Épilogue

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La gondole filait sur l’eau du canal, dirigée par les mouvements précis de son habile batelier. Il ne voulait prendre aucun risque, pas avec la précieuse cargaison qu’il transportait. En ce jour, Mya Tamashi lui faisait le privilège d’être sa passagère. Il s’imaginait déjà la tête que sa femme ferait lorsqu’il lui raconterait. Il n’était pas donné à tous les gondoliers d’effectuer la traversée pour un habitant du palais, même pour ceux qui opéraient dans les quartiers huppés. Alors dans la moyenne ville ?

— Tu en penses quoi Chi’ ?

— C’est toujours aussi beau… Je ne m’en lasse pas.

La jeune fille souriait, cheveux au vent. Le menton calé entre ses mains, elle admirait de ses yeux vairons le reflet des bâtiments sur l’eau. Plusieurs mois avaient passé depuis son arrivée dans l’Empire et Mya s’était fait une mission de lui présenter chaque recoin de l’Odyssée Ancestrale, capitale de l’Empire. Elle lui avait déjà présenté la place du Chêne. Un jour de marché qui plus est ! Jamais Chizu n’avait vu autant de monde, vaquant librement à ses occupations.

Il faut dire que la vie dans les Enfers différait grandement. Là-bas, la population se composait essentiellement de démons, pour la plupart dénués d’intelligence et de libre arbitre. Les rares êtres sensés effectuaient continuellement des missions pour le compte de Nakãra. Il n’y avait pas de place pour le commerce. Encore moins pour des futilités.

Malgré tout, sa maison lui manquait. Au début elle l’avait gardé pour elle, puis elle avait accepté de s’ouvrir à Mya, plus encore. Elle lui partageait ses ressentis. Ensemble elles cherchaient des moyens, toujours plus divers, de tromper sa mélancolie.

Aujourd’hui, son amie avait décidé de l’amener au cabinet des curiosités ! Une sorte de musée, rempli d’artefacts tous plus étranges les uns que les autres. À écouter Mya, il s’agissait d’un des lieux les plus extraordinaires de tout l’Empire. Chizu n’était pas certaine de la croire. Des vieilleries bizarres, ce n’était pas la plus palpitante des aventures. Explorer la forêt, ou voyager jusqu’au royaume des elfes, voilà ce qui l’intéressait. Mais elle n’en avait pas le droit. Elle soupira discrètement.

— On est bientôt arrivées ?

Mya pointa du doigt une bâtisse à la façade torturée, arborant une pancarte sur laquelle était inscrit en lettres noires : « Entrée gratuite ».

— Tu vois ce bâtiment ? Juste après le pont, sur la droite. C’est là.

Le gondolier freina l’avancée de l’embarcation. Il la rapprocha de la bitte d’amarrage et l’y accrocha. Il mit un pied sur la terre ferme afin de stabiliser la barque puis aida Mya à sortir. Elle grimaça, mais se tut ; Chizu aussi. Elle le paya. Il la remercia et s’éloigna en deux coups de rame.

— Je suis désolée Chi’…

— T’en fais pas, dit-elle en haussant les épaules, j’ai l’habitude.

Le carillon de la porte tinta alors qu’elles entraient dans la boutique. Aussitôt elles furent accueillies par un grand sourire, maladroitement dessiné sur un visage marqué par les années. L’homme qui se cachait derrière se prénommait Dan, l’antiquaire. Il tenait la boutique depuis la mort du précédent propriétaire. En réalité, les locaux lui appartenaient depuis toujours. Il avait simplement voulu prendre sa retraite, il y a quelques années de cela. Les circonstances le forçaient à reprendre du service. Cela ne lui déplaisait pas pour autant.

