2 - Le Trèfle
Les cheveux de Maureen avaient toujours été source d'ennuis: épais, ondulés, difficile à démêler, ils étaient surtout roux. Des cheveux d'un beau roux flamboyant, pas un roux discret et tirant sur le blond ou sur le châtain, non, un roux cuivré, orangé, et visible de loin. Encore un héritage de son irlandaise de mère, lui avait répété plusieurs fois son père. Maureen avait tout essayé pour les camoufler, parce que ses camarades avaient très tôt pris l'habitude de se moquer de leur couleur. Elle avait reçu tous les sobriquets existant, de "poil de carotte" à "rouquemoute", et avait été victime pendant toute son année de sixième de harcèlement à propos de ses cheveux: des enfants l'accusaient de sentir mauvais et d'être maléfique, et s'étaient accordés pour l'isoler et lui envoyer des messages d'insultes dès qu'ils le pouvaient. Son père n'en avait rien su mais Arthur, qui avait toujours été très populaire, avait réhabilité sa soeur en se battant avec trois garçons qui s'en prenaient particulièrement à elle. Les années suivantes, Maureen avait tenté à plusieurs reprises de se teindre les cheveux en blond, en noir, en n'importe quelle couleur qui lui aurait permis de se faire discrète, de se fondre dans la masse, de ne plus se faire remarquer; mais chacune de ses tentatives s'était soldée par un échec, la teinture ne prenait pas. Ses cheveux rejetaient littéralement toute modification de couleur, comme s'ils étaient doués d'une volonté propre et malheureusement indépendante de celle de leur propriétaire. Une fois, Maureen avait coupé ses longues boucles, pensant qu'en éliminant la majeure partie de sa chevelure, la majeure partie de son problème disparaîtrait. Le résultat fut désastreux, et elle dût porter un large bandeau pour camoufler sa coiffure pendant de longues semaines. Au fil des années, les élèves s'étaient habitués aux cheveux de Maureen et ne lui faisaient plus de réflexion que de temps à autre, quand cela leur prenait.
Ce matin, pourtant, Maureen était devant le miroir en pied de sa chambre et serrait sa longue chevelure en un étroit chignon destiné à laisser le moins possible ses cheveux attirer l'attention. Dans son nouveau lycée, elle ne connaissait personne et n'avait pas l'intention d'être cataloguée immédiatement comme la "rousse". Evidemment, des mèches ne cessaient de s'échapper, prouvant à nouveau à Maureen l'incroyable force vitale et quasi surnaturelle de ses cheveux. D'un geste las, elle reposa le paquet d'épingles à cheveux qu'elle avait un moment auparavant l'intention de vider sur sa tête, et jeta un oeil involontaire à une paire de ciseaux qui se trouvaient sur son bureau. Puis, elle se décida à aller chercher le petit trèfle à trois feuilles qu'elle avait trouvé près de son oreiller, et le coinça dans l'une de ses barrettes. Après un dernier regard à son reflet, elle se décida à descendre.
Briac était déjà installé à la table du petit-déjeuner, et il l'accueillit avec une grimace destinée à l'amuser. Son beau visage était à peine fatigué, malgré la courte nuit qu'il avait dû passer. Il désigna d'un air interrogateur les cheveux de Maureen.
- C'est quoi cette nouvelle coiffure?
- Arrête, tu le sais très bien!
- Non, mais ça te va bien, hein. Par contre, le trèfle, t'étais pas obligée...
Maureen toucha le trèfle comme pour s'assurer qu'il était bien là, et adressa un petit sourire à Briac.
- C'est pour honorer nos origines, Briac. Cadeau d'Arthur!
