Loch Glas

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« C'est moi qui suis ici un barbare, car on ne m'entend point. » (Ovide, Les Tristes)


Un épais brouillard enveloppait les montagnes du nord de cette lointaine et sauvage province romaine de Bretagne, et ce matin-là du début de l'année 368, il faisait froid, et humide. Les deux sommets à l'est et au sud du plateau que les barbares appelaient Sgorr et Alligin, étaient, à cause des nuages bas, invisibles depuis le camp fortifié de Loch Glas (lac gris en langue barbare), qui s'était installé là un mois auparavant, sur l'ordre du gouverneur de Bretagne Théodose. Celui-ci craignait une attaque des Pictes et des Scots. Ces deux peuples barbares, en effet, semblaient avoir établi une alliance entre eux contre l'occupant romain, et menaçaient la frontière marquée depuis des siècles par le Mur de l'empereur Hadrien.

C'est ainsi que la légion commandée par les consuls Aulus Terentius Maximus et Lucius Valerius Lactuca se trouva envoyée si loin, dans un camp sur un plateau entre deux collines, non loin d'un grand lac.

« Consul ! cria un soldat en passant la tête dans l'ouverture de la tente de Lucius, un message du Gouverneur Théodose pour toi. Un cavalier vient de l'apporter. »

Lucius se leva de son siège et prit la lettre.

« Merci. » dit-il simplement.

Le soldat le salua et disparut. La lettre n'annonçait aucun événement, ne donnait pas d'ordre. Théodose ne faisait que rappeler les ordres du lointain César Valentinien, donnés sous le soleil d'Italie dans la Ville Éternelle, mais qui prenaient un ton absurde dans ces terres barbares où Rome n'était représentée que par une légion composée en grande partie de Gaulois, de Bretons, ou d'anciens criminels romains. La formule de l'Empereur était pourtant simple : « Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour garder l'Empire puissant en Bretagne. Inspirez la crainte aux ennemis de Rome, et refoulez-les au fond de leurs domaines. »

Lucius soupira. Il recevait chaque semaine une lettre disant la même chose, mais celles-ci ne parvenaient pas à lui ôter l'idée que ses hommes et lui-même craignaient plus ces barbares que ceux-ci n'avaient peur de la Légion. Il sortit. L'air était frais, et il aperçut le second consul, Aulus Valerius. C'était un jeune officier qui faisait ses preuves en Bretagne. Lucius lui tendit la lettre, et Aulus, le regarda d'abord en fronçant les sourcils, puis saisit la lettre sans rien dire, et la lut en tournant le dos. Car les deux officiers ne s'appréciaient guère et ne se parlaient pas.

Lucius était issu d'une famille récemment convertie au christianisme, religion nouvelle que Constantin avait autorisé cinquante-cinq ans auparavant. Aulus, le plus jeune, était d'origine noble, d'une illustre famille patricienne, et, au contraire du vieux Lucius, il avait conservé le culte des anciens dieux. Quant aux soldats, ils aimaient Lucius, mais respectaient Aulus.

Lucius ne montra pas d'agacement devant l'attitude du jeune homme. Il se promena entre les tentes et trouva le camp dans le désordre habituel. Des marmites posées sur des feux disposés de manière anarchique dans le camp enfumaient les alentours, les hommes hébétés le regardaient passer sans effectuer le salut réglementaire. Lucius allait apostropher les hommes pour leur tenue sale et négligée, mais il se retint. Il savait qu'il était en présence de la lie de l'armée romaine, que tous ces hommes étaient ici en pénitence.

Le consul se dirigeait vers les tours, lorsqu'un soldat à l'haleine alcoolisée lui tomba dessus, s'accrochant aux épaules de Lucius, en lui soufflant à la figure. Lucius voyait de près sa barbe sale, ses dents jaunes et ses yeux rouges.

« Quand viendront-ils ? Quand arrivent les barbares ? Quand allons nous tous mourir ? Dis-nous la vérité, consul ! »

Lucius repoussa l'ivrogne d'un coup sec. Celui-ci tomba à la renverse en éclatant d'un rire dément. Puis le consul alla vers la palissade de madriers pointus, et monta dans une des tours de bois qui avaient été construites à chaque angle de l'enceinte.

« Rien de nouveau ? » demanda-t-il aux gardes de la tour qui scrutaient l'horizon embrumé.

Ils ne répondirent pas, mais se contentèrent de jeter à leur consul des regards rapides.

« Nos alliés, la tribu des Votadini, poursuivit Lucius, ont envoyé des éclaireurs pour nous prévenir si une armée de Pictes ou de Scots venait à nous menacer. Ils devaient être de retour hier. N'avez-vous vu personne ce matin ? »

Lucius n'obtint pas non plus de réponse. Il descendit de la tour, inquiet. Il pensait à ce qu'on lui avait dit de mutineries qui se terminaient par la crucifixion des officiers. Dans ces terres sauvages, le droit romain n'avait pas cours et s'il prenait aux soldats l'envie de se rebeller, ils tueraient leurs supérieurs et s'enfuiraient dans les montagnes, se joignant aux barbares qui se faisaient de plus en plus menaçants.

