Chapitre Sixième : Anniversaire

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Une vaste étendue de terres désolées, stériles, à jamais privées de la lumière d’un soleil, éternellement froides, voilà ce qu’étaient les Enfers, voilà ce qu’était sa maison depuis que Nakãra l’avait recueillie et prise sous son aile. Chizu restait pensive, assise sur le toit du manoir, sa tête dodelinait et son regard se perdait au loin. Aujourd’hui, cela faisait six ans déjà que la déesse du Mal jouait le rôle de sa mère, une mère difficile à satisfaire, qui montrait rarement son amour, et surtout semblait craindre la moindre marque d’affection, voire les considérait comme des preuves de faiblesse et les méprisait. La jeune fille s’en moquait, elle appréciait cette nouvelle vie que Nakãra lui avait offerte. Aujourd’hui, elle se préparait à fêter son seizième anniversaire, ce n’était pas la vraie date, mais c’est ce qu’elles avaient décidé d’un commun accord. Elle se demandait ce que sa mère lui réservait cette année.

Chizu se laissa glisser jusqu’au bord de la toiture puis sauta dans le vide. Les sorts installés par la déesse du Mal s’activèrent et permirent à la jeune fille d’atteindre le sol, aussi légèrement qu’une plume emportée par le vent. Les astres noirs, qui emplissaient la voute céleste des Enfers, tels d’obscurs soleils, servaient de repères temporels aux connaisseurs, leur position permettait de savoir l’heure avec précision. Elle avait eu beaucoup de mal à son arrivée, mais désormais Chizu maitrisait, elle aussi, la technique et, à en croire leur agencement actuel, il devait être midi. À cette heure-ci, Nakãra se trouvait vraisemblablement dans sa baignoire, à se prélasser dans une eau assez chaude pour brûler vif un humain. Les portes du manoir s’ouvrirent pour la laisser passer, elle pénétra dans la bâtisse puis, se faufila jusqu’au troisième étage, prête à surprendre sa mère.

Où que son regard se porte, d’ignobles barreaux se dressaient et gâchaient son horizon. Voilà à quoi elle était désormais réduite, une prisonnière, dans son propre esprit. Peu importe combien de fois elle essayait, son corps refusait de lui répondre, il ne lui appartenait plus, il se mouvait selon la volonté de ceux qui l'avaient vaincue. Elle avait pourtant été si proche de réussir, de mettre enfin un terme à cette lutte, mais il avait fallu que l’autre ancestrale s’en mêle. Certes, elle avait provoqué le duel, mais il était nécessaire, il fallait détourner l’attention de Dévandra, afin de mener à bien le plan. Tant d’années de planification, de sacrifices, tout avait volé en éclats, à cause d’un simple fragment d’une arme détruite plusieurs siècles auparavant. Cruelle ironie, Kao et elle avaient brisé leur arme respective d’un commun accord, promesse de ne plus faire couler le sang de l’autre, chacun avait ensuite emporté un morceau de la lame de l’autre. Si à cette époque elle avait su où ça la conduirait, jamais elle n’aurait accepté un tel marché. Elle souffla et s’allongea sur le sol, un espoir subsistait, malgré sa blessure, elle avait pu récupérer ce qu’elle souhaitait lors de sa visite de courtoisie à l’Empire Ancestral et, Zaefan savait ce qu’il devait faire.

À pas de velours, la jeune fille se glissa dans la chambre de sa mère et jeta un rapide coup d’œil en direction de la salle de bain, la porte était ouverte, l’eau ne coulait pas et il n’y avait pas de vapeur. Nakãra n’y était pas, c’était inhabituel, mais ce n’était pas la première fois, les habitudes n’étaient ni des obligations ni des automatismes. Chizu partit inspecter la baignoire, peut-être avait-elle juste écourté son bain, cependant, elle était aussi sèche que le cadavre d’un démon. Où pouvait bien être sa mère ? Elle ne pouvait pas avoir oublié la date du jour. Une petite table attira le regard de la jeune fille, d’ordinaire il n’y en avait pas, dessus attendait sagement un paquet accompagné d’une lettre, elle lui était adressée. Elle la déplia. Il ne s’agissait pas de l’écriture de Nakãra, mais la lettre avait été écrite en son nom, à l’attention de sa fille. Le contenu, inattendu, la laissait perplexe, et pourquoi ne pas la lui remettre en main propre ? Cela avait-il un rapport avec son comportement de la veille ? À travers la plume d’un autre, sa mère lui disait qu’elle ne voulait plus s’occuper d’elle, qu’il lui fallait donc partir des Enfers et trouver refuge chez Kao. Des larmes coulaient des yeux vairons de la jeune Chizu. Elle ne comprenait pas, sa mère adorée la reniait, le jour de son anniversaire ? Mais elle lui offrait malgré tout un cadeau ? Elle ouvrit le petit coffret et dévoila une chaine sans pendentif et un curieux fragment de métal blanc. Elle le referma, sécha ses larmes et le glissa dans une poche. Elle allait retrouver la déesse et exiger des explications. D’abord s’agissait-il de la retrouver.

Le silence qui régnait dans le manoir, et son absence dans la salle de bain, menaient à une même conclusion, Nakãra se trouvait au Palais, certainement assise sur son trône, en train de donner des directives à ses démons. Chizu avait deux solutions pour s’y rendre, la première l’obligeait à marcher, mais la route lui permettrait peut-être de réorganiser ses idées, la seconde consistait à utiliser la porte magique. La jeune fille voulait ses réponses maintenant, elle décida d’utiliser le téléporteur. Elle se rendit dans la salle des portails de la maison et se laissa aspirer par la membrane magique. Elle disparut, puis fut rematérialisée au sein du château.

Assise sur son trône, Nakãra dominait la salle, ses yeux, de cuivre et d’argent, observaient le spectacle des démons qui s’affairaient avec satisfaction. Ce monde était sien, prêt à obéir au moindre de ses désirs, à exécuter chacune de ses volontés. Ses jambes, croisées, reposaient sur un des accoudoirs tandis qu’elle sirotait ce que les humains appelaient un cocktail. Elle les méprisait, mais cette création était agréable à consommer. La déesse souffla, une ombre planait sur ses épaules, quelqu’un savait qu’elle n’était plus qui elle prétendait être. Zaefan s’était échappé avant qu’elle ne puisse l’éliminer, heureusement les autres démons étaient bien trop stupides pour le croire et lui porter assistance, il se retrouvait donc sans alliés face à une divinité. Non, deux divinités, contrôlant le corps d’une troisième. Voilà qui était une drôle de situation. Les deux locataires de Nakãra rirent à l’unisson, au sein de son esprit ils fomentaient déjà leurs prochaines actions.

— Quelle est notre prochaine cible ? questionna la voix féminine.

— Je pense qu’il serait de bon ton d’éliminer la gamine, c’est un jouet inutile qui a fait son temps.

— Je la sens se déplacer sur notre domaine, comme une vermine rampante. Tu as raison, éliminons cette humaine.

— Puis viendra le temps de réduire à néant le Mereti.

Les couloirs du Palais changeaient sans cesse de disposition, Nakãra s’amusait de voir ses, rares, invités se perdre dans leurs méandres, Chizu aussi riait de cette farce habituellement. Mais pas aujourd’hui, elle était pressée.

— Trêve de plaisanteries, guidez-moi jusqu’à la salle du trône, intima-t-elle.

Les murs craquèrent, vibrèrent, rugirent, elle les fusilla du regard, puis enfin ils obéirent, se mouvèrent et se réorganisèrent afin de la mener jusqu’à la déesse du Mal. La jeune fille suivit le chemin qui s’ouvrait à elle, l’emprunta et déboucha enfin derrière sa mère. Cette dernière ne l’avait pas encore perçue, surprise, elle se retourna lorsque son enfant parla, arborant un visage rieur accompagné d’un regard inquiétant. Chizu ne remarqua pas immédiatement la couleur inhabituelle de ses iris, elle expliqua alors innocemment la raison de sa venue et exigea, pour la première fois de sa vie, des explications.

Nakãra paraissait calme, mais dans son esprit un combat avait débuté, il opposait la déesse à ceux qui la contrôlaient. Ils n’avaient qu’un désir, qu’une volonté, en voyant la jeune fille, l’écraser comme un insecte, mettre un terme à sa misérable vie, mais la déesse du Mal luttait pour les contrer, elle se refusait à délaisser celle qu’elle avait recueillie, pas aujourd’hui, pas en cette journée si précieuse.