Maureen supposait en effet que c'était Arthur qui lui avait donné discrètement le trèfle pendant qu'elle était sortie en pleine nuit. A vrai dire, elle avait d'abord supposé qu'il venait de Briac, puisqu'il était le seul, avec leur père, à avoir veillé aussi tard, mais sa remarque venait de lui prouver l'inverse. Et puis, c'était un jeu entre Arthur et elle d'évoquer leurs origines irlandaises. Entre les prénoms de chacun des enfants, et leur teint laiteux et plus ou moins constellé de tâches de rousseur, leurs racines celtiques étaient assez évidentes. Maureen avait tout de même une particularité: tous ses frères, à l'image de leur père, étaient blonds, d'un blond très clair, presque blanc même lorsqu'ils étaient très jeunes, et qui était aujourd'hui devenu cendré. En France, et particulièrement dans leur région plutôt méditerranéenne, ils attiraient forcément l'attention. Avec sa chevelure rousse, Maureen était, elle, carrément un phénomène de foire. Arthur pouvait plaisanter avec elle parce qu'il était là aussi pour la consoler quand cet héritage génétique était trop lourd à supporter. Il s'amusait donc régulièrement à la taquiner sur l'Irlande.
Quand Arthur entra dans la cuisine, Maureen se planta devant lui et lui plaqua deux grosses bises sur les joues. Arthur s'écarta en râlant.
- Oh mais t'es chiante, tu m'as bavé dessus!
Puis il plissa les yeux et attrapa le trèfle dans les cheveux de Maureen. Il s'esclaffa:
- Tu sais que même sans ça, on va vite comprendre d'où tu viens, hein?
- J'ai décidé d'assumer, je devance les curieux !
- Oui mais t'es quand même au courant que ce sont les trèfles à quatre feuilles qui portent bonheur? J'espère que tu ne l'as pas cherché trop longtemps, celui-là!
Maureen le regarda d'un air surpris: à quoi jouait-il?
- J'ai pas eu besoin de le chercher, grâce à toi!
En lisant l'incompréhension sur le visage d'Arthur, Maureen comprit que ce n'était pas lui non plus qui lui avait donné le trèfle. Un frisson lui parcourut l'échine, comme la nuit précédente, et elle changea de sujet. Une discussion entre les aînés s'engagea sur la rentrée et les différentes formalités. Arthur et Briac allaient loger dans la même chambre, tandis que Maureen devrait partager sa chambre avec de parfaites inconnues. Cette situation l'inquiétait au plus haut point: elle avait l'habitude d'être seule et indépendante, et la perspective de cohabiter dans une toute petite chambre avec plusieurs autres adolescentes lui semblait insurmontable. Tandis que ses frères plaisantaient sur les professeurs de l'année précédente et pariaient sur la probabilité d'avoir tel ou tel enseignant, Maureen entendit ses cadets dévaler l'escalier en compagnie de leur père.
- Salut les enfants, on se presse un peu, le car passe dans une demie-heure! Maureen, qu'est-ce que c'est que cette coiffure ? C'est la mode, les fleurs dans les cheveux? Briac, Arthur, j'espère que vos valises sont faites, je n'ai que celle de Maureen!
Un brouhaha considérable suivit ces quelques paroles, pendant lequel Briac et Arthur répondirent à leur père en continuant à rire, tandis que Matt et James parlaient en code entre eux, ce qui les rendait hilares eux aussi. Maureen était restée assise entre ses aînés, et ne réagissait plus à ce qu'elle entendait ni à ce qu'elle voyait. Ses petits frères l'avaient câlinée comme chaque matin avant de s'installer à table, mais n'avaient rien dit sur le trèfle que Maureen avait à présent retiré de ses cheveux.
Elle baissa les yeux sur ses mains qui faisaient mécaniquement tournoyer le trèfle et qui lui parurent agir indépendamment de sa volonté. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être l'anxiété mais il lui semblait que beaucoup de choses avaient pris une tournure étrange, ces dernières heures. Elle repensa à la nuit qu'elle avait passée, à la silhouette informe qu'elle avait cru voir passer, aux murmures qu'elle avait à peine distingués...
Maureen était maintenant convaincue que le trèfle avait été déposé par quelqu'un d'autre à côté de son oreiller.
Annotations