Dan aimait son métier. Cela se ressentait à travers la lueur qui brillait dans ses yeux à chaque fois qu’il arpentait le marché de la capitale, à la recherche de nouveaux artéfacts, de quelques nouvelles bizarreries à exposer dans son musée. Chaque semaine, il parcourait les étals de chaque camelot, venus de tout l’Empire, à la recherche de la perle rare. Lorsqu’un objet attirait son regard, il l’examinait sous toutes ses coutures. Il ne laissait rien passer. Son œil expert attrapait le moindre détail. Un relief trop précis pour l’époque supposée de sa conception ? Dan maugréait et repartait nonchalant, la démarche assurée malgré l’apparence fragile de ses jambes. Il n’offrait pas de deuxième chance. Dès lors qu’un marchand avait tenté de lui refourguer une contrefaçon, il devenait persona non grata aux yeux de l’antiquaire. Pire ! Les gens de la capitale, conscients de son don, n’hésitaient pas à faire de même. Au fil des années, cela avait permis de chasser la plupart des escrocs. Les plus malins, eux, ne lui présentaient rien, ou alors seulement leurs quelques vraies pièces pour ne refourguer la camelote qu’aux ignares. Et alors, s’il trouvait un objet digne de son intérêt, il déliait sa bourse, sortait des espèces sonnantes et trébuchantes, puis repartait avec sa trouvaille, l’air satisfait.

— Soyez les bienvenues dans mon humble magasin, mesdemoiselles. Si vous avez besoin d’un renseignement, n’hésitez pas à me solliciter, je serai dans l’arrière-boutique. Toutes les pièces sont ouvertes au public, à l’exception du dernier étage, dit-il les yeux rieurs.

Derrière son apparence de simple vieillard, l’antiquaire restait une personne assez mystérieuse, surtout pour Mya. Depuis qu’elle était en âge de venir de quitter le Palais pour venir en ville, c’était Nisk qui s’occupait du cabinet des curiosités. Ainsi, elle n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer Dan. Jusqu’à aujourd’hui. Maintenant qu’elle le découvrait, elle ne savait pas quoi en penser. Il y avait quelque chose d’étrange qui émanait de lui, sans qu’elle ne puisse mettre le doigt dessus. Comme un soupçon d’odeur familière mais dont le nom lui échappait. Un agrume ? songea-t-elle. Elle ne put continuer de rêvasser, déjà Chizu gravissait les marches menant aux étages supérieurs. Mya se précipita à sa suite, l’ayant déjà perdue de vue.

— Eh, Chi’ ! Attends-moi !

Pour seule réponse, le plancha craqua. Les pas de la jeune fille, en partie étouffés par l’épaisse moquette violet délavé qui recouvrait les marches, s’accélérèrent. Qu’est-ce qu’elle fait ? s’inquiéta Mya. Cela ne lui ressemblait pas de s’éloigner de la sorte. Habituellement Chizu resté collée à elle.

L’Empire lui faisait peur. Sa culture, ses mœurs, tout différait tant de ce à quoi elle était habituée. Les Enfers, bien que violents, opposaient une simplicité sans pareille, aux règles complexes qui gouvernaient la vie des sujets de l’Empire Ancestral. Ici, il y avait tant de vie, tant de gens différents. Il fallait prendre garder de ne pas les froisser, pas les peiner, pas les déranger. Puis, il y avait les Ancestraux, les Elfes, les Nymphes, et tant d’autres ! Tous avec leurs coutumes ! Aux Enfers, excepté les démons, vivaient quelques faucheuses, Zaefan et Nakãra sa mère. Les premiers possédaient rarement une volonté propre, à part quelques rares cas, dont Zaefan faisait partie. Les secondes, la déesse les envoyait continuellement en mission. Aussi Chizu ne les apercevait-elle que trop rarement. Mais cela signifiait que là-bas, elle devait simplement se préoccuper de sa mère et de Zaefan, rendant les choses bien plus aisées.

L’avant-dernier étage contenait non pas des objets mais des plantes. Mya peinait à imaginer qu’un espace aussi grand puisse tenir à l’intérieur du bâtiment. Pas plus qu’elle ne se souvenait de cet endroit lors de ses visites précédentes. Dire qu’il restait encore un plancher au-dessus ! Un tel miracle architecturel lui rappelait le manoir de Kao.

