Chapitre Quinzième : Chizu
L’imposant cube se dressait toujours au centre du hall. Si Darava ne s’était pas réfugié en son sein, emportant Mya au passage, il aurait drapé Murkhata d’un immense sourire. Murkhata narguait le dieu, son précieux trésor protégé par ses murs imprenables.
— Que comptes-tu faire désormais, Kao. Vas-tu me supplier de libérer ma proie ? le railla-t-il.
Kao resta silencieux. Son mutisme était presque un aveu d’échec. Ne venait-il pas de perdre sa protégée face aux Antiques ? Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Le comble était qu’il ne pouvait pas se servir de ses pouvoirs pour extirper Mya des entrailles de Murkhata. Car si le dieu était en grande partie insensible aux pouvoirs de ces êtres, l’inverse était tout aussi vrai. En l’attaquant de front, avec toute sa puissance, il risquait plus de blesser, voire tuer, la jeune femme.
D’un autre côté, il devait avancer pour arrêter les Créateurs. Le sort du Mereti en dépendait. Pouvait-il risquer autant pour Mya ? Le dilemme restait cependant plus complexe que la comparaison entre une vie et celle d’un monde entier. Si cela avait été si simple, Kao ne se serait pas posé de questions, il aurait fait ce qui était juste, la jeune Ancestrale n’aurait été qu’un simple dommage collatéral, une regrettable perte. Malheureusement, elle était plus que cela. Et malgré son apparente froideur, Kao n’était pas qu’un être de raison, des sentiments l’habitaient.
Il fut tiré de son mutisme par Chizu. Pour elle, seule Nakãra importait, et si elle était venue jusqu’ici c’était pour la libérer de l’emprise de Raito et Shidesu. Elle comptait bien le faire comprendre à Kao.
— On attend quoi ? Je sens la présence de Mère.
— Nous devons d’abord libérer Mya et vaincre Murkhata.
— Il suffit de l’oblitérer avec tes pouvoirs, non ?
— Je ne peux pas prendre le risque de la tuer. D’autre part les Antiques sont immortels.
— On fait quoi alors ?
— Nous ouvrons le cube.
Murkhata était en réalité proche d’un casse-tête infini, composé d’une multitude d’énigmes. Chaque fois qu’une était résolue, il s’ouvrait et, en dévoilait une nouvelle. C’est ainsi qu’il attirait et piégeait ses victimes, qui sombraient lentement dans la folie tandis qu’il dévorait leur lucidité. Ainsi, le plan de Kao comportait le risque de finir hystérique, mais il ne voyait aucune alternative. Qui plus est, il était confiant dans sa capacité à protéger Chizu du pouvoir de l’Antique.
— N’avais-tu pas déclaré ne pas vouloir jouer, Kao ? grinça Murkhata.
Lorsqu’il avait tenté de trouver Mya et Chizu, le dieu en avait profité pour étudier les parois du cube. Il avait pu se faire une idée de la première devinette qu’il lui faudrait résoudre. Les glyphes, qui les parcouraient, formaient une phrase en abyssien. Si sa théorie était correcte, il lui suffirait de la prononcer à voix haute afin de franchir le premier obstacle.
Ignorant les moqueries de l’Antique, le dieu tourna autour de ce dernier, et assembla un à un les mots dans son esprit. Leur signification ne lui plaisait guère. Il ne voulait les prononcer, car le faire leur donnerait substance. Mais s’il voulait sauver Mya, il n’avait guère le choix, et Murkhata s’en amusait.
— Nakãra niyatikna ferh xiknij, soupira-t-il.
— Nakãra est destinée à mourir, craqua joyeusement le cube.
Les rouages internes de Murkhata se mirent en mouvement une nouvelle fois. Il grinça, gronda, les parois s’écartèrent dévoilant ses entrailles sombres. Une silhouette s’y tenait en son centre, immobile. Elle attendait. Patiemment. Sans un bruit. Semblable à une mante religieuse, prête à faucher sa proie imprudente, lorsqu’elle serait assez proche.
— Bravo, s’exclama l’Antique, me voilà éventré ! Pour la peine, je vous ai préparé une petite surprise. Elle est un peu précipitée car vous avez été bien rapide, mais je pense qu’elle saura vous satisfaire malgré tout.
Intriguée, impatiente, Chizu s’avança. Elle voulait atteindre Nakãra au plus vite. Quoi qu’il en coûte.
L’ombre resta figée.
L’air se glaça, plus encore qu’il ne l’était.
