4/10 — Brad
Midi quinze. Je sortis du travail en toute hâte et tentai une nouvelle fois d’appeler Jade. Je n’avais qu’elle en tête depuis le début de la matinée, et après un sixième appel sans réponse, je me décidai à lui laisser un message.
« C’est Brad… Il faudrait qu’on se voie, rien de grave, ne t’inquiète pas ! »
J’espérais intimement qu’elle m’accorderait un peu de son temps. Je ne cessais d’imaginer le pire à son sujet. Et les paroles de cet homme cette nuit, ce Rêveur, me déstabilisaient encore. Elles m'imprégnaient, s’écoulaient sous ma chair comme un fleuve remontant frénétiquement la terre, la creusant et se jetant férocement dans la mer, par vagues successives et infinies. Chacune de mes pensées convergeait vers le souvenir de ce rêve. La tristesse et la peur refaisaient surface, inlassablement. Je revivais constamment un songe dont je ne me rappelais plus le contenu, si ce n’était son atmosphère douloureuse et ses accusations improbables.
« Te souviens-tu de ce que tu as fait à Jade Lauren ? »
Le décor bascula encore sous l’évocation de ces mots. J’avais l’impression de détenir une incantation mystérieuse. La prononcer m'eut certainement rendu capable de détruire le monde. Ou au moins de détruire Jade ; si ce n'était pas déjà le cas.
Pourquoi fallait-il qu'elle ressurgisse ? Pourquoi de cette manière ? Et pourquoi maintenant ?
Jade était une fille bien. Nous nous étions rencontrés par le biais de son frère aîné, Victor, avec qui j’avais sympathisé quelques années auparavant. Nous partagions, lui et moi, des tâches professionnelles, non comme collaborateurs, mais comme prestataires extérieurs amenés à travailler ensemble le temps de remplir certaines missions spécifiques. Nous étions tous deux comptables — employés —, mais il décida, à l’approche de la trentaine, de changer de profession. Vouant un « amour secret » pour l’écriture depuis bien longtemps, il devint écrivain. « Par la force des choses », disait-il — il emprunta également cette expression pour définir le titre de son premier roman. Lancé à son compte, les affaires semblaient fructueuses. Il menait grand train, l'ancien comptable.
J’empilai nombre de ses romans sur mon étagère, bien que je ne les eusse jamais lus. Sa prolixité m’étonnait souvent. Son dernier livre, un soir sous la pluie, siégeait en maître dans ma collection. Adossé au reste de la pile, il accueillait avec allure tout lecteur qui daignait jeter un œil sur la bibliothèque. Comme s’il voulait se mettre en évidence de lui-même — tel auteur, tel livre, sûrement. Il était encore emballé sous film et je ne connaissais ni le pitch de départ, ni le thème qu’il abordait. Je m’amusais parfois à imaginer ce qu’il contenait. On ne peut pas écrire un livre de trois-cent et quelques pages sur la pluie, m'amusais-je à penser de temps à autre. Il doit bien y avoir un message caché, quelque chose de plus poignant qu’une simple averse et qu'un simple soir. En tant que comptable, mon esprit logique s'arrête toujours au sens premier des mots et des phrases. Chercher plus loin, c'est un peu comme penser à contre-courant. Comme essayer de forcer un chien à ne plus remuer la queue.
Mon pragmatisme s'avère souvent constituer un défaut plus qu'une qualité. C’était probablement pour cela que je n’avais jamais vraiment rêvé, ou plutôt que je ne me souvenais pas de mes rêves. À part celui de la nuit précédente. À part ces mots qui tourbillonnaient autour de moi cette journée-là.
Par le passé, pour savoir ce que contenaient les livres de Victor, je demandais à Jade. Elle semblait les lire plus rapidement qu’il les écrivait. Avant même qu’ils ne soient publiés, elle les connaissait par cœur, les corrigeait parfois. Elle osait, de temps à autres, lui prodiguer quelques conseils, çà et là. Elle n'avait pourtant pas la moindre ambition littéraire, bien qu’elle cultivât la même passion que son frère.
Plus j’y repensais, plus je la visualisais, et plus je me demandais si nous avions bien fait de nous séparer.
Un simple rêve… dont je ne me souviens même pas, de surcroît, et voilà que je remets ma vie en question ! pensai-je, me querellant intérieurement.
Le temps passait et un travail laborieux et inintéressant m'attendait. Curieusement, je n'avais pas déjeuné. Je m'éveillai de mes pensées, assis dans ma voiture, moteur allumé. J'avais conservé cette position durant plus d’une heure, accaparé par de multiples voix qui hurlaient dans mon esprit. Celles du Rêveur. Celles de Jade. Les miennes...
Il fallait mettre un terme à ces préoccupations.
J’appelai Victor. J'espérais qu'avec son aide, j'obtiendrais un rendez-vous avec sa sœur.
Ensuite, une fois que j'aurais vérifié qu'elle se portait bien, ma vie aurait repris son cours normal et ma culpabilité subite se serait enfin éteinte.
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