Le dieu n’avait pas donné la moindre nouvelle depuis sa disparition, à la suite de leur victoire face aux Créateurs. Pas même à Dévandra. Si cette dernière ne s’en était pas inquiétée après l’histoire de Mya, au fur et à mesure que les jours puis les semaines s’égrenaient, l’angoisse s’installait. Certes, il ne s’agissait pas de la première fois que le dieu se volatilisait sans crier gare, pourtant les choses semblaient différentes. Tous les soirs la dirigeante de l’Empire passait des heures à lire les étoiles, à la recherche d’un signe, en vain. Et si d’ordinaire elle partageait tout avec le reste du quatuorvirat, cette fois il n’en était rien. Elle n’en parlait à personne. Aussi, Mya n’en savait pas plus que ce que lui montrait la mine en permanence crispée de Dévandra.

Les bruits de pas reprirent. Ils étaient sur le même palier. Chizu respectait l’interdiction de Dan. Tant mieux, souffla Mya en son for intérieur. Mais où pouvait-elle bien être ? Dans une tentative futile de réflexion, la jeune Ancestrale commença à mordiller une mèche de ses cheveux. L’agencement des pots devant elle lui offrait trois chemins possibles, il lui fallait décider lequel prendre. Ici, il n’y avait pas de voix pour la guider, heureusement.

Cela ne servait à rien de réfléchir autant. Parfois, il valait mieux écouter son instinct, s’en remettre à la chance. Elle ne voyait aucun indice qui pouvait la mettre sur la bonne voie. Elle prit alors le chemin qui partait sur la gauche. Quelle erreur ! À peine se fut-elle enfoncée de quelques pas dans la pénombre, qu’une ombre silencieuse se glissa derrière elle, sans qu’elle ne puisse la remarquer. Les feuilles de monsteras qui se dressaient sur son chemin la préoccupait bien trop. Elle ne savait comment s’y prendre face à leur taille déraisonnée.

À pas de velours, tel un agile félin, Chizu se faufilait dans le dos de Mya. Elle guettait le moment propice pour mettre fin à son petit jeu. L’instant qui la couronnerait reine incontestée de la terreur, lorsque Mya hurlerait à en faire pâlir les morts. Il ne lui était pas simple de garder sa concentration, lorsqu’elle voyait son amie en difficulté face à de pauvres plantes, frissonner à chaque feuille qui l’effleurait, sursauter à un craquement inattendu du parquet.

Là ! Mya approchait sa main d’une poignée de porte, emplie d’incertitudes sur ce qui se cachait derrière. Chizu n’aurait pu rêver mieux. Elle bondit, sans un bruit, les bras en avant, prête à s’accrocher au dos de son amie. Elle y était presque. Bam ! Elle l’atteignit et s’accrocha à elle. Sous la surprise, Mya tomba à la renverse, la mine déconfite et lâcha un cri de frayeur, que Chizu ne manquerait pas de qualifier plus tard de décevant. Chizu, enlaçant l’Ancestrale, fut entrainée dans sa chute. Elles s’étalèrent au sol ensemble. Elles éclatèrent de rire.

— Tu m’as fichu une de ces frousses, souffla Mya.

— C’était bien mon objectif !

— C’est pour ça que tu es montée à toute vitesse ?

— Ouaip.

— T’es vraiment irrattrapable.

— Pas de ma faute si après tout ce qu’on a vécu t’es aussi froussarde. Si tu t’étais vue lorsque tu marchais. T’avais pas besoin de moi pour avoir peur ! pouffa Chizu.

Face au visage boudeur de son amie, la jeune fille aux yeux vairons lui offrit un long câlin. À la fois pour se faire pardonner, mais aussi pour se réconforter elle-même. Petit à petit, elle avait appris à apprécier la chaleur de ces étreintes, ainsi que le sentiment d’apaisement qu’elles pouvaient lui procurer. Cela ne l’empêchait pas de penser à quel point Nakãra lui manquait, car malgré sa froideur apparente elle savait que sa mère l’aimait.

