Bonne Année!
de Old Corille
Le médecin urgentiste semble fatigué. C’est qu’il en voit plus que d’habitude, ce soir-là. J’espère pour lui qu’il touche une grosse prime. « Je hais les réveillons », qu’il me dit.
Les cousins sont arrivés plus tôt que prévu. Je ne les vois qu’une fois l’an et ils arrivent toujours plus tôt que prévu. A tel point que je prévois qu’ils vont arriver tôt, très tôt. Léon entre le premier. Le chef de famille.
« HO HO HO » appuyé d’une embrassade et d’un bisou déjà chargé, la mine joviale et rubiconde. Tous les ans, il reste Père Noël jusqu’au nouvel an.
- On est en avance, on a préféré éviter les embouteillages, lance Léonce, ma cousine, de l’air désolé de celle qui arrive très en avance et très heureuse d’avoir évité les bouchons. Pas ceux des bouteilles qu’ils ont déjà entamées, dans le panier que Loulou traîne derrière lui. Loulou, c’est leur fils aîné, dix ans. Suivi par les triplées, les trois A qui elles, traînent leurs doudous.
- On a fait une petite halte en chemin, un arrêt-pipi et un petit en-cas. C’est que la route est longue ».
Oui, je vois ça au niveau dans les bouteilles. Blanc pour lui, rouge pour elle. Là aussi, un peu d’avance, histoire de se mettre en train.
Les trois A se défoulent déjà de plus en plus haut sur le canapé qui commence à péter quelques ressorts. C’est leur lit pour cette nuit. J’espère qu’un bout de ferraille leur entrera dans les fesses. Mollement, Léon leur dit d’arrêter ce qui provoque des sauts encore plus hauts. Il a l’art de motiver ses troupes.
Loulou a filé jouer sur la console dans la chambre d’amis.
« Comment je peux aider ? ». Demande Léon. La dernière fois qu’il a voulu aider, c’était en fin de soirée en insistant pour essuyer les verres de cristal qui sont tous morts, du coup. Cette fois-ci, il n’y a que les huîtres à ouvrir. Un travail que les hommes aiment en général, qui les revalorise, comme si une femme en était incapable.
- Tu peux ouvrir les huîtres, si tu veux.
Léonce, derrière le dos de Léon, me fait de grands signes, me lance des regards qui font non non non, surtout pas !
- Ah ! Super, tu me prépares tout et je te fais ça aux petits oignons. Des huîtres aux petits oignons, HO HO HO ! »
Vue la mine dépitée de Léonce, le pire est à envisager. Les pauvres mollusques vont être chargés d’écailles… Eh bien non, ce ne fut pas le pire, malheureusement.
Le temps passe. Maman aussi. Toute guillerette, toute à la joie d’une réunion attendue depuis qu’elle a quitté celle d’il y a un an, celle qui rassemble autour d’elle ses poussins et petits-poussins. On fait le réveillon chez moi, c’est plus grand. Quand ses petits sont partis vivre leur vie, sa maison est devenue une charge trop importante. Elle habite maintenant un petit deux-pièces à deux rues d’ici. Elle arrive rayonnante, petite souris affairée à ne rien faire, pour une fois qu’elle sera la reine. Elle a bien raison. Elle a donné pour les réveillons. Va t’assoir, maman, je t’apporte un verre et des grignotis. « Je peux aider ? ». Non, maman, on s’occupe de tout. On, c’est que moi. Léon a écaillé deux huîtres. Il prend de l’avance pour l’an prochain. Je dresse la table. « Je peux aider ? », demande Léonce. Non, occupe-toi des AAA. Il doit rester des jeux dans la chambre d’amis, donne-leur de quoi jouer dans le calme.