L’acier chanta. Chizu avait bondi, dégainant ses dagues au passage, sur la silhouette. Ses yeux vairons s’étaient emplis d’une haine farouche. Cet obstacle sur son chemin devait tomber. Mais, en un éclair, l’autre para et dévia l’attaque de la jeune fille. Leurs regards se croisèrent. Les pupilles vairons firent face aux prunelles de Mya. Chizu se raidit, Mya était son adversaire. Ses pensées fusèrent. Elle ne voulait pas la tuer ; après tout, elle n’avait rien contre elle. Pourtant, si elle se dressait sur sa route, il le faudrait. Kao en serait sûrement attristé. Tant pis, il s’en remettrait. Cela ne serait pas la première personne qu’il verrait mourir. Quand on est immortel, ne sommes-nous pas condamnés à cela ?
Tournant sur elle-même, Chizu essaya de prendre Mya de vitesse. Si elle parvenait à lui infliger une blessure importante, peut-être pourrait-elle la mettre hors de combat sans lui ôter la vie ? Et que faisait Kao ? Elle profita de sa pirouette pour tenter de le trouver. Il avait disparu.
De justesse elle esquiva une attaque de l’Ancestrale. Elle ne se souvenait pas d’une telle rapidité de sa part lors des entrainements. Mya semblait animée par une rage folle. Que se passait-il dans sa tête ? Avait-elle seulement conscience de cet affrontement ? Ou alors pensait-elle se battre contre un ennemi ? Peut-être considérait-elle Chizu comme telle ? Elle venait des Enfers. Elle était la fille, certes adoptive, de Nakãra. La déesse qui cherchait à les détruire depuis toujours. Celle qui avait orchestré l’enlèvement de Copédra. Celle qui avait provoqué l’empoisonnement d’Isis. Celle qui l’avait obligée à fuir son monde. D’une certaine manière, Nakãra était l’origine de tous les maux de Mya. Il devenait alors logique qu’elle désire se venger en éliminant Chizu. Non. Cela ne collait pas. Cela ne correspondait pas à la personne qu’elle avait pu observer dans le manoir de Kao. À la jeune femme qu’elle avait appris à connaître au fil de ces derniers mois.
Les Créateurs avaient pris leur temps pour agir. Aux côtés de Kao, Chizu et Mya en profitèrent pour s’entrainer longuement, renforcer leurs liens, apprendre à se connaitre et se comprendre. Parfois cela fut complexe. Leurs univers, leur passé, étaient trop différents. Leur éducation aussi. Chacune avait appris à haïr les origines de l’autre. Pourtant, plus le temps passait, plus elles parvenaient à trouver des intérêts communs, à partager des craintes enfouies. Leurs rêves aussi se ressemblaient quelquefois. Toutes les deux n’aspiraient qu’à retrouver la routine de leur ancienne vie.
Lorsque Kao ne leur enseignait rien, il les autorisait à parcourir son manoir de fond en comble. En de rares occasions, il les laissait même sortir de son enceinte. Mais jamais en dehors de la forêt qu’il avait placé sous sa protection. Le terrain de jeu restait conséquent, et Chizu qui n’avait connu que la grisaille désertique des Enfers s’émerveillait de chaque instant. Patiemment Mya partageait son propre savoir de la faune et de la flore qui les entouraient. Du moins ce qu’elle avait retenu, des rares fois où elle ne s’était pas endormie, détail qu’elle ne partagea pas avec la jeune fille aux yeux vairons.
Durant leurs escapades, il leur arrivait de se percher en haut d’un arbre et d’admirer l’horizon. De là-haut, elles pouvaient contempler le soleil qui se levait ou se couchait, et peignait d’une myriade de nuances de rouge, d’orange, et de rose, les nuages qui voguaient dans le ciel bleu azur. Ces couleurs étaient inhabituelles pour les deux, et elles ne s’en lassaient pas. Les oiseaux chantaient, le parfum des fleurs emplissait l’air. Elles se laissaient emporter par les effluves et les mélodies. Le temps paraissait comme suspendu. Les tourments s’effaçaient. Il ne restait plus qu’elles. Le reste disparaissait. Plus rien n’avait de prise. Seul subsistait l’autre, et l’instant présent. Alors, elles se buvaient du regard, plongeaient dans les prunelles, l’une de l’autre. Lorsque cet instant se présentait, elles ne prononçaient jamais le moindre mot. Elles restaient immobiles et muettes. Le moment était trop précieux, trop fragile. Un rien le brisait. Un gazouillis. Le craquement d’une branche. Aussi éphémères que pouvaient être ces interstices, elles en profitaient et les chérissaient. Une seule règle, tacite, les régissaient. Elles ne devaient jamais en parler, uniquement en conserver le souvenir.
