5 - La Bibliothèque
Une délicate et indéfinissable odeur émanait des vieux livres. Toujours ce même parfum, un peu chaud, légèrement sucré, rassurant, qui évoquait à Maureen celui du papier d’Arménie que son père faisait parfois brûler après le dîner, pour chasser les effluves rémanentes du repas. Au collège, les livres exhalaient une senteur désagréable, un peu aigre, qui la dégoûtait parce qu’elle l’associait aux nombreuses manipulations que les livres les plus lus avaient endurées, avec des mains parfois sales. Elle la qualifiait parfois de puanteur, et Arthur levait les yeux au ciel, parce qu’il n’avait pas le nez aussi fin qu’elle et ne percevait pas les subtiles variations des odeurs. Sur ce point, la jeune fille était comme son père, ce qui était assez rare pour être souligné. Son odorat particulièrement sensible avait été formé par les plats qu’il leur préparait, comme le fameux surströmming, dont l’odeur puissante alléchait les enfants et tous les chats errants, mais aussi par ses échappées dans la forêt, sa forêt, aux odeurs prononcées de champignon, d’humus, de feuilles fraîches, ou de mousse.
Dans la bibliothèque du Labyrinthe, avant même de refermer la porte derrière elle, Maureen reconnut l’odeur familière et agréable des livres anciens, comme dans la bibliothèque fournie de son père, et elle se sentit rassérénée. Elle y avait passé de nombreuses heures, à essayer de trouver des informations sur l’Irlande, et elle était tombée à la place sur des romans qu’elle avait dévorés. La bibliothèque familiale constituait un lien avec son père, et la jeune fille recherchait tout ce qui pouvait les rapprocher un minimum. Ils avaient eu l’une des seules discussions de leur vie lorsqu’elle avait lu Le Comte de Monte-Cristo, de Dumas, autour de l’aventure dans la littérature.
À première vue, la bibliothèque était très petite, et elle sentit une pointe de déception. Elle fit quelques pas vers les étagères et constata qu’elles étaient pleines à craquer de livres, ce dont elle se sentit reconnaissante.
– Que cherches-tu ?, croassa une voix derrière elle.
En se retournant, Maureen fit face à un vieillard sec et rabougri qui la dardait de ses yeux bleus étonnamment vifs. Son visage osseux, extrêmement sévère, était doté de sourcils très épais, d’un blanc très pur, et dont certains poils particulièrement longs lui retombaient dans les yeux. Sa chevelure argentée et broussailleuse, très fournie, lui donnait l’allure d’un poussin hirsute à l’air mécontent. Maureen remarqua que son dos était courbé et qu’il paraissait ne tenir debout que parce qu’il s’appuyait contre un bureau, installé près de la porte, et qu’elle n’avait pas remarqué. Malgré la faiblesse physique de l’homme, elle sentait une extrême vitalité passer dans son regard, qui ne lâchait pas le sien. Elle s’approcha de lui, les bras ballants.
– Oh, pardon, bonjour ! Je m’appelle Maureen Anderson et je…
– Anderson ? Hum. Tu es la sœur de Briac et Arthur ?
– Euh… oui, balbutia-t-elle. Comment connaissait-il ses frères alors que Briac avait dit qu’il n’avait jamais mis les pieds dans la bibliothèque ? Quant à Arthur, c’était le genre d’endroit qu’il fuyait.
– Que cherches-tu, alors ? répéta le vieillard.
Maureen hésita. Elle était entrée par curiosité, et par habitude, aussi. Elle décida qu’elle devait être plus précise, le vieux ne semblait pas commode.
– Avez-vous des livres sur l’Irlande ?
Soudainement, ce fut comme si ses mots avaient eu un effet revigorant sur le vieillard. Une lueur passa sur son visage parcheminé, son corps parut plus souple, et la jeune fille eut l’impression que la force de son regard s’était répandue dans tout son être. Il se redressa davantage et esquissa un sourire. Son visage avait perdu son expression hostile lorsqu’il lui répondit :
– Bien sûr, Maureen. Suis-moi.
