochent à des détails insignifiants de la pièce : il a peur de croiser le sien. Sa respiration est erratique, comme s’il cherchait à contenir une panique grandissante. En lui, une vérité brutale prend forme : Marie l’utilisait. Elle n’avait jamais été son alliée. Tout ce qu’il vivait, tout ce qu’il ressentait, avait été orchestré, nourri, exacerbé. Au milieu de ce chaos mental, une idée obsédante : Marie n’est pas ce qu’elle prétend être. Tout ce qu’elle a dit, tout ce qu’elle a fait pour lui, porte désormais la marque d’une intention cachée, d’un dessein cruel qu’il commence à discerner.
Elle l’accueille, souriante. Une expression si douce et polie qu’elle aurait pu paraître sincère à n’importe qui. Paul voit à travers ce masque maintenant. Ce sourire n’est pas un accueil ; c’est un triomphe. Il est brisé, exactement comme elle l’a décidé depuis leur rencontre.
Quand elle parle, sa voix douce et presque compatissante résonne comme une lame dans son esprit. « Paul, vous paraissez fatigué », dit-elle, et ces mots qu’il aurait autrefois entendus comme une preuve d’attention prennent à présent une tout autre signification.
Elle voit son état, ses cernes, ses mains vacillantes, et elle s’en réjouit. Elle se nourrit de sa désolation. C’est là toute la vérité de leur relation.
Paul inspire profondément, tente de rassembler ses forces. Sa voix, lorsqu’il parle, est basse, tremblante, chargée d’une douleur qu’il ne contient plus. « Je suis... vide, Marie. Je ne sais plus qui je suis. J’ai tout sacrifié, et il ne me reste rien. » Ses mains se crispent sur ses genoux, comme s'il tentait de s'accrocher à un fragment de stabilité dans un monde qui s’écroule autour de lui. Il s’accroche encore à l’espoir, persuadé que sa détresse lui joue des tours, qu’elle ne peut pas être ce monstre que son esprit commence à entrevoir.
Marie le regarde longuement. Elle pose son stylo avec une lenteur calculée, chaque geste mesuré, chaque mouvement empreint de cette froideur méthodique. « Vous n’avez plus rien, Paul ? » dit-elle finalement, sur un ton faussement compatissant. « Mais vous êtes plus riche que jamais. Vos souffrances, vos doutes… c’est la matière pure de l’écrivain. »
Paul ressent une gêne qu’il n’arrive pas encore à saisir pleinement. Ce n’est pas une prise de conscience nette, mais plutôt une série de petites sensations qui s’accumulent en lui. Chaque parole de Marie, chaque regard qu’elle posait sur lui, paraissent imprégnés d’une satisfaction tranquille face à son désespoir. Ce sourire qu’elle lui offre, cet intérêt qu’elle porte à ses tourments, le perturbent de plus en plus. Pourquoi se réjouir ainsi de son mal-être, de ses doutes, de sa fatigue ?
Il a le sentiment qu’elle se nourrit de sa fragilité, qu’il est devenu pour elle une sorte de spectacle. Cette idée, bien qu’indistincte, s’insinue en lui, l’inquiétant sans qu’il puisse encore en saisir la pleine portée.
Marie continue, sa voix douce et mesurée : « Ce que vous appelez la perte, je l'appelle l’inspiration. C’est dans ce désordre que naît l’art véritable. Vous êtes un sacrifice, Paul. Un sacrifice pour l’art. »
Elle répète ce qu’elle avait déjà dit : « Vos souffrances, vos doutes… c’est la matière pure de l’écrivain …»
Ces mots le frappent comme un coup de poignard. Tout ce qu’il a traversé – les nuits sans sommeil, la solitude, les doutes qui l’avaient rongé de l’intérieur – est prévu.
C’est sa matière pure à elle…
Elle se lève et s’approche lentement de lui, s’agenouillant avec une tendresse feinte, comme pour adoucir l’horreur de ses paroles. « Une fois que vous aurez tout donné, je prendrai tout ce qui restera », murmure-t-elle. « Votre calvaire deviendra l’âme de mon livre. Vous serez immortalisé à travers mon œuvre. »
Paul sent son monde s’effondrer. Sa vie, ses douleurs, ce qu’il croyait être son combat personnel, ne sont pour Marie que des moyens d’atteindre ses propres ambitions. Il n’est pas un artiste aux yeux de Marie, ni même un homme. Il n’est qu’une source d’inspiration, un être qu’elle a patiemment façonné avec soin pour l’ériger en tremplin vers sa propre gloire littéraire.
