4 - Le champagne

4 minutes de lecture

 À nouveau, il avale cul-sec le contenu de son verre. Quelle descente ! Et le voilà déjà en train de s’en resservir un autre. Je n’ai pas fini la moitié de ma coupe que, lui, il a fini la moitié de la bouteille. L’inquiétude revient alors dans mon cœur. Il en est à son cinquième verre, et je ne sais comment l’intimer d’arrêter. Entre chaque gorgée, il déblatère des absurdités mêlées à des banalités, du genre :

— Fais soif ici ! C’est la première fois que je bois, c’est vraiment une sensation agréable !

Ou encore :

— Je vais m’en resservir un petit, j’ai une vie entière de boisson à rattraper après tout !

 Déjà, je vois que l’alcool a une grande emprise sur lui. Ses paroles commencent à manquer de sens et d’articulation, son regard est noyé, ses mouvements saccadés, imprécis. Quand je remarque qu’il verse le tiers de son verre à côté, j’ose lui dire :

— Peut-être que tu devrais boire un peu moins vite.

— Pourquoi ? Ce n’est pas comme ça que vous buvez, vous autres ?

— Pas vraiment, non. On consomme plutôt avec modération.

— D’accord, je note. Mais pourquoi ?

— Eh bien regarde-toi, tu es déjà complètement saoul !

— Oh, oui, effectivement, c’est donc ça, cette sensation. C’est pas si désagréable, je dois dire. Et puis, j’adore boire, c’est vraiment bon.

— Eh bien moi aussi, mais pas comme ça !

— Wohohoh, pourquoi tu cries, Janette ? il me demande avant de commencer à boire au goulot.

— Tu ne te rends pas compte que tu parles bien plus fort que moi ? Et puis donne-moi cette bouteille, marre à la fin !

 Je lui chipe le champagne directement à la bouche. Il ne semble pas apprécier mon geste. Ses sourcils se froncent, sa lèvre postérieure se gonfle de mécontentement, comme le font les enfants.

— Rends-moi ça.

— Non ! Ça suffit, tu as déjà bien assez bu !

— Allez ! S’il te plait Janette, j’ai tellement soif.

— Un peu de respect, je t’en prie ! Tu as au moins remarqué que tu as bu toute ma bouteille sans me demander ? Je n’ai même pas fini mon premier verre !

— Tu crois qu’on m’en a donné, du respect, dans ma vie ? il rétorque, avec la manière de parler des piliers de bar en colère et complètement ivres. Non ! Pas la moindre once de respect ! Je sais même pas ce que c’est, pour te dire. Et toi non plus, tu m’en montres pas. Tu me prends la bouteille alors même que je suis en train d’essayer de m’hydrater ! Toi, respecte-moi !

 Bertrand est méconnaissable. S’il ne m’inspirait pas confiance au tout début, maintenant, il m’effraie.

— Tu ne comprends vraiment rien ! je crie pour me faire entendre. Le respect c’est mutuel, ça s’obtient. Excuse-toi, et alors peut-être que je me montrerai respectueuse.

— Mouais… Pardon.

 C’est tout ?

— C’est bon maintenant ? dit-il sans attendre. Je peux ravoir ma bouteille ?

— « Ta » bouteille ? je m’offusque. C’est moi qui l’ai acheté, je te signale ! C’est moi qui vis ici.

— Bah t’as raison, gardes-la en fait, j’en veux plus.

 Il marque une pause, le regard vide, errant. Je ne sais comment réagir. Je ne peux pas le virer comme ça de chez moi. C’est mon frère, après tout. Et puis il a bu, je ne peux pas le laisser partir dans cet état… C’est à ce moment-là qu’un doute s’immisce en moi. Est-ce vraiment mon frère, en fait ? Ou bien un ivrogne sans domicile qui s’est renseigné sur moi pour boire, manger et dormir ? Ou peut-être pire. Ses intentions peuvent être multiples. Ses dernières paroles me reviennent en tête. Il n’a même pas l’air d’être un humain depuis longtemps. Comme s’il venait de naître, justement. Et puis, toute son histoire, c’est trop bien ficelé… Il a tout de suite parlé de nos yeux identiques, puis il a parlé de sa teinture de cheveux sans même que je lui demande pourquoi il ne les avