Chapitre 8
Si Nicolas avait surmonté son hypersensibilité et par un étrange effet secondaire, développé des capacités exceptionnelles dans la finance, cela avait représenté une avancée dans les travaux psychiatriques du docteur Kayak. Cependant, celui-ci ne pouvait les rendre publiques pour deux raisons. La première était liée aux conséquences juridiques de sa thérapie qui avait la particularité d’entrainer soit la guérison ou la mort du patient. La seconde émanait de son élaboration qui provenait d’un projet militaire dont Kayak ne souhaitait pas avoir à se justifier. Si cet évènement, survenu lors de ses années d’université, lui avait permis de soigner certains troubles psychiatriques, il l’avait également obligé à s’affranchir de tout sens moral, afin de réaliser l’objectif secret de son existence.
60 heures par semaine, c’est le temps que passait Kayak, alors âgé de 20 ans, à étudier la médecine à l’université de Yale en 1992. Des volumes entiers d’anatomie, de chimie ou de biologie ingurgités jusqu’à la nausée n’avaient pas suffi à le faire renoncer à son désir de l’époque : aider les malades.
Le cursus se déroula correctement jusqu’à un problème lors de son premier stage au bloc opératoire. À cette époque, il avait comme tuteur un membre du conseil d’administration de l’hôpital appelé Penta qui avait tous les traits d’un chirurgien austère, voire hypocrite et qui allait bientôt partir à la retraite. Celui-ci avait été connu pour n’avoir commis aucune erreur médicale pendant quarante ans, alors qu’il en faisait régulièrement à présent. Pour éviter qu’on ait à les lui reprocher, il lui arrivait même d’accuser ses étudiants de le distraire pendant ses opérations, ce qui entrainait un climat de tension extrême. Sur les dix élèves sous sa responsabilité, six durent renoncer à la médecine et les autres, dont Pierre, ne le questionnaient et surtout ne le contredisaient jamais. Pour apprendre, ils devaient réaliser des recherches personnelles ou s’adresser à quelques empathiques praticiens. Ceux-ci connaissaient parfaitement le mauvais comportement de Penta, mais ne pouvaient rien faire à cause de sa position hiérarchique dans l’établissement.
Ce petit jeu perdura plusieurs mois jusqu’à un incident. Habitué à effectuer des opérations relativement simples, comme des appendicectomies, le professeur se basait sur son expérience pour continuer à exercer. Ce jour de juillet 1994, le vieux praticien fit une nouvelle erreur. Sous anesthésie générale, une femme au stade final d’un cancer du cerveau devait se faire enlever son œil droit en urgence, mais le chirurgien ayant tenu la radio à l’envers allait faire cela sur le gauche. Kayak s’en aperçut et fut immédiatement tiraillé entre deux sentiments : dire à son bourreau son erreur ou se taire. Ses mâchoires se serrèrent et un frisson lui traversa le corps, car son sens moral était mis à l’épreuve aussi fortement que dans un court laps de temps, comme lors d’un accident de la route.
- Mauvais œil, fut prononcé par l’étudiant au dernier moment.
Aussitôt, on le bouscula, souffla à son encontre au fond du bloc et des jurons furent même entendu, mais le bistouri s’arrêta à un centimètre du globe oculaire.
- Silence et gare à vous si vous me déconcentrez, dit Penta avant de commencer l’opération sur le bon organe.
L’intervention se passa sans problème, malgré une main approximative et les regards noirs sur Pierre qui auraient bien voulu que cette évidente faute professionnelle — pour laquelle la victime aurait inévitablement porté plainte — puisse mettre fin à la carrière du vieux praticien.
Après l’acte, Kayak rentra chez lui et repensa à sa journée. « Ai-je bien fait ? » ne fut pas la question qu’il se posa prioritairement, car une autre l’obsédait depuis l’opération : « comment revivre ce moment ? » Ce frisson, ce plaisir d’avoir une information vitale que personnel ne possédait et qui le faisait se sentir l’égal d’un Dieu — de la mythologie grecque qu’il affectionnait —, l’étudiant estima que cette félicité surpassait tout ce qu’il avait connu comme l’alcool, le sexe ou la drogue.
Il ne souciait pas de la réaction de Penta, mais il se trompait lourdement.
Le lendemain matin, le vieux chirurgien le convoqua dans son austère bureau. Il était souriant — ce qui ne lui arrivait jamais —, lui proposa un café puis l’invita à s’assoir.
- Je n’ai pas dormi de la nuit, dit Penta.
- Ce sont des choses qui peuvent advenir, quand on évite un accident.
Le vieux praticien pointa son interlocuteur avec un stylo comme pour le menacer, puis son visage se décontracta progressivement, ce qui paradoxalement rendit Kayak mal à l’aise.
- Si je vous ai convoqué, ce n’est pas pour vous sanctionner, mais pour vous remercier et vous offrir un cadeau.
L’étudiant regarda autour de lui et imagina que Penta voulait lui donner quelques vieux instruments de chirurgie en laiton ou un crane de phrénologie qui trônait sur une étagère, mais il se trompait.
- Vous savez, je n’ai fait que mon devoir en vous évitant de commettre une erreur médicale.
- Non, mon ami, vous avez fait bien plus.
- Comment cela ?
- Vous m’avez ouvert les yeux. Je suis vieux et je vais mourir, mais avant cela, je voudrais partager un secret que je garde depuis plus de quarante ans.
- Je doute être la bonne personne pour évoquer le décès d’un patient. Un prêtre, peut-être ?
- Non, cela n’a rien à voir, mais sachez que je n’ai ni famille ni ami. Ce que je vais vous dire va vous surprendre, mais j’ai voué mon existence à la médecine parce que je suis recherché.
- Bon, ça suffit les âneries. Je m’en vais, dit Kayak en se le levant.
En entendant ce tel propos, Penta dégaina un pistolet de sous sa blouse et le pointa sur son interlocuteur, qui se rassit aussitôt.
- Je ne vous veux pas de mal, mais ce jour est le dernier de mon existence. Quand vous sortirez d’ici, je me tirerai une balle dans la tête, ce qui signifie que je n’ai rien à perdre, mais avant cela, je souhaiterais vous offrir un présent… et vous raconter une histoire. À vous de savoir si vous voulez quitter cette pièce les pieds devant !
- Pourquoi moi ?
- Le mauvais œil. J’ai fait mon auto-analyse psychiatrique depuis l’opération d’hier et vous êtes simplement la bonne personne au bon moment, parce que j’ai envie de me confier sur mon passé avant de disparaitre.
- Vous ne me tuerez pas ?
- Non, cette arme n’est qu’un moyen de vous obliger à m'écouter... À moins que vous cherchiez à me désarmer ou fuir.
Kayak fit la moue, puis invita son interlocuteur à s’exprimer en levant les bras au ciel et en prenant un air dépité.
- Ai-je toute votre attention ?
- Je crois que je n’ai pas le choix.
- Parfait, commençons. Dans les années soixante-dix, James Bond était à la mode et je voulais devenir espion. Je me suis engagé dans l’armée et pour augmenter mes chances, j’ai tenté de devenir officier de transports de documents sensibles à retenir de mémoire. C’était des lieutenants à qui on communiquait des informations non écrites dans des pays généralement en guerre. Ce que j’ignorai, c’était que les gars et moi-même participions également à une expérience visant à améliorer la résistance des prisonniers aux interrogatoires et à la torture.
- Pour l’instant, j’arrive à suivre.
- Pendant notre formation, mes camarades et moi-même avons participé à une expérience psychologique, sans en avoir été informés. Celle-ci s’appelait « l’exercice circulaire » et consistait à concentrer perpétuellement son attention sur une idée personnelle qu’on faisait tourner en boucle dans son esprit. Cette technique devait nous rendre capables de nous évader psychologiquement et ainsi retarder le moment où nous craquerions.
- Je suppose que ce fut un succès.