Encore, les lames s’entrechoquèrent, tandis que sur les joues de Chizu coulaient des larmes. Elle devait se rendre à l’évidence, si Mya mourait de ses mains, elle en serait la première affectée. Elle ne pouvait pas la tuer. Mais alors que faire ? Elle ne pourrait pas tenir indéfiniment, surtout face à une telle force et une telle vitesse. Si elle ne mettait pas fin au combat, tôt ou tard, ce serait elle qui y passerait. La jeune fille refusait de s’y résoudre. Cela signifiait trahir sa mère. Nakãra avait usé de ses dernières forces pour lui permettre de fuir ; Chizu ne devait pas l’oublier. Le dilemme était cornélien. Aucune solution ne lui plaisait. Mais où était donc passé Kao !?
Son attention se reporta pleinement sur son combat. Les coups de Mya gagnaient en intensité, elle ne pouvait plus s’accorder le loisir de penser à autre chose.
— Ô Mère, où que vous soyez, si vous m’entendez, je vous supplie de me prêter votre force, se surprit-elle à penser.
Mais rien ne changea en elle. Pour autant, Chizu ne se laissa pas abattre. Elle se remémorait ses entrainements et les mettaient en pratique. Puisqu’elle ne pouvait gagner en termes de puissance brute, elle usait la violence des attaques de Mya à son avantage. Elle les déviait habilement. Elle espérait ainsi parvenir à se créer une ouverture qui lui permettrait de porter un coup à son adversaire. Celui-ci devrait être décisif. Fatal ou non, elle n’aurait pas l’occasion d’hésiter. Il lui faudrait saisir sa chance lorsqu’elle se présenterait.
Ses bras commençaient à faiblir. Ses muscles brûlaient et tremblaient. Pourtant elle tenait bon. Elle était animée d’une volonté sans pareille. Celle d’honorer cette vie sauvée, à deux reprises, par Nakãra. Mya fit une fente rapide. Chizu réagit à temps pour faire glisser le coup d’estoc qui s’ensuivit sur ses dagues. Puis elle contre-attaqua avec l’énergie du désespoir, usant de toutes ses forces, elle projeta ses bras en avant, vers le flanc gauche dégagé, prête à enfoncer profondément ses lames.
Elle n’atteignit jamais la chair de l’Ancestrale. Le talisman de Kao créa un bouclier, dont la résistance suffit à faire lâcher ses armes à Chizu. Mya en profita. Après une courte retraite, elle riposta d’un nouveau coup d’estoc, qui cette fois fit mouche. Son épée s’enfonça droit dans le cœur de la jeune fille aux yeux vairons.
— My-Mya ? Pou-pourquoi… peina-t-elle à balbutier.
Chizu tomba sur ses genoux tandis que Mya, encore ignorante de l’acte qu’elle venait de commettre, retirait sa lame, laissant apparaitre une plaie béante d’où fuyait la vie de sa victime. Le sang ruisselait et se changeait en un torrent, alors qu’une mare rougeâtre se formait et que le calme envahissait la pièce. Le chant de l’acier s’était tut. Tout comme le cœur de Chizu, qui venait de battre pour la dernière fois.
L’épée tomba au sol. Elle avait glissé des mains de Mya. Au lieu d’un tintement clair, ce fut le bruit étouffé d’un objet qui tombait dans un liquide visqueux qui résonna. La jeune Ancestrale venait de rouvrir ses yeux. Les Antiques s’étaient vraisemblablement assez amusés. Ils ne la tenaient plus sous leur emprise. Elle pouvait enfin admirer à loisir l’horreur de l’œuvre dont elle était l’artiste.
Mya se laissa tomber à genoux et navigua dans le sang jusqu’au corps de Chizu, dont les yeux vairons s’étaient refermés. Un râle naquit, profondément dans les entrailles de Mya. Elle le laissa l’emplir puis l’exprima au monde entier. Un cri déchirant auquel seul le silence répondait. Elle était désormais seule dans la pièce. Murkhata et Darava avaient disparu. Kao restait manquant. Il n’y avait qu’elle et le cadavre de son amie. Voilà donc de quoi les Créateurs étaient capables ? Ordonner la mort d’une jeune fille, car elle avait eu le malheur d’être adoptée par Nakãra.
Elle ramassa les dagues de Chizu ainsi que son épée et se dirigea vers ce qui semblait conduire au reste du manoir. Avant de sortir du hall elle jeta un dernier regard en arrière et lança une ultime promesse :
— Je les vaincrai pour toi. Je libérerai ta mère. Afin que ton sacrifice ne reste pas vain. Adieu Chizu.
Mya disparut dans l’obscurité.
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