1/8 — Jade
Nouvelle journée, nouveau regard. Dans le reflet du miroir, je contemplais cette nouvelle image de moi. Je remarquai quel point j'avais changée, alors même que mon apparence n'y changeait rien. Cela me rendait folle.
J’avais perdu mon éclat. C’était une évidence même que je ne pouvais nier... Mais quel éclat ?
Je ne me souvenais pas avoir été une femme éclatante, jusqu’à ce jour — j’avais vingt-neuf ans à cette date précise. Non pas que j’étais du genre taiseuse, ou dépressive, car il m’arrivait de sourire de la vie comme tout un chacun. Disons que je n’ouvrais pas ma porte à qui le voulait, et cela me convenait comme cela. De là à dire que je n'étais pas une femme éclatante, il n’y avait qu’un pas. En outre, ma mauvaise répartie, sur le plan humoristique, ne me rendait pas service, contrairement à certaines personnes chez qui l'humour est inné. Les fées ne se penchent pas sur tous les berceaux, malheureusement pour moi. Et puis, c’est vrai que j’étais toujours assez terre-à-terre, et que je n’avais jamais eu l’habitude de me réjouir pour « un rien ». Au contraire, je dramatisais facilement. D’après moi, si je devais faire les comptes entre mes périodes tristes et mes périodes plus heureuses — mes moments de plaisirs versus mes instants de douleurs —, il n’y avait aucun doute : la tristesse et la douleur l’emporteraient par KO. La faute à pas de chance. Et aux fées ! Ou à mon manque d’ambitions, c’est selon. J’espérais toutefois que cela ne traduise pas un caractère viable et définitif de ma personnalité, car ce n’était pas très vendeur pour la célibataire que j’étais devenue. Heureusement, à cet âge, j’avais encore du temps devant moi pour inverser la tendance.
Cela dit, je n'en ressentais plus ni l'envie, ni l'intérêt.
Je tentai un sourire pour équilibrer les comptes désavantageux que je venais d'établir sur moi-même, au moins pour ce jour-là, mais n’en tirai rien de bon. Il me manquait, encore et toujours, quelque chose.
Mon reflet m’intriguait. Flottant dans ma nuisette bleu clair — la même que la veille —, j’avais l’impression d’avoir perdu du poids. Beaucoup de poids. En une journée seulement, cela ne devrait pourtant pas être visible. Il s’agissait sûrement d’une erreur de ma part. On ne peut pas perdre suffisamment de poids pour que cela se remarque dès le lendemain, pensai-je. Mon corps était tout à fait normal, la veille. Je me souvenais même que j’avais bonne mine, physiquement parlant.
Pourtant, plus je contemplais mon reflet, plus j’en étais certaine : non seulement j’avais perdu du poids, mais je mincissais encore, imperceptiblement. Mon ventre se creusait très lentement. Comme mon visage. C’était invisible à l’œil nu, mais plus le temps passait, plus la sentence paraissait irrévocable. En cinq minutes, durant lesquelles je ne quittais pas ma silhouette des yeux, mon corps s’était transformé. Mes joues semblaient attirées dans un vortex, au centre de mon visage. C’était comme si un être, à l’intérieur de moi, aspirait ma chair avec une paille.
Je fermai les yeux un bref instant pour reprendre mes esprits, mais ce fut peine perdue. Je maigrissais encore et encore, à mesure que je me regardais dans ce miroir. Ma peau s’étirait. Ma graisse disparaissait. Je me métamorphosais peu à peu. J’allais finir par m’avaler moi-même, si je ne parvenais pas à faire cesser cet étrange phénomène. Je sentis soudainement mes organes vibrer en moi, luttant face à la destruction inéluctable qui les attendait.
« C’est encore toi, Rêveur ? criai-je. C’est ton œuvre, n’est-ce pas ? On est dans ton rêve, c’est ça ? Tu te moques de moi, comme la dernière fois ? Que vas-tu me prendre, cette fois-ci ? »
Mes questions se bousculaient. La compression de mon corps me cisaillait de l’intérieur, bien qu’elle fût indolore. Mes os craquaient. Mes dents, serrées, étaient sur le point de se briser. J’étais au bord de la rupture. J’allais imploser.
« Ce n’est pas mon rêve, Jade… », commenta le Rêveur, dont j’aperçus la silhouette dans le miroir.
Il s’approchait silencieusement de moi, entièrement nu. Bien qu’il n’eût aucun visage, j’étais certaine qu’il souriait. L’atmosphère environnante s’emplissait d'un mélange de folie macabre et de plaisir sadique.
« Je pensais que tu avais au moins compris cela, reprit-il. Je te le répète, Jade… je ne suis pas capable de rêver pour moi-même.
— Alors arrête ça ! hurlai-je, pressée d'en découdre. Dégage de mes rêves !
— Non, Jade… Non… je ne peux pas m’arrêter. Je ne peux pas partir. Pas maintenant. »
Mon corps continuait de « s’avaler ». Je suffoquai, incapable de respirer. Prise d’une toux brutale, je déglutis un long — interminable ! — filet de sang ; un sang rouge vif, saturé, brillant et chaud, comme un coulis de framboise en ébullition. Je vomissais mes tripes, au sens littéral du terme. La douleur, elle, n’existait pas.
Étonnamment, la vision de cette scène, que l'on pourrait qualifier de proprement angoissante, ne m’angoissait pas le moins du monde. Je la contemplais sans émotion. J’avais envie qu’elle cesse, mais n’avais pas peur du résultat. Seul le Rêveur, qui s’était approché juste derrière moi, m’insupportait au plus haut point. J’aurais voulu être en mesure de me retourner. J’aurais voulu me défendre. Mais je ne réussissais qu’à vomir. Mon sang coulait abondamment sans discontinuer.
« Aujourd’hui, je vais te prendre autre chose ! » commenta le Rêveur.
La peur s’installa immédiatement. Revenue miraculeusement au moment le plus approprié. Je la redécouvris. Cette boule lourde, froide et collante, se faufilant au creux de mon abdomen. Elle exista un instant, mais fut brêve. Comme un coup violent, féroce, venu de nulle part, qui vous rappelle que vous pourrez être frappé à nouveau à tout moment. La peur fut de retour, plus puissante que jamais, puis elle s'éclipsa. Son message me paraissait clair. Il disait : « reste sur tes gardes, car je reviendrai ! »
Après un ultime effort, je parvins à me retourner.
Le Rêveur avait disparu. Il n’était plus là. Évaporé, sans laisser la moindre trace. L’atmosphère aussi avait changé. Elle redevenait « normale ». Réelle.
Je me regardai à nouveau dans le miroir. Rien à signaler. Pas le moindre changement physique, hormis cet aspect manquant que je n’avais toujours pas parfaitement identifié. Je n'étais pas plus mince que la veille, ni plus enrobée. Le contenant n'avait pas changé, contrairement au contenu.
La voix du rêveur résonnait encore dans la pièce :
« Je vais te prendre autre chose ! »
« …autre chose… ! »
« … te prendre autre chose... ! »
La peur avait disparu, certes, mais le doute m'envahissait tout de même.
Avais-je perdu autre chose en moi ?
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