La volaille au four commence à diffuser une bonne odeur chaleureuse. La sonnette d’entrée retentit. Ah mais voici mon autre dinde, ma sœur, qui embaume la rose. Et son dindon de mari, la peau fripée du cou qui trésaille de contentement. Louis est ingénieur issu des Arts et Métiers. Il est la sommité de nos petites sauteries. Celui qui sait et a toujours raison. Maintenant, il est devenu PDG. Il choisit les vins dans ma cave, regrettant qu’il n’y ait pas tel ou tel cru. Il participe aux frais du repas, vingt euros pour lui, vingt euros pour ma sœur, grand seigneur. Un des réveillons précédents, je lui ai rendu un euro, pour voir. Il l’a pris en me disant qu’il n’y a pas de petit profit et que les petits ruisseaux gna gna gna. Calme, calme-toi, je me dis. On va passer une bonne soirée, tous ensemble. L’aigreur sortira à une autre occasion.
« Je peux aider ? » demande ma sœur. Mais bordel, fais ! Tu connais la maison. Non, non, je lui dis. Tenez compagnie à maman, Louis et toi, installez-vous, servez-vous.
Léon a écaillé quatre huîtres pleines de bouts de calcaire.
Loulou me demande si j’ai une connexion internet pour jouer en ligne et se marrer avec ses potes facebookiens. L’ordi est dans mon bureau. J’hésite. J’aime pas trop qu’on touche à mon ordi. Oui, je lui dis.
J’entends maman, Louise et Louis rire de blagues salaces, profitant de l’absence des enfants. « Viens rire avec nous, viens » me dit maman. Ben tiens, j’ai que ça à faire. Oui, oui, je termine et j’arrive…
A table ! Personne ne réagit. Les adultes, c’est comme les mômes, il faut répéter plusieurs fois, le temps que les mots et leur signification arrivent jusqu’au neurone.
A table !
Un grand cri dans la cuisine. Léon s’est écaillé profondément la main. Il y a du sang plein les huîtres, et sur la table, et sur le sol. Il hurle comme un goret, un verre de vin blanc dans la main gauche. Il désinfecte la plaie béante. Il titube d’un endroit l’autre, aspergeant de carmin les murs pâles. C’est du plus bel effet. Léonce arrive en trombe. « Je le savais, je le savais, je le savais ». Si tu le savais, pourquoi ne pas avoir empêché la catastrophe ? Tout le monde est réuni dans la cuisine. Léon fait le brave, blanc comme son verre. « C’est rien, juste une petite coupure ». Tout juste s’il ne rajoute pas, mourant : « laissez-moi, les mecs, je me sacrifie, partez tuer ces maudits talibans de ma part, c’est mon cadeau à la Patrie », comme dans un film de guerre. Maman hurle « les urgences, il faut l’emmener aux urgences ! ». Les enfants se cognent aux adultes pour mieux voir. L’une des trois A pleure. A l’a pincée pour profiter d’une meilleure vue.
Léonce emmène Léon à l’hôpital. Continuez sans nous, je vous tiens informés par sms. Les enfants, vous restez ici, qu’elle fait.
Nous, on ne sait pas trop quoi faire. Enfin, quand je dis nous, c’est eux. J’ai la cuisine à nettoyer et les huîtres à ouvrir. Ce qu’il en reste. Un tas. Léon en a ouvert six. Et ouvert deux bouteilles. Ca équilibre. J’en profite pour m’en servir un verre. Courage, ma fille.
Dans le salon, c’est à celui et celle qui raconte les souvenirs des réveillons précédents. La fois où il y a eu bagarre générale causée par une discussion politique. Oh et puis la fois où le rôti avait brûlé, tu te souviens ? Et d’en rire. C’est un rire nerveux, dit maman. C’était pas drôle. C’est pas drôle non plus, Léon aux urgences.
La cuisine est propre, les huîtres prêtes.
A table !
« Mais tu n’y pense pas ! On ne peux pas commencer sans eux ! » profère doctement Louis, ma pauvre fille lourdement sous-entendu par ses gros yeux qui globulent.
BLAM et des cris venant de la chambre d’amis. « Maman, maman ! », des pleurs, des vagissements. Mon Dieu, les filles, on a oublié les filles là-haut. Une A a mal rebondi. Elle s’est ouvert l’arcade sourcilière sur le coin de la commode. Un sacré bond d’une sacrée longueur. Bravo ma puce.