La descente de Paul fut aussi silencieuse qu’implacable. Jour après jour, il se perdait un peu plus, noyé dans une mer de désespoir où Marie était la seule lumière, mais une lumière glaciale et distante, l’attirant toujours plus profondément dans la tourmente. Il avait tenté de se raccrocher aux bribes de son existence, de se convaincre qu’il pourrait un jour retrouver sa liberté.
Un soir, après une énième nuit à écrire sous pression, Paul, épuisé, rédigea son dernier mot. Puis, dans un geste fatal, il se laissa engloutir par l'obscurité en ingérant une boîte de somnifères.
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Marie, lorsqu'elle apprit la nouvelle, resta calme, presque indifférente. Son regard glissa sur les nouvelles qui circulaient, mais rien ne troubla sa tranquillité. Elle savait que ce moment viendrait, qu'il finirait par se perdre sous le poids de tout ce qu’elle avait semé en lui. Elle n’éprouvait ni culpabilité, ni pitié. Sa disparition était uniquement la conséquence d’un processus créatif parfaitement orchestré. Elle prit une feuille de papier et, sans hésitation, commença à écrire.
Les mots qu’elle choisit étaient glacials, méthodiques, décrivant le déclin de Paul comme si elle racontait une histoire lointaine. Elle détaillait la lente détérioration de son esprit, sa perte de contrôle, ses dernières pensées qui flottaient dans la brume de la dépression. Elle écrivait sur sa souffrance, sur ses faiblesses, sur la fin inéluctable, tout cela avec une froideur clinique, comme si elle rédigeait un rapport médical. Les dernières heures de Paul étaient un spectacle, et elle, l’observatrice parfaite, n’avait plus qu’à consigner ce qu’elle avait vu.
Dans l’introduction du roman, elle écrivit :
« L’artiste, dans sa quête de vérité, se livre à un sacrifice suprême. Ce roman est le témoignage d’un homme qui, au sommet de sa douleur, a offert son âme à l’art, sans réserve, sans retour. »
Elle n’évoqua jamais la cruauté derrière chaque phrase, ni l’emprise qu’elle avait exercée sur lui. Dans son récit, Paul n’était qu’un héros tragique, un martyr de la littérature. Elle n’avait pas besoin d’expliquer les détails de la vérité, car dans son esprit, tout était justifié.
Le roman, une fois publié, eut un succès immédiat. La critique littéraire se jeta dessus avec ferveur, qualifiant le livre de chef-d’œuvre brut, de plongée poignante dans les abysses de l’âme humaine. Les mots de Marie touchaient profondément chaque lecteur, ses phrases se frayant un chemin droit au cœur. Paul, le jeune écrivain, était devenu une légende posthume. Les admirateurs de Marie se pressaient pour féliciter l’écrivaine, louant son génie, sa capacité à transformer la souffrance en beauté pure. Ils étaient bouleversés, émerveillés par la profondeur du récit, sans jamais se douter de l’horreur qui se cachait derrière chaque mot. Ils n’avaient d’yeux que pour le résultat final, l’accomplissement qui allait les accompagner longtemps, les marquer, les faire réfléchir sur la condition humaine.
Les interviews, les rencontres avec les médias, les discours sur la douleur de l’écrivain et le processus créatif se succédaient. Marie brillait sous les projecteurs, saluée comme une grande maîtresse de la littérature. Chaque mot qu’elle prononçait était écouté avec une adoration quasi religieuse. Elle se présentait comme une visionnaire, une âme supérieure qui avait compris les méandres les plus sombres de l'âme humaine.
Pour Marie, tout était parfait. Le roman était son triomphe. Les critiques parlaient d’elle comme de l’une des plus grandes voix littéraires contemporaines. Elle se laissait porter par cette vague de reconnaissance, savourant le goût de la victoire.
Elle avait de nouveau trouvé la proie idéale et maintenant, elle pouvait se regarder dans le miroir, satisfaite.
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