Le vieillard se dirigea dans l’allée centrale de la bibliothèque et bifurqua vers la gauche après avoir dépassé trois grandes étagères. La jeune fille constata avec plaisir que les lieux étaient bien plus grands que ce qu’elle avait d’abord estimé, lorsque son guide atteignit une porte dérobée la menant à une nouvelle salle.
– Fáilte go hÉireann* !, s’exclama-t-il joyeusement, la laissant entrer dans une pièce exigüe entièrement peinte en vert.
Englobant la salle d’un coup d’oeil, Maureen constata qu’il n’y avait que deux étagères de livres, et arbora une moue un peu déçue. Sur les murs verts, un drapeau et une carte de l’Irlande actuelle étaient affichés, ainsi que quelques mots en gaélique et leur traduction. Une table carrée, accompagnée de quatre chaises, et une petite fenêtre complétaient ce tableau. La jeune fille fit quelques pas dans la pièce et laissa son regard errer sur les étagères ; quand elle s’aperçut que les livres traitaient tous, sans exception, de l’Irlande, elle émit son sifflement caractéristique.
Le vieil homme avait disparu. Maureen attrapa un livre au hasard et commença à le feuilleter. Au bout de quelques pages, elle grimaça.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
– Ulysse, de Joyce. C’est une lecture qu’il faut mériter.
Dans l’embrasure de la porte se tenait une femme grande et solide, qui fixait sur elle des yeux d’un vert très sombre, l’air impassible. Rien, dans sa physionomie, ne laissait transparaître la moindre émotion, et Maureen sentit son estomac se serrer ; elle avait l’impression de voir une statue de marbre, mais vivante. La femme la dévisagea silencieusement, puis s’approcha d’elle, d’un pas mesuré. Elle prit le livre des mains de la jeune fille, et en tourna quelques pages ; elle ferma les yeux, murmura des paroles inaudibles puis rangea le livre à sa place, dans la bibliothèque. Elle attrapa un autre livre et le mit dans les mains de la jeune fille qui la regardait, pétrifiée.
– Commencez votre voyage par celui-ci. » Après un silence, elle ajouta : « Heureuse de vous rencontrer, Maureen Anderson. »
Sans attendre de réponse, elle quitta la pièce aussi brusquement qu’elle y était entrée. Maureen n’avait pas pu prononcer un mot ; elle avait été totalement subjuguée par la beauté froide de la femme, par son allure de statue antique, par sa présence si dense qu’elle avait rempli tout l’espace. Elle soupesa le livre qu’elle avait récupéré. Les gens de Dublin, de James Joyce. Il avait l’air plus fin que l’autre, et elle vit qu’il était composé de nouvelles. Elle hocha la tête ; sans doute, ce serait plus facile.
Maureen se jeta sur son lit et tourna le dos au reste de la chambre. Au milieu de l’après-midi, ses camarades de chambrée étaient sorties profiter de la cour et des derniers moments avant la reprise des cours, le lendemain ; Asha lui avait gentiment proposé de venir avec elles, mais elle avait décliné, prétextant un mal de tête. Maureen lui en était toutefois reconnaissante, mais elle avait perdu l’habitude de se sociabiliser. De plus, trop de questions se bousculaient dans son esprit, à présent, et elle voulait profiter de sa solitude pour les examiner.
Elle avait fini par comprendre qui était la femme de la bibliothèque ; même si elle ne l’avait vue que de loin, elle avait reconnu la stature de la femme du jardin, la proviseure. Comment Mme Sive savait qui elle était exactement ? Et pourquoi avait-elle fait demi-tour en la voyant, le matin-même ? Allongée sur son lit, Maureen sentit la fatigue l’envahir peu à peu. La nuit avait été courte, et la journée n’était pas encore terminée ; une sieste ne se refusait pas.
Elle se laissa doucement sombrer dans un profond sommeil.
*Bienvenue en Irlande !
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