J’emmène A aux urgences. Léonce ne sait plus où donner de la tête. Léon est en train de se faire recoudre. « Je ne peux faire confiance à personne. C’est comme ça que tu t’occupes de mes filles. Ah ben bravo. ». Oui, bravo, bravo pour tout, les grands esprits se rencontrent. Je ne dis rien, laisse passer l’orage. Pas la peine d’en rajouter, elle a assez de malheur comme ça. Je prends sur moi et lui laisse la petite, pas la peine d’être à plusieurs, hein… Oui, c’est ça, qu’elle dit, défile-toi, hors de ma vue. Elle est énervée, c’est rien.
A la maison, Louis a reçu un sms de son frère. Il est bloqué dans un embouteillage monstre. Il sera très en retard.
L’ambiance s’est sacrément rafraîchie. Louise propose son aide. Elle peut ouvrir une bouteille. Mais fais-le, merde ! Oui, je lui dis, c’est une bonne idée ma chérie. Elle saisit un magnum, rien que ça, empotée comme c’est pas permis. Elle doit avoir les mains moites car la bouteille glisse, lui échappe des mains et atterrit direct sur son escarpin vernis noir. Elle va rouler, intacte, sur le tapis persan. La bouteille. Ma sœur, elle, saute dans tous les sens en faisant « hou, hou, ouille » en battant des mains, et se tenant le pied qui a déjà bien enflé.
Oui, vous avez deviné. Direction les urgences pour une radio. On apprendra plus tard qu’elle a le petit doigt de pied fêlé. Ca lui va bien, à ma sœur, le côté fêlé.
La population se désertifie chez moi. Il va falloir sérieusement songer à dresser la table dans la salle d’attente.
Il est tard. Pour la messe de minuit, c’est râpé. Maman décide d’y aller tout de même. La religion, c’est sacré. J’évite de répondre. La religion est source de conflits familiaux. Ne dis rien, ma fille, courage, on est presque demain, un autre jour.
Je reste seule avec Loulou et deux A. Il me reste des fusées de feu d’artifice. Et si on faisait péter tout ça, ça vous dirait ? OUIIIIIIIIIIIIII. Ah, l’enthousiasme des enfants. J’évite de regarder droit dans les yeux le lit dévasté, défoncé. Demain. Pour l’instant, direction le jardin. On installe tout bien, on allume les mèches. C’est merveilleux. Quelques voisins se mettent à leur fenêtre pour admirer le spectacle. Ohhh, ahhhhhh, la belle bleue. Le chien veut lui aussi faire partie de la fête. D’un coup de queue, il fait basculer une fusée qui part direct sur l’abri de jardin et le tas de feuilles sèches qui attend d’être ramassé. Bien à l’abri de l’humidité sous l’auvent, il s’embrase joyeusement. La cabane prend feu elle aussi.
Alertés par les voisins, les pompiers sont vite sur place. Attirés par la fumée noire sortant de la cuisine, ils arrosent largement la dinde qui a crâmé. Nous, munis de seaux d’eau, on avait maîtrisé l’incendie de jardin. Les enfants en seront quittes pour quelques brûlures superficielles.
Moi, ça va, merci. Maman et l’ordi aussi.
Et tous les ans, c’est pareil. A peu de choses près. Là, j’avoue, ils ont fait fort.
La maison est vide. Le sms de Louis arrive les bras chargés de remontants alcoolisés. Ah non, c’est fini, plus rien à voir ici. Si tu veux vraiment passer un chouette réveillon, c’est à l’hôpital que ça se passe.
Finalement, ce réveillon aux urgences était assez sympa. Sms et moi avons amené de quoi régaler tous les malheureux de la soirée. On a chanté, mangé et bu (pas trop). On a rit et on a oublié les plaies et bosses. Les infirmiers étaient très contents, et les pompiers aussi. Ca change de la routine et d’une bête réunion où tout le monde s’ennuie ou se crêpe le chignon.
« Moi aussi, je hais les réveillons », que je lui réponds, au médecin urgentiste. Du coup on trinque et un sourire de connivence nous unit brièvement.
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