Elle délaissa l’assise de son trône, s’approcha de Chizu et planta son regard dans le sien. L’enfant comprit, ce n’était pas normal, rien de tout ceci ne l’était, les événements de la veille, l’absence de bain, et ces yeux de cuivre et d’argent, elle voulut reculer, mais déjà la déesse lui avait empoigné le cou, menaçant de l’étouffer aussi sec. Elle serrait avec tant de force que la jeune fille parvenait à peine à déglutir. Elle la souleva avec aisance et admira cette poupée qui semblait aussi fragile qu’un fétu de paille.

— Tu, exiges ? À qui crois-tu t’adresser vermine ? ricana la déesse.

Chizu ne pouvait répondre, le souffle lui manquait et la main autour de sa gorge ne faiblissait pas. Elle sentait la mort l’étreindre de ses bras froids, ses souvenirs se rappelaient à elle. Elle chutait, elle n’aurait su dire de quelle hauteur, elle voyait le sol se rapprocher à toute vitesse, il était sombre, noir, terrifiant, ce n’était pourtant qu’une simple chaussée en goudron. Elle s’y écrasa, elle se souvint de la sensation de ses os qui se brisaient au contact de cette route froide et dure, de la douleur qui la traversa et de son impossibilité de bouger. Elle était brisée, elle voulait crier pour appeler à l’aide mais ses forces l’abandonnaient déjà, ses poumons s’emplissaient de sang, elle était condamnée, et les passants l’ignoraient. Le temps se figea, autour d’elle plus rien ne bougeait, et c’est alors qu’elle la vit, majestueuse, grandiose, elle dégageait une aura, inquiétante, de pouvoir absolu. Son regard déterminé rendait tout possible. L’apparition s’accroupit aux côtés de Chizu, elle se présenta comme Nakãra et proposa de la sauver, à la condition qu’elle accepte ensuite de la suivre et de lui obéir. La jeune fille n’avait alors que dix ans, elle cligna des yeux en signe de consentement, puis la déesse apposa ses mains sur son corps en miettes et le soigna.

La poigne s’affaiblit et Chizu parvint de nouveau à respirer, elle ne pouvait savoir ce qu’il se passait dans l’esprit de Nakãra, mais la lutte interne faisait rage, et la déesse était parvenue à décrocher une victoire, qui, aussi mineure soit-elle, venait de sauver sa fille. Ses pupilles redevinrent noires, elle avait repris le contrôle.

— Écoute-moi, mon enfant, souffla-t-elle, je n’ai plus beaucoup de temps, je suis en train de mobiliser la majorité de ma force en ce moment même, pour te parler et te sauver.

— Mè-ère ? C’est bien toi ?

— Plus pour longtemps, ricana une voix masculine distordue.

— Chizu, tout va bien se passer, tu verras, sourit la déesse, maintenant prête attention à mes instructions. Tu devras faire vite.

— D’accord, pleurait la jeune fille.

— Garde ton cadeau, retrouve l’ancestral que nous avons capturé et rejoins Kao.

— Kao ? Je le croyais notre ennemi, pourquoi irais-je avec lui ?

— Il saura te protéger.

Nakãra ferma les yeux et téléporta Chizu au loin, au beau milieu des Enfers, elle était confiante, sa fille était forte et elle ne serait pas seule. Maintenant elle devait retarder ceux qui la contrôlaient le plus longtemps possible. Elle marcha avec difficulté, presque comme un pantin désarticulé, jusqu’à son trône, elle fit appel à la puissance qu’il renfermait et incanta :

— Vern nharkeji li sorn. Vern Raito, Shidesu, let Nakãra ekhnijan uyémahlaki.

Le siège démoniaque s’agita, trembla, se secoua, un râle court et sinistre s’en échappa et il se tut. Une sphère ténébreuse apparut entre les mains de la déesse et grossit alors qu’elle continuait à psalmodier, quand elle s’arrêta l’orbe ténébreux l’englobait. Cette prison sphérique était une des fiertés de Nakãra, en temps normal nul ennemi ne pouvait s’en libérer, même Kao n’avait jamais réussi, mais cette fois la situation était différente, elle savait que le sort ne tiendrait que peu de temps, il fallait juste que ce soit assez, assez pour que Chizu accomplisse sa mission et se mette à l’abri.

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