Il en était là de ses réflexions lorsqu'un cri tomba de la tour qu'il venait de quitter : « Charrette en vue ! »

Lucius remonta et vit en effet une charrette tirée par deux boeufs et conduite par un homme du pays, un vieillard. L'attelage se dirigeait lentement vers la porte du camp. Comme le vieux barbare était seul et qu'il ne semblait pas dangereux, Lucius donna l'ordre d'ouvrir la lourde porte de bois, puis redescendit pour voir de quoi il s'agissait. L'officier alla droit à la charrette, et tandis que les gardes abaissaient leur pilums vers le vieux Picte, encerclant son attelage, Lucius, après avoir tenté vainement d'interroger le barbare, jeta un œil sur le chargement. Il s'agissait de grandes corbeilles d'osier fermées par des couvercles de la même matière. Lucius en ouvrit une, puis recula épouvanté. Il se signa, puis regarda autour de lui, vit ses soldats étonnés, puis, plus loin, le jeune Aulus Valerius qui le regardait d'un oeil moqueur. En réalité le second consul était tout aussi surpris, et curieux de savoir ce que contenait ce chariot. Les soldats s'approchèrent à leur tour, et découvrirent ce qui avait provoqué une telle réaction de la part de leur chef.

Les paniers étaient remplis de têtes tranchées, grimaçantes, livides et ensanglantées, encore ornées de ces symboles que les peuples d’Écosse se peignaient alors sur le visage avant de partir en guerre. Ces têtes étaient celles des chefs des guerriers Votadini, alliés de Rome, qui étaient partis plus au nord en éclaireurs, pour prévenir d'une éventuelle attaque coordonnée des Pictes et des Scots redoutée par l'empereur Valentinien et par son représentant dans la province de Bretagne, Théodose. Les chrétiens firent le signe de la croix, les autres invoquèrent les dieux. Aulus, qui lui aussi s'était approché de la charrette, fit une moue de dégoût et s'adressa à ses soldats :

« C'est abominable ! Ces peuples n'ont aucun respect du droit de la guerre, nous allons leur faire payer cela ! Soldats, dressez un bûcher, brûlez ces paniers et le vieux barbare avec ! ».

Puis il se retira sous sa tente. Il y avait disposé, sur une petite table en bois, des statuettes de Jupiter, de Mars et de Junon, il récita une courte prière, et ralluma les trois bougies qui brûlaient devant les idoles. Puis, se laissant tomber sur son siège, il resta songeur un long moment. Quelle horreur, ces têtes ! Les peuples barbares sont les ennemis de Rome, et ils menacent l'Empire au nord, avec les Pictes et les Scots, à l'est avec les Germains, au Sud avec les peuples de l'Afrique... Et cette division en deux de l'Empire, il y a quatre ans ! Et ces empereurs qui ont adopté cette nouvelle religion venue de Palestine ! Aulus en était persuadé : la fin de l'Empire était proche. Aulus essayait de se raccrocher à des repères pour ralentir la lente destruction de son monde. La légion, ses symboles rappelant le passé glorieux, son aura gagné dans les grandes batailles d'autrefois, c'était pour cela qu'il s'y était engagé. Et il conservait les vieux rites des dieux romains, car, pensait-il, ceux-ci allaient punir Rome de s'être détournée d'eux, mais surtout parce qu'ils représentaient la Rome éternelle de Romulus, des Tarquins, de Jules César et d'Auguste... Aulus avait peur.

Oui, en réalité, il craignait ces barbares, comme chaque soldat de ce camp. Et il avait raison. Il sortit et erra dans le camp. Il vit ce que Lucius avait vu tout à l'heure, ce qui était un spectacle quotidien dans ce camp fortifié quelque part au nord du Mur d'Hadrien, sur un plateau au bord d'un grand lac : des tentes mal alignées et mal installées, des feux un peu partout, des poules et des chiens galeux dans les allées. On se serait cru dans quelque mauvais quartier de Rome. Mais ce qui exaspéra le plus le jeune officier, ce fut de voir en plusieurs endroits des cérémonies religieuses diverses, chrétiennes ou destinées à des dieux celtes.