- Pas vraiment. Après les premiers tests, seulement un pour cent des participants furent retenus, les autres ne supportant pas la gymnastique intellectuelle d’une pensée dirigée. Nous fûmes douze à être nommés officiers et envoyés à un endroit appelé le centre 51.
- OK docteur… J’imagine qu’au lieu de devenir espion, vous avez rejoint l’équipe des médecins du site pour passer un doctorat. Non ?
Penta sourit jaune à cette note de désinvolture de son élève et durcit son visage en signe de désapprobation.
- J’ai tué les soldats et surtout les psychiatres du site. Je n’en ai pas éprouvé de plaisir particulier, mais il n’y a que les morts qui ne parlent pas… tôt ou tard.
- Vous plaisantez !
- Bien sûr que non.
Kayak ouvra grand les yeux, alors que Penta tapota son bureau de la main qui ne tenait pas le pistolet. Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’inoffensif étudiant s’exprime.
- Je conçois que vous ayez vécu des moments terribles, mais c’était il y a longtemps.
- Pour moi, ces évènements se sont déroulés hier, car j’y repense à chaque fois que je ferme les yeux. J’ai aimé là-bas un être merveilleux que j’ai perdu dans des conditions tragiques et que je n’ai jamais voulu remplacer. Pour moi, c’est cela l’amour… unique, absolu.
- Je dirais plutôt que c’est un choix personnel, le temps répare tout.
- Pas dans mon cas. Pour le prouver, je vais vous expliquer pourquoi je suis différent des autres hommes. Au centre 51, il existait deux types de praticiens de l’exercice circulaire : les novices qui voient leur capacité psychologique augmenter, malgré des effets secondaires plus ou moins acceptables et les adeptes, dont je suis, à ma connaissance, le seul représentant. Au début, je n’étais qu’un officier moyen, dont l’esprit rêveur m’empêcherait irrémédiablement de devenir espion, mais au cours des séances, certaines de mes capacités sont apparues, puis se sont décuplées. Je suis ainsi passé du pire élément au meilleur en quelques semaines. Le résultat en autres choses est le fait que je parle quarante langues que j’ai apprises en trois jours chacune, suis capable d’effectuer une transplantation cardiaque… enfin jusqu’à ce que mon corps me lâche récemment.
- Ben voyons et pourquoi n’être connu que pour la chirurgie, alors ?
- Par besoin d’anonymat, après mon évasion.
- Vous vous moquez de moi.
- Non, pas du tout. À l’époque, demeurer incognito était ma meilleure défense, car même si je n’étais pas publiquement recherché, mon visage était connu par les responsables du projet exercice circulaire. Il me fallait une nouvelle identité.
- Ça n’a pas dû être facile.
- En effet. J’ai commencé par me rendre à Los Angeles en me faisant passer pour un SDF, ce qui était une bonne option, quand on est en fuite. J’ai eu de la chance, car au bout de quelques jours, j’ai remarqué un junkie au bout du rouleau qui me ressemblait un peu. Je l’ai questionné et appris qu’il était orphelin et voulait se suicider. Logiquement, je lui proposais un dernier shoot contre ses papiers ce qu’il accepta et c’est ainsi que je devins Monsieur Penta, une fois que j’eus fait disparaitre le corps.
- Admettons, et ensuite.
- Fuir le pays était trop dangereux. J’ai donc décidé de changer définitivement d’identité en me faisant refaire le visage, grâce à la chirurgie esthétique, afin de ressembler au vrai Penta. Prendre un rendez-vous chez un spécialiste étant trop dangereux, je me suis adapté à la situation en projetant de m’opérer moi-même.
- Alors que vous n’aviez aucune formation de chirurgien à l’époque ? demanda Kayak.