Époussetant sa tenue d’un revers de la main, Mya se releva puis aida Chizu à faire de même. La collection de plantes exotiques, provenant des quatre coins de la création, était des plus impressionnantes. Là, Mya reconnut une herbe croisée dans le Marevu, dont le nom lui échappait. Ici, des fleurs tout droit venues du Mereti ! Elles auraient pu rester ici, à s’extasier devant les merveilles de l’étage, toute la journée. Mais le temps filait. Si elles voulaient pouvoir admirer le reste, il fallait se presser.

— Viens, Chizu. Allons voir plus bas !

Chizu grommela quelques instants puis accepta d’emboiter le pas à Mya, tandis que cette dernière dévalait les marches menant au deuxième niveau. En pourchassant son amie aux yeux vairons, l’ancestrale avait remarqué que parmi les cinq étages du bâtiment, le second abritait ce qui se rapprochait d’un musée d’histoire naturelle. Dan y exposait en effet divers squelettes, plus ou moins complets, d’animaux mythiques. C’était la corne de licorne qui avait attiré le regard de Mya. Elle savait la créature extrêmement rare. Les légendes racontaient que qu’il n’en existait qu’un seul troupeau, vivant caché de tous au plus profond des forêts de l’Empire Ancestral. Si bien que depuis des générations, personne n’en avait croisé la moindre. Mais cet appendice était la preuve de leur existence.

— Chi’ ! Regarde ça !

— Mouais, dit-elle en haussant les épaules. J’ai déjà vu plus impressionnant.

La fille des Enfers disparut dans les méandres de l’exposition, laissant Mya seule. Il y avait comme une odeur qui flottait dans l’air, non, plutôt un son ou une voix, qui l’attirait, l’appelait, depuis le fond de la pièce. Il fallait qu’elle en trouve l’origine. Là !

Il s’agissait d’un présentoir en verre, entièrement scellé. En son sein reposait une plume gigantesque. Sa couleur cendrée sortait de l’ordinaire, plus encore que sa taille. La lumière se reflétait dessus, provoquant de légères iridescences. Magnifique, pensa Chizu. Mya finit par la rejoindre.

— Il va falloir que tu te remettes au sport, Mya. T’es vachement lente, et en plus t’es essoufflée !

— Eh ! On ne se moque pas de ses ainées de la sorte.

Mya aperçut la penne à son tour.

— Oh, elle est sublime cette plume.

— Oui…

— J’en avais trouvé une similaire dans ta chambre du manoir de Nakãra. Sauf que la tienne était blanche. Je me demande bien de quelle créature elle peut provenir

— Ma plume !?

— C’est quand tu étais morte, je comptais la déposer sur ta tombe. Mais quand je t’ai retrouvée et que je te l’ai rendue, elle a fusionné avec toi et tu es revenue à la vie… Elle était importante à tes yeux ?

Ne sachant quoi répondre, Chizu haussa une fois de plus les épaules. Soudain la voix de Dan les fit sursauter.

— Eh bien, vous avez trouvé la perle rare de cet étage on dirait.

— Elle est vraiment très belle, mais Dan, quel animal peut bien avoir des plumes aussi grandes ?

— Un animal, dis-tu ? Tu es bien loin de la vérité, s’esclaffa-t-il. Il s’agit d’une plume d’ange. La taille est un bon indicateur, mais ce n’est pas le seul détail qui compte. Les barbules permettent d’être certain de l’identification. Voyez un peu la manière dont ils s’enchevêtrent. Elle est caractéristique.

— Un ange ? s’étonna Mya.

— Oui, les habitants du Paradis, pardi. Cependant, celle-ci est unique en son genre. Au lieu de l’habituel blanc immaculé, qui leur est propre, elle est gris cendré. Du jamais vu. En plus de ça, le marchand à qui je l’ai achetée me dit qu’elle a été trouvée sur le Mereti. Cela ne m’a pas étonné de prime abord. Après tout, avant la Grande Guerre on pouvait trouver de tout là-bas. Mais elle a été ramassée il y a une dizaine d’années !

