Chapitre Dix-huitième : Ensemble
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Mya ne comprit pas immédiatement où elle se trouvait. Quelques instants auparavant, Mora s’apprêtait à sceller un pacte avec elle ; ce faisant, elle aurait enfin eu les réponses aux questions qui bouillonnaient dans son esprit. Puis la faucheuse avait surgi de nulle part et ses espoirs s’étaient volatilisés. L’Ancestrale avait fini plaquée au sol, à la merci de la femme rousse. Cette dernière l’avait embrassé puis téléportée… Mais où donc ? Quels avaient été ses derniers mots ? Ah ! Auprès de Kao, avait-elle dit. Maria disposait donc de tels pouvoirs ? Détecter la présence d’un dieu et envoyer une personne sur sa position ? Pourquoi n’avait-elle pas fait ça lors de leur rencontre dans le Marevu ? Peut-être qu’il fallait réunir certaines conditions ? Ou alors la faucheuse voulait-elle passer du temps auprès de Mya ? Voilà ! Une fois de plus sa quête de réponses n’apportait que de nouvelles questions. Elle serra les poings de rage, réprimant ses larmes au passage.
— Qu’avons-nous là ? Ne serait-ce pas notre plus éminente invitée ? persifla la voix distordue des Créateurs.
En les entendant, elle réalisa enfin. Maria l’avait directement envoyée dans la gueule du loup, entre les mains de Raito et Shidesu. Inquiète, elle parcourut les lieux du regard, à la recherche de Kao. Quand enfin elle l’aperçut, son désarroi s’accrut encore ; des chaînes retenaient le dieu au sol, ses habits, d’ordinaire immaculés, pendaient lamentablement, réduits en haillons qui n’avaient rien à envier à ceux des rameurs de l’Odyssée Ancestrale, dévoilant sa peau parsemée de larmes et recouverte d’entailles sanguinolentes ; à le voir ainsi, il avait perdu tout éclat divin, c’est à peine s’il était encore un homme, une loque tout au plus. Mya se laissa tomber sur ses genoux. Tout était perdu. Mora avait raison, elle ne pouvait pas les vaincre, encore moins si Kao lui-même venait d’échouer.
— Oui, Ancestrale, tu as raison. Laisse-toi aller. Tout espoir est vaincu. Il était insolent et absurde de votre part de croire que vous pourriez nous faire connaitre la défaite. Cet univers est le nôtre. Vous n’êtes que des vermines le foulant, car tel fut notre bon vouloir. Ce n’est plus le cas.
— Menteurs…
Ce mot, à peine échappé de ses lèvres, Mya regretta de l’avoir prononcé ; elle ressentit presque aussitôt toute l’étendue de la rage et de la puissance des Créateurs, alors que leur magie transperçait sa chair et son esprit. Elle sut que s’ils l’avaient voulu, elle serait morte sur l’instant ; c’est sa souffrance qu’ils recherchaient, elle devait payer ; payer sa folie d’avoir osé les insulter, d’avoir remis en doute leur grandeur, la véracité de leur histoire. Mais leur fureur soudainement démultipliée impliquait bien plus ; elle donnait de la valeur aux révélations de Mora.
— Ainsi donc, c’est vrai, peina-t-elle à dire. Vous n’êtes qu’une imposture.
— De quoi parles-tu, Mya ? la questionna Kao presque avec indifférence.
— Silence !
Les murs du manoir tremblèrent lorsque tonna la voix des Créateurs. Pour des charlatans, ils n’en restaient pas moins extrêmement puissants. Après tout, ils avaient déjà gagné. Ils pouvaient bien laisser Mya se satisfaire de la colère qu’elle provoquait en eux, bientôt elle ne serait plus qu’un lointain souvenir. Puis les ténèbres engloutiraient le Mereti, après quoi ils s’attaqueraient aux mondes restants, les détruisant les uns après les autres, se délectant du désespoir ainsi provoqué.
— Vous êtes bien susceptibles pour des démiurges, se surprit Mya à continuer, À moins que, justement, vous n’en soyez pas.
Le corps de Nakãra s’avança dans sa direction. Cette fois c’était fini, ils n’allaient pas la laisser continuer. Elle le sentait dans l’aura qui émanait d’eux, leur haine était presque palpable, elle emplissait la pièce, écrasant Mya de tout son poids, qui n’arrêtait pas de croître. L’épée noire se dressait au-dessus d’elle. Elle ferma les yeux. À tout instant elle pouvait s’abattre. Alors elle rejoindrait Chizu.