- En effet. J’ai loué un petit meublé et pris un travail de traducteur à domicile. En plus de cette activité, j’ai appris en six mois, l’équivalent des huit années de cursus médical et j’ai dû en plus innover une opération au miroir avec anesthésie locale dont je vous passe les détails, mais qui s’avéra être un succès. J’avais donc un nouveau visage et des papiers en règle… ma renaissance était maintenant complète. J’ai déménagé afin de ne pas être reconnu et je dois avouer qu’à cette époque, j’avais pris goût à la chirurgie et j’ai logiquement entamé des études dans cette spécialité à Miami. En tant qu’orphelin et théoriquement âgé de 22 ans, j’avais eu droit à une bourse universitaire et un logement ce qui me permettait de ne plus travailler. Croyez-le ou non, mais cette période fut surtout marquée par l’ennui, car l’exercice circulaire était une expérience que j’estimais utile pour l’humanité, mais dont je ne pouvais parler par peur d’être identifié et arrêté. Quoi qu’il en soit, au bout de huit longues années, le docteur Penta était né et j’ai été engagé dans cet hôpital. Il y a encore deux ans, je n’avais jamais fait d’erreur médicale, mais force est de constater que depuis, elles se multiplient jusqu’à celle de trop : le mauvais œil.
- Vous n’avez jamais refait votre vie ?
- Non, je n’en avais pas le désir et fonder une famille sans être sûr de pouvoir la protéger représentait un risque trop important.
- Je croyais votre fausse identité suffisante ?
- Mes empreintes et mon code ADN étaient connus par l’armée. Si j’étais identifié, Dieu seul sait ce que l’armée leur aurait fait. Rien qu’évoquer cette idée me terrifie.
Pierre n’avait pas d’éléments à opposer au récit clair du vieux chirurgien. Il décida donc de découvrir certains de ses secrets.
- J’ai compris que l’exercice circulaire vous permet de ne pas craquer psychologiquement lors d’un interrogatoire, grâce à la visualisation, mais quels en sont les effets secondaires ?
- Pour un novice, ils peuvent représenter un avantage comme une perception supérieure de son environnement, ce qui vous permet par exemple de devenir un meilleur cuisinier. Pour les inconvénients, il s’agit d’explosions de colère incontrôlable qui font office de soupapes de sécurité psychologique, liée à un surplus d’émotions ou de compassions.
- Et pour un adepte comme vous ?
- En plus des effets secondaires de ceux des novices, j’ai la capacité de retenir de grandes quantités d’informations. Cependant, le revers de la médaille est cruel, car j’entendais des voix imaginaires qui sont dues à l’impossibilité de sortir du cercle.
- Avez-vous réussi à vaincre les effets secondaires néfastes de l’exercice ?
- Pas vraiment. Je suis comme un ancien alcoolique qui doit en permanence faire attention de ne pas replonger.
- Quelle est la caractéristique de votre personnalité ?
- Je dois admettre que j’ai toujours tendance à la dépersonnalisation.
- Comment cela ?
- Les gens ne sont que de la chair et des os pour moi, c’est pour cela que j’ai été un bon chirurgien. Je les considère au mieux comme des animaux de compagnie, dont la mort est supportable. Au fait, il y a des escalopes de veau à la cantine aujourd’hui, vous voyez le genre ?
Kayak leva les yeux au ciel et de toutes évidences quelque chose le gênait.
- Tout ça, c’est bien joli, mais techniquement, comment fonctionne la technique de l’exercice circulaire ?
En entendant cette phrase, Penta se leva et se dirigea vers son coffre-fort qu’il ouvrit, puis en sortit une clé USB de 512 Mo qu’il tendit à Kayak.
- Je n’ai rien emporté du centre 51, mais j’ai retranscrit de mémoire tout ce dont je me souviens, comme le protocole de l’exercice circulaire. J’avais prévu de l’envoyer à la maison blanche et à la presse après ma mort, afin d’essayer de faire tomber quelques-uns de mes bourreaux, mais j’y ai finalement renoncé, quand j’ai compris grâce à vous que la vengeance n’était pas une solution. C’est mon âme et mon histoire que je vous donne à présent, mais à travers ces documents, je vous lègue également une possible évolution de l’humanité, à laquelle je ne souhaite ni assister ni participer. Il y a aussi des choses plus personnelles, comme des réflexions politiques, religieuses ou philosophiques, ainsi que des stratégies innovantes pour des jeux de société comme les échecs.