Mya remarqua le teint, devenu blafard, de Chizu et s’en inquiéta aussitôt. Juste à temps. La fille aux yeux vairons perdit connaissance. Elle manqua de s’écraser sur le sol, telle une carpette qu’on déroule. Mya et Dan la rattrapèrent in-extremis.

La faucheuse abattit son arme sur le pauvre hère désigné comme cible, puis le laissa retomber au milieu du terrain vague. Elle sentit la puissance affluer en elle, alors que le sang ruisselait de la plaie béante. La femme brune raffolait de cette sensation. Un véritable rush d’adrénaline, qui lui montait au cerveau et lui procurait un plaisir sans pareil. Bien loin de son ancienne vie d’employée de bureau. Chaque jour, elle remerciait la destinée de l’avoir placée sur la route de Nakãra.

Jen avait été élevée dans une famille athée. Elle n’avait jamais pratiqué la moindre religion, ni cru à la moindre de ces âneries, comme elle disait. Elle avait foi en une seule et unique chose, la science. Qu’il s’agisse des maths, de la physique, peu importante, elle savait que tout cela permettait d’expliquer la vie et l’univers, que la religion n’était qu’un refuge pour les ignorants ou pour ceux qui préféraient excuser leurs actes via une quelconque volonté divine. Elle riait aussi de ceux qui croyaient aux mentalistes, à l’horoscope, aux voyantes, ou pire encore aux tours de magie. À l’ère de la technologie omniprésente, elle ne pouvait concevoir que des gens continuent de croire à ces inepties. Elle admettait volontiers que durant son enfance, elle avait cru aux histoires que ses parents pouvaient lui raconter. La petite souris, le Père Noël, le lapin de Pâques… Mais une fois l’adolescence entamée et l’apparition d’un réel esprit critique, elle avait mis tout cela derrière elle.

Vers ses vingt ans, Jen avait rencontré un homme. L’ami d’amis. Ils avaient appris à se connaitre, au fil des différentes soirées organisées par leurs relations. Leurs passions communes s’étaient révélées, au même titre que leur attirance mutuelle. Les hommes bruns aux yeux bleus lui avaient toujours fait de l’effet. Elle ne savait pas comment l’expliquer mais cela avait à voir avec le contraste entre la pâleur des pupilles et les ténèbres de la chevelure.

Une année de pur amour passa. Nathan était si doux, si attentionné avec elle. Fonder une famille avec lui, voilà ce dont Jen rêvait. Pourtant le rêve vira au cauchemar, quand se révélèrent les ténèbres de son âme.

À peine la deuxième année de relation avait-elle débuté, que celui qu’elle avait pris pour l’homme de sa vie montra qui il était réellement. De sa jalousie maladive découlait une fureur terrible. Lorsque le soir il rentrait alcoolisé, un mot de travers suffisait pour que sa main fuse, laissant une nouvelle marque sur son beau visage. Alors il pleurait, s’excusait, promettait de ne jamais recommencer, d’arrêter de boire. Mais les violences continuaient. Jamais elles ne s’arrêteraient. Pourtant Jen n’arrivait pas à s’en convaincre. Elle l’aimait trop, il imaginait que son amour pourrait le sauver, le rendre meilleur. Elle était piégée. Chaque jour sa destinée s’assombrissait, comme la lueur de vie dans ses yeux. Son âme dépérissait, lentement mais sûrement. Jusqu’à la fête de l’Assomption.

Ce soir-là, elle eut le malheur de rentrer tard, trop tard au goût de Nathan. L’homme s’emporta. Il commença à la ruer de coups. Avec qui était-elle sortie ? Comment s’appelait-il ? Il n’y avait pas d’homme, elle était sortie avec ses amies de toujours, auxquelles elle n’avait jamais parlé des coups qu’elle recevait et parvenait à cacher. Mais Nathan ne voulait rien entendre, il ne la croyait pas. Et ses poings continuaient de s’abattre sur elle. L’air devint glacial. Enfin, se dit Jen, la délivrance.

Nakãra, tel était le nom de sa délivrance, était apparue. D’un claquement de doigts des chaînes avait surgi du sol, s’en roulant autour des membres de Nathan, l’immobilisant. S’abaissant au niveau de Jen, elle lui proposa un marché, que la jeune femme ne pouvait refuser. En échange de la vie de cet homme ignoble, elle ferait d’elle une faucheuse. Une vie trépidante l’attendait. Certes, il lui faudrait obéir à la déesse, mais celle-ci venait de la sauver. Et Nakãra lui promit une liberté relative, tant qu’elle ne chercherait pas à se retourner contre elle. Alors Jen accepta.

— Dans ce cas, c’est à toi de le tuer, précisa la déesse en lui offrant une dague.

Jen plongea son regard dans les yeux bleus de Nathan une dernière fois. Elle pouvait lire sa frayeur, mais pas ses regrets. Elle voyait clair désormais. Il la supplia, de vive-voix, essaya de lui rappeler tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, leur grande amour. Mais ses mots sonnaient creux désormais. Elle plongea la lame dans le cœur de celui qui fut l’homme de sa vie. Alors qu’il mourrait, elle renaquit faucheuse.

Oui, depuis ce jour, elle remerciait la destinée d’avoir placé Nakãra sur sa route. Depuis ce jour elle croyait en quelque chose d’autre que la science. Elle croyait en la vengeance, elle croyait en sa maitresse, elle croyait en sa mission de faucheuse.

Son travail terminé, elle dématérialisa sa faux et se prépara à repartir. Elle laisserait pourrir le corps là où il était. Cette victime, comme la majorité des précédentes, était un homme qui avait commis des violences sur une femme. Très rarement les faucheuses prenaient la vie d’innocents. Jamais celles d’enfants ou de femmes. C’est pour ça que Jen n’avait aucun scrupule à le laisser ici. Et puis, la police ne trouverait rien de toute manière, alors à quoi bon se rajouter du travail.

Un bruit venant de derrière elle l’intrigua. Ses sens aiguisés ne l’avaient pas avertie de la moindre présence. Pourtant les faucheuses pouvaient ressentir la présence de n’importe quel être vivant à proximité. Même les rats. Il devait s’agir d’autre chose. Peut-être le vent avait-il renversé quelque chose ? Rien ne venait agiter les branches des arbres.

L’air siffla. Une sensation de brûlure envahit la joue de Jen. Elle y porta sa main. Ses doigts touchèrent un liquide chaud et visqueux. Même si l’odeur ferreuse ne laissait que peu de doute, elle les regarda ; ils étaient rouges, remplis de sang. Impossible ! Jen commença à s’affoler. En temps normal, sur le Mereti, rien ne pouvait masquer sa présence à une faucheuse, encore moins la blesser ! L’air siffla à nouveau. Sur ses gardes, la faucheuse parvint, cette fois, à esquiver l’attaque ; pas à en identifier l’origine. Seule certitude, elle ne devait pas rester ici ! Le terrain vague ne lui offrait aucun abri, elle était une cible facile.

Jen bondit à travers les limbes. Étant faucheuse depuis peu, elle avait encore du mal à utiliser certains de ses pouvoirs, et celui-ci était le plus éprouvant. Il n’était pas aisé de sauter entre les dimensions, encore moins de rester dans un univers de poche. Ainsi, elle ne pouvait pas y rester pour s’abriter, ni en abuser pour accélérer sa fuite, elle devrait l’utiliser intelligemment. Prendre de la hauteur afin de trouver une zone abritée lui sembla sa meilleure option.