— Désolé, je ne pourrais pas tenir ma promesse…
Avec fracas, la lame s’abattit. Fidèle au poste le talisman de Kao déploya son énergie pour protéger Mya, l’entourant d’un dôme protecteur qui déjà se fissurait sous la puissance de Raito et Shidesu. Pire encore, c’est le pendentif tout entier qui se brisait ; que la protection tienne encore relevait presque du miracle.
Mais Kao profita que l’attention de leurs ennemis se porte sur la jeune Tamashi pour s’arracher à ses chaines. Il avait connu de meilleurs jours mais ne pouvait pas regarder sa protégée se faire tuer de la sorte. Sa faiblesse ne devait pas coûter la vie d’une deuxième personne, la mort de Chizu ne devait pas être vaine.
Rien n’échappait au dieu, il savait que la jeune fille était morte ; il avait assisté à sa mort, impuissant. Tout s’était produit si rapidement après l’ouverture de Murkhata. Lorsque les rouages grincèrent, il concentra sa magie sur la fille de Nakãra afin de la protéger des pouvoirs de l’Antique. Les Créateurs profitèrent de cet instant, qu’ils avaient guetté patiemment, pour l’attraper dans leur toile et immédiatement le soustraire au champ de bataille, laissant les deux mortelles s’affronter dans un cruel spectacle de marionnettes. Ils raillèrent Kao, le fustigèrent de sa stupidité. Eût-il été plus prudent, ils n’auraient pas pu le téléporter. Le combat s’accéléra ; le dieu pouvait déjà en prédire l’issue ; Raito et Shidesu s’en amusaient, à tel point qu’ils applaudirent lorsque la rapière de Mya traversa le cœur de Chizu. Aussitôt ils congédièrent les Antiques et reportèrent leur attention sur Kao.
Ils espéraient avoir brisé son esprit en le forçant à regarder mourir la fille de Nakãra sans pouvoir intervenir. Ils s’étonnèrent de trouver en lui une combativité nouvelle, qu’ils ne lui connaissaient pas. À peine la jeune fille s’était-elle effondré que le dieu avait dégainé son épée. Il ne prit pas la peine de se mettre en garda, il plongea en avant et, feintant un coup d’estoc, visa le cœur, avant de changer au dernier moment et de taillader le flanc droit de la déesse du Mal, arrachant une grimace aux Créateurs.
Sans l’épée noire, ils ne faisaient pas le poids dans un combat de lame, Kao le savait. Il ne voulait pas leur laisser le temps d’utiliser la magie, une escrime rapide était sa seule chance de les vaincre. Malheureusement, il les sous-estima, imaginant qu’ils ne prendraient pas le risque de subir des blessures trop importantes ; ce corps n’étant pas le leur, ils étaient prêts à prendre bien plus de risques. Quand Kao porta un nouveau coup d’estoc, ils laissèrent l’épée se planter dans leur bras, de manière à immobiliser le dieu. Un court instant, mais juste assez. Simplement le temps d’un claquement de doigt, qui envoya valser leur adversaire contre un mur.
Ils n’avaient pas une seconde à perdre. Tandis que Kao reprenait ses esprits et rappelait à lui son arme, Raito et Shidesu firent de même avec la lame de Nakãra. Certes cela retarderait la destruction du Mereti, mais la faille était déjà bien avancée, retirer l’épée ne suffirait pas à la refermer. Le dieu vit le fer sombre qui se matérialisait dans la main de ses ennemis et comprit avec effroi que son espoir de vaincre partait en fumée.
— Si tu t’avoues vaincu dès maintenant, Kao, nous saurons nous montrer indulgent. Il est normal pour un enfant de chercher à se rebeller contre ses parents.
— Je ne vous laisserai pas détruire ce que nous préservons depuis si longtemps. L’âge vous a fait perdre la raison pour vouloir ainsi mettre fin à votre œuvre.
— Alors tu périras avec. Nous te renverrons dans le néant d’où nous t’avons tiré. Ne t’en fais pas, Nakãra t’y rejoindra bientôt.
Les Créateurs fusèrent en direction de Kao ; Kao bondit en direction des Créateurs. Leurs épées s’entrechoquèrent, faisant jaillirent des myriades de particules noires et blanches.
— Lorsque Ra et O entreront en guerre… murmura une voix qu’aucun des dieux n’entendit à travers le fracas du métal.