Sur ces mots, kayak prit respectueusement la clé USB.
- Merci, docteur. Je tâcherai d’en faire bon usage. Savez-vous où se situe le centre 51 ?
- Oui. C’est un ensemble de bâtiment à l’Est de New York. Je n’ai pas eu accès à certaines pièces sécurisées, mais j’estime y avoir tué tous les occupants, grâce à un astucieux procédé. Depuis, je n’y suis jamais retourné de peur d’être identifié et arrêté.
- Avez-vous autre chose à me dire ? demanda Kayak.
- Avant que vous partiez, j’aurais deux conseils. Le premier est de ne pas utiliser la technique de l’exercice sur vous-même, car on ne peut être cobaye et médecin, sinon on risque de devenir juge et bourreau. L’exercice circulaire peut faire naître des ambitions contre nature, pouvant aller jusqu’au meurtre. Cette technique peut devenir chronophage et addictive, de sorte que plus rien n’a d’importance, un peu à la manière d’une addiction aux drogues les plus dures. Dans cette optique, je vous suggèrerai de vous orienter vers des études de psychiatrie, qui serait la meilleure spécialité capable de vous aider pour la tâche qui vous attend.
- J’avoue une certaine inclinaison pour cette discipline.
- C’est une bonne chose.
- Parlez-moi de l’histoire de la technique de l’exercice.
- Elle a été inventée par deux professeurs en psychiatrie, mais chapeautée par des militaires, ce qui entraina un contrôle très rigide de l’expérience. Ce ne sera pas votre cas.
- Le cadeau que vous m’offrez a été élaboré par l’armée, mais je devrais l’exploiter dans un cadre civil. Dans cette optique, que me conseillerez-vous ?
- La ruse. Officiellement, vous pourriez aider des patients ayant des troubles psychiatriques comme la schizophrénie. Secrètement, vous devriez, avec un peu de chance, être en mesure de créer des êtres aux capacités mentales supérieures, mais au prix de troubles de la personnalité.
- Qu’entendez-vous par cela ?
- Les novices devraient développer des effets secondaires et c’est cela qui est une innovation, à vous d’en faire un avantage. Par exemple, un policier verra des détails qui échapperont à ses collègues, mais pourra avoir l’impression d’être à la place de la victime ou de l’assassin, ce qui le déstabilisera. Pour les adeptes, si vous en trouvez un et qu’il accepte de coopérer, attendez-vous à quelqu’un qui ira jusqu’au bout de son objectif, quitte à mourir. L’exercice améliore les capacités des gens, mais c’est au prix de leur esprit critique.
- Est-il possible de briser le cercle, reprendre un équilibre psychologique et à terme une vie normale ?
- J’en doute. L’exercice circulaire est une technique d’évasion psychologique efficace, mais dont les effets secondaires sont catastrophiques pour l’équilibre mental du pratiquant, à cause de son côté obsessionnel.
- Vous y êtes arrivé, non ?
- En créant un chirurgien casanier et austère, j’ai fait taire ces pulsions destructrices et tourné la page des évènements du centre 51. J’ai fait quelques écarts, mais rien d’illégal, cela je vous l’assure.
- Vous êtes tout de même au conseil des médecins de l’hôpital.
- C’est parce qu’à l’époque, on me l’a demandé. J’avais trente ans d’expérience dans la chirurgie et une mémoire encyclopédique de toutes les techniques opératoires, ce qui forçait l’admiration de mes homologues. Quand mon prédécesseur est parti, j’ai été obligé d’accepter son poste, car sinon cela aurait été malvenu et puis j’appréciais mon travail et le salaire qui allait avec.
Percevant que les choses importantes avaient été dites, les deux interlocuteurs se turent quelques secondes, avant que Penta se penche en avant, comme pour dire un secret.