De là-haut, elle aperçut sur sa gauche une forêt, tandis que se dressait sur sa droite la ville. Les deux options avaient leur lot d’avantages et d’inconvénients. Au milieu de la nature, il lui serait plus aisé de riposter, mais peut-être qu’il en était de même pour son attaquant invisible. Dans la ville, elle pourrait peut-être se fondre dans la masse humaine. Avec un peu de chance, son ennemi ne voudrait pas prendre le risque de blesser des innocents. Non. Mauvaise idée. Il pourrait aussi s’en servir à son avantage et la prendre par surprise. L’air siffla. Merde ! pesta Jen en plongeant à nouveau dans les limbes de justesse. Dans les airs aussi elle était une cible facile. Sa décision prise, elle se propulsa à travers les dimensions en direction de la forêt.

Elle grimpa dans les arbres et se mit à couvert dans leurs feuillages. Elle guetta le terrain vague, essayant en vain de voir son pourchasseur. L’air siffla encore. Jen courba son dos et sa nuque en arrière afin d’éviter l’attaque. La sueur perlait sur son front. Comment parvenait-il à connaitre sa position sans qu’elle ne puisse le détecter en retour ? De quelle distance pouvait-il bien l’attaquer ? Calme-toi et concentre-toi, Jen, se dit-elle, tu as été entrainée pour chasser tes proies, tu es le chasseur, pas la proie. Elle sauta au pied du chêne où elle se tenait et matérialisa sa faux. Si elle parvenait à parer ou éviter toutes les attaques à distance, son ennemi finirait bien par se lasser et venir au corps-à-corps. Voilà ce qu’elle espérait.

Cette fois, l’air ne siffla pas une fois, il se mit à bourdonner tant les attaques furent rapides et nombreuses. Jen parvint à en dévier la moitié. Elle esquiva presque toute la moitié restante, mais plusieurs coups firent mouche. En comptant sa blessure à la joue, cela faisait trois. Sa cuisse droite et son flanc étaient touchés. Les plaies restaient superficielles. Leur forme révéla aussi leur origine. Jen riposta. Elle matérialisa une dague et la projeta dans la direction de son assaillant. Tchac ! L’arme se planta dans l’écorce d’un arbre. Il avait déjà changé de position. Sa vitesse n’était clairement pas humaine.

Profitant d’un instant de répit, Jen traça des glyphes dans le sol avec sa faux. L’ennemi était trop fort pour elle. L’idée lui déplaisait fortement, mais elle devait fuir. Si l’adversaire se battait à la loyal, elle aurait peut-être agi autrement. Ce n’était pas le cas. Il se cachait, attaquait depuis les ombres. Il se moquait d’elle. Les runes sur le sol s’illuminèrent. Jen allait commencer son incantation, quand une voix distordue brisa le silence.

— Tu t’en vas déjà, petite souris ?

Elle était trop altérée pour que Jen ne la reconnaisse. Mais une seule personne la surnommait ainsi. Cela expliquait pourquoi elle ne parvenait pas à détecter son assaillant. La différence de niveau était trop importante.

— Maria ? C’est bien toi ?

La faucheuse à la chevelure de feu apparut devant Jen. Ses yeux brûlaient comme jamais auparavant. Son visage arborait un sourire carnassier. Elle était l’apex prédateur. À ses yeux, Jen n’était qu’une proie comme une autre. Aussi dangereuse qu’un faon séparé de sa mère. Mais Jen ne parvenait pas à s’expliquait les raisons qui poussaient Maria à agir ainsi. Après tout, n’étaient-elle pas dans le même camp ? Au service de Nakãra.

— Allons, allons, Jen, ne me regarde pas ainsi. Ce n’est absolument pas personnel. Malheureusement je n’ai pas le choix… C’est dommage, je t’aime bien.

Si jamais la faucheuse au regard de braises disait vrai, rien dans son comportement ne le prouvait. Son sourire n’avait pas quitté son visage. C’est tout juste si elle ne s’était pas léchée les babines, en s’imaginant dévorer Jen.

— Pourquoi ? Pourquoi fais-tu ça ?

La faux de Maria s'abattit sur Jen, pour toute réponse.

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