La supériorité de Raito et Shidesu ne faisait aucun doute. Même affaiblis et piégés dans le corps de Nakãra, avec l’épée de la déesse en main leur puissance dépassait de loin celle de Kao. Lui, semblait avoir déjà abandonné. Peut-être était-il lui-même la raison de son infériorité ; celui qui se bat sans conviction ne saurait l’emporter. Pourtant, au fond de lui, une lueur farouche continuait de brûler ; un espoir qu’il gardait secret ; un espoir qu’il se refusait à trop espérer tant il le savait fragile.
Lors de leur précédent affrontement, il était parvenu à les vaincre, du moins l’avait-il cru, leur présence aujourd’hui lui donnait tort. Et puis, à cette époque, Nakãra se tenait à ses côtés. C’était il y a si longtemps.
Avant leur promesse.
Avant qu’elle ne se perde dans sa quête de puissance.
Avant l’indifférence.
Avant les larmes.
Ensemble, ils luttèrent contre ce qui menaçait les mondes qu’ils avaient eux-mêmes créés. Au début ils ignoraient que les Créateurs étaient à l’origine du fléau qui recouvrait lentement l’univers ; lorsqu’ils l’apprirent, leur résolution ne faiblit pas. Ils mettraient fin à la folie de leurs géniteurs.
Ensemble, ils forgèrent deux épées, des catalyseurs de leur pouvoir respectif, des symboles de l’Équilibre qu’ils représentaient et qu’ils se juraient de défendre. Lui, incarnait le O, l’énergie blanche, improprement appelé Bien par les humains. Elle, incarnait le Ra, l’énergie noire, qui part antonymie fut appelé Mal.
Ensemble, ils forcèrent les Créateurs à les combattre, sur la vaste étendue de la Grande Plaine qui les avait vu grandir, sous le regard du vieux chêne, qui à travers les âges était resté le gardien de leur innocence perdue.
Ensemble, ils affrontèrent la puissance destructrice de leurs parents. Mais ils tinrent bon. Leurs lames dévièrent les sorts mortels qui fusaient vers eux, tranchèrent la colère qui s’abattait sur eux.
Enfin, ensemble, ils parvinrent à s’approcher de Raito et Shidesu et leur portèrent le coup de grâce. Kao perfora le cœur de Raito et Nakãra transperça celui de Shidesu. Leurs corps se désagrégèrent, le ciel se déchira et la terre menaça de s’ouvrir. Puis aussi subitement qu’était advenue la fin des Créateurs, tout se calma.
Le dieu du Bien sourit. Ils avaient gagné, la paix était revenue. La déesse du Mal doutait, pour elle quelque chose ne collait pas. Elle avait trouvé le combat trop aisé. Elle fit part de ses craintes à Kao, qui la réprimanda ; l’heure n’était pas à la peur, mais à la joie et aux festivités. Ils avaient gagné. Les voix dans l’esprit de Nakãra ne semblaient pas du même avis, elle non plus.
— Kao, si tu refuses de m’écouter, cela signifie que tu n’as aucune confiance en moi. Désormais je ferai cavalier seule.
Ici, ils se séparèrent. Leurs routes respectives s’éloignant un peu plus à chaque instant. Par la suite, lorsqu’ils se croisèrent, ce fut en ennemis. Le ressentiment de Nakãra à l’encontre de Kao ne cessa de grandir, à mesure que les voix dans sa tête prenaient de l’ampleur. Pourtant, parfois il leur arrivait de parvenir à se retrouver malgré tout ; dans ces moments, la distance qui les séparait disparaissait.
Jusqu’à ce qu’elle récupère l’orbe dans lequel ils avaient enfermé l’essence des Créateurs. Depuis lors, Kao était seul à chaque instant, et il savait ce que signifierait sa prochaine rencontre avec sa sœur. Il lui faudrait la tuer.
Ce jour était arrivé. Elle se tenait face à lui, entièrement sous l’emprise de leurs géniteurs. Et voilà qu’il faiblissait. Il l’entendait déjà le railler, comme autrefois. Lui reprocher de ne jamais être en mesure de prendre les décisions qui s’imposaient, de continuellement apporter la tristesse autour de lui ; à force de chercher à tout prix à ne pas provoquer de peine, à ne pas peiner, le malheur finissait toujours par apparaitre.
L’épée noir entailla son mollet droit. Il grimaça et tenta une riposte qui fut parée aussitôt. Leur défense ne pouvait pas être impénétrable. Il devait juste se concentrer. Il peinait à y parvenir. Derrière son masque d’indifférence, il s’était bien trop impliqué. Pire encore, il s’était attaché à ses deux protégées.
— Tu as l’esprit ailleurs, Kao. Voilà qui n’est vraiment pas sérieux. Aurais-tu oublié ce qui se joue ici ? s’interrogèrent les Créateurs.
Il ne prit pas la peine de répondre à leurs railleries. À quoi bon ? Ils avaient raison. Coup d’épée après coup d’épée, sa volonté s’étiolait ; son âme voguait vers des contrées lointaines, suivant le cours de ses souvenirs. Riposte, après riposte, la lame noire tailladait et dépeçait inlassablement ses vêtements.
Puis, d’ennui, ils claquèrent des doigts. Des chaînes surgirent du sol, s’enroulèrent autour de Kao et restreignirent ses mouvements. Il était à la merci des Créateurs. Est-ce qu’enfin le salut allait lui être apporté ? La délivrance finale. La fin d’une lutte éternelle.
C’est alors que Mya avait surgi, crachée par un portail dont il ne reconnaissait pas la signature. Mais l’énergie qui en émanait provenait, sans doute possible, des Enfers. Contre toute attente, son arrivée accapara entièrement l’attention des Créateurs. Et la jeune femme commença à parler. De prime abord le dieu n’y prête guère attention. Jusqu’à ce qu’elle parle d’imposture. Ce mot eut un impact inattendu sur Kao, comme un déclic. Si ce qu’elle disait était vrai, peut-être pouvait-il les vaincre ?
Lorsque son talisman se brisa, ses chaines volèrent en éclat. Kao apparut juste à temps devant Mya pour parer l’attaque et d’un simple souffle il parvint à repousser le corps de Nakãra sur une courte distance. Suffisante pour lui donner le temps d’aider Mya à se relever et qu’elle se mette en garde. Il la regarda dans les yeux, sans dire un mot. Il n’était plus seul.
Ensemble, ils entamèrent une valse armée, assez menaçante pour pousser Raito et Shidesu dans leurs retranchements. Enragés, leur puissance suintait à travers chacun de leurs pores, il était hors de question qu’ils se laissent vaincre par des êtres inférieurs. Mais le pouvoir de Kao aussi était décuplé. Il avait retrouvé une raison de se battre. Il y avait un avenir à protéger. Si ce n’était le sien, auprès de Nakãra, ce serait celui de Mya et de l’univers.
— Que croyez-vous réussir en vous battant ainsi ?
— Vous vaincre une seconde fois, rétorqua le dieu du Bien.
Mya se laissa emporter par sa danse. Elle n’avait plus besoin de réfléchir à ses mouvements. Une main invisible semblait la guider. Elle esquivait, avec grâce, chaque attaque des Créateurs, ripostant de plus belle. Ses coups manquaient de force mais leur précision demeurait mortelle. La peau de Nakãra se teinta de rouge ; les entailles se multipliaient à sa surface, et bien qu’elle se refermassent aussitôt, d’autres apparaissaient aussi vite.
Des flammes noires se formèrent dans la main libre de Nakãra. Elle les souffla sur Mya. Kao n’eut pas le temps de réagir que la jeune Ancestrale se retrouva recouverte par le feu infernal. Alors qu’elle aurait dû être rapidement consumée par le brasier inextinguible, ses yeux virèrent à l’améthyste et continua sa chorégraphie sans que son cavalier ardent ne la suive.
— Impossible ! crachèrent les Créateurs.
— Lorsque la sacrifiée sera transcendée… murmura à nouveau la voix mystérieuse.
— Tes pirouettes ne te sauveront pas éternellement, vermine.
Presque pour obéir à Shidesu, les yeux de Mya ainsi que ses mouvements redevinrent normaux. Elle ne savait pas ce qu’il venait de se passer, mais jamais auparavant elle ne s’était battue de la sorte, ni aurait-elle cru pouvoir le faire. Kao ne paraissait pas étonné par ce qu’il venait de se produire, elle lui demanderait quand tout serait fini. Assurément, après ce qu’ils traversaient en ce moment, il ne pourrait pas refuser de lui apporter des réponses.
Nakãra se volatilisa. Soudain, elle réapparut devant Mya. Sans lui laisser le temps de réagir, elle la saisit par la gorge et serra juste assez pour l’empêcher de se débattre. De leur main libre, les Créateurs firent signe à Kao de ne pas bouger, sous peine de voir la cervelle de Mya s’échapper de sa boite crânienne.
— Bien. Tu as fini de te trémousser ? Parfait. Nous pouvons reprendre les choses sérieuses. Maintenant, Kao, tu vas déposer ton épée et la faire glisser vers nous. Au moindre geste suspect de ta part, elle meurt. Son âme n’y survivra pas non plus.
Annotations
Versions