- Ne vous inquiétez pas pour mon suicide, j’ai déjà écrit une lettre qui explique que le mauvais œil a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’ai pris également des dispositions pour que mon corps soit brulé et mes cendres dispersées dans l’océan. Au fait, si vous voulez divulguer les informations de la clé USB, je vous demanderais d’attendre que je sois réduit en cendre.
- Puis-je vous en demander la raison ?
- Je l’ai promis à une des voix qui est dans ma tête. Elle craint que mon ADN serve à créer des clones et qu’on en fasse des malheureux.
- Je vois. Avez-vous quelques choses à ajouter avant que je parte ?
- J’ai été prisonnier d’un paradoxe et souhaite mourir en paix avec ma conscience. D’un côté, l’exercice circulaire m’a rendu supérieur à n’importe qui, mais il a également fait mon malheur en me forçant à tuer et me cacher pendant quarante ans. Quelque part, j’espère que la quête que je vous transmets n’aboutira jamais, mais mon orgueil et mon désir de rédemption m’ordonnent de faire ce don à l’humanité. C’est un peu comme ce savant qui inventa l’énergie nucléaire tout en sachant que les militaires en feraient une bombe. Quel génie et quel gâchis !
À peine la phrase terminée, on frappa à la porte. Penta remit le pistolet dans la blouse, puis sourit à la manière d’un enfant. Une fois autorisée à entrer, une infirmière à l’air accablé pénétra dans le bureau. Les deux hommes la regardèrent poliment afin de l’inviter à s’exprimer.
- Docteur, la cancéreuse à qui vous avez retiré l’œil hier est morte, il y a dix minutes d’une embolie pulmonaire. J’ai pensé que vous voudriez le savoir.
- Merci bien. Vous voyez bien cher ami — en s’adressant à Kayak —, il ne faut pas se laisser envahir par l’empathie. Cela fausse le jugement et on commet des erreurs, surtout que grâce à Dieu, les choses finissent toujours par s’arranger. Ne vous en faites pas pour la faute professionnelle liée au fait de m’avoir distrait pendant l’opération, je vous pardonne. Mademoiselle — en s’adressant à l’infirmière —, pouvez-vous s’il-vous plait, accompagnez ce monsieur pour boire un verre d’eau. Il ne semble pas aller bien. Trop d’émotion sans doute !
- Bien sûr, répondit la jeune femme.
Kayak s’appuya sur le bureau avec les mains pour ne pas tomber. En une seconde, Penta avait imaginé une explication qui rendrait son apprenti insoupçonnable vis-à-vis de son inéluctable suicide, avec un sang-froid impressionnant. Le jeune homme se tut quelques instants, puis par mimétisme intellectuel voulu rendre hommage à son surdoué, mais malheureux professeur.
- Dans notre affaire, peut-on dire que la boucle est bouclée ?
- J’ai peur qu’elle ne le soit jamais vraiment, mais voyez le bon côté, car cette affaire vous obligera à vous remettre continuellement en cause, ce qui représentera une intarissable stimulation dans votre carrière médicale. Au revoir, monsieur l’étudiant.
- À bientôt, monsieur le professeur. J’essayerai de me montrer digne de votre confiance, dit Kayak en lui serrant sa main, puis la clé USB qui était dans sa poche.
L’infirmière et l’étudiant restèrent, à la cafétéria, plusieurs minutes devant leur verre d’eau, quand la jeune fille en blouse s’exprima sur un ton compatissant.
- Ne vous en faites pas trop. Tout le monde sait que Penta a failli retirer le mauvais œil. On attendait tous qu’il fasse ce genre d’erreur depuis au moins un an, mais bon ce n’est que partie remise. Par contre, je crois que c’est la première fois que je le vois sourire…
La phrase n’eut pas le temps d’être finie, qu’un coup de feu retentit dans l’établissement. Penta venait de se suicider.
Personne, pas même Kayak, ne se rendit au crématorium ou à la dispersion des cendres qui s’effectua sous le contrôle d’un huissier. Conformément à ses instructions, les biens furent vendus aux enchères et l’argent donné à des associations. Il ne resta donc plus rien du faux docteur, à part une clé USB.
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