Aulus, excédé, et pestant sur ces soldats qu'il ne considérait pas comme de vrais légionnaires romains, d'origines souvent très diverses (pour la plupart bretons, gaulois ou ibériques), sortit de l'enceinte, et marcha seul vers le lac. Un lagopède au plumage roux s'envola devant lui, battant bruyamment des ailes. L'oiseau alla se poser plus loin et disparut dans l'épais manteau de bruyères qui, recouvrant les collines, leur donnaient de loin une couleur pourpre. Aulus s'assit sur un rocher au bord du lac, et continuait à ressasser ses sombres pensées. Puis il se prit à réciter à voix haute des vers des Élégies du poète Properce :


« Ce lieu dans les enfers un héros engloutit,

Et sur les eaux du lac erre encor son esprit... »


Il s'interrompit. Une corne sonnait dans la montagne, puis d'autres résonnèrent à leur tour. Sur les crêtes rocheuses, des centaines, des milliers de silhouettes se dessinaient sur le ciel blanc, et une véritable avalanche humaine dévala le versant des monts Mùnn et Draigh. C'étaient des barbares chevelus et barbus, à moitié nus, corps et visages peints, armés de haches, de lances, de courtes épées et de boucliers ronds. Ils hurlaient à l'unisson, et ce cri formidable parvenait aux oreilles d'Aulus. Celui-ci tira son glaive et se mit à courir, tandis que les hordes de Pictes et de Scots arrivaient sur le plateau et convergeaient vers le fort. Aulus vit, loin devant lui, les soldats romains commandés par Lucius sortir du camp et former une ligne défensive devant les fortifications. Ils attendaient de pied ferme la charge ennemie, tandis que le second consul courait toujours. Il ne voulait pas manquer le choc des deux armées. Mais il n'arriva pas à temps. Les premiers barbares atteignaient les lignes romaines, sans parvenir à enfoncer le mur de boucliers bardé de lances sur lesquelles ils s'empalaient par dizaines. Mais il en venait de partout, et la vue des premiers morts semblait augmenter encore leur énergie. Des flèches commencèrent à siffler des deux côtés, mais les barbares envoyaient aussi des projectiles incendiaires sur le camp. Quelques tentes commencèrent alors à flamber. Une tour de garde prit feu également. Le gros des troupes barbares rencontra alors la ligne de résistance romaine.


« ...Rien ne l'a garanti. Sa valeur, sa naissance,

Sa force, de César la suprême puissance,

Ces voiles et ces vœux dans un théâtre plein... »


Ce choc fut terrible. Ce n'étaient pas seulement le choc de deux armées, c'était le choc de deux peuples, le choc de deux cultures, le choc de deux mondes. Deux mondes qui ne pouvaient pas coexister. Il fallait que l'un périsse pour que l'autre survive. Et en effet, tout opposait les deux armées. Les romains, organisés, disciplinés et portant tous les mêmes armes et attributs, et les barbares coalisés, de peuples divers, tous ornés de peintures différentes, armés de haches ou bien d'épées, blonds ou bruns, Pictes ou Scots. Au cours de sa longue Histoire, Rome avait déjà écrasé,vaincu et presque exterminé de nombreux peuples, mais ceux-ci étaient bien trop nombreux pour cette légion isolée.

Aulus arriva enfin devant le camp, et il entra dans les rangs romains, poussant les soldats et rejoignant Lucius.

« Combien de temps allons-nous encore tenir ? » Demanda celui-ci.

La réponse ne vint pas d'Aulus, qui se contenta de jeter un regard méprisant au vieux consul chrétien, mais elle fut rapide. Les barbares ayant percé la ligne de défense, ils s'engouffrèrent dans la brèche et les légionnaires refluèrent en désordre vers l'intérieur du camp.

« Fermez la porte ! Retirons-nous dans l'enceinte ! » cria Lucius.

Aulus fit voler le casque du vieil homme et l'assomma d'un coup de poing.

« Lâche ! Un vrai romain ne fuit jamais ! »

Cependant les soldats tentaient de fermer les portes, mais en vain, tant était forte la poussée des barbares. Quand à la palissade, elle avait pris feu à plusieurs endroits et cédait par pans entiers sous la hache des coalisés. Et bientôt le camp entier fut le théâtre d'une bataille au corps à corps. La fumée de l'incendie cachait les couleurs, troublait les formes, faisait paraître semblables amis etennemis. Les romains étaient massacrés.

Blessé, ne voyant plus autour de lui d'alliés que des cadavres, Aulus, la joue barrée d'une balafre, marcha en titubant vers sa tente. Il la trouva en bon état, mais quand il y entra, deux barbares étaient à l'intérieur, pillant les malles, dérobant les armes et les tissus qui s'y trouvaient. Ils se jetèrent sur lui, mais le jeune homme, transperçant le premier de son glaive, donna un coup de pied dans le ventre du second, qu'il égorgea une fois que celui-ci fut à terre.

Puis, Aulus aperçut la petite table de bois renversée, et vit ses statuettes gisant sur le sol. En tombant, la tête de Jupiter s'était brisée. Le consul rampa jusqu'à ses chères idoles, et ramassant les dieux meurtris, il resta penché sur eux, tandis que des larmes amères tombaient de ses yeux.

Et c'est ainsi que trois Pictes le trouvèrent, pleurant sur la légion vaincue, sur l'Empire menacé, sur sa civilisation déclinante.


«..Les vertus dont sa mère enseigna le chemin,

Rien n'arrêta sa mort, à sa vingtième année,

Un instant a tranché si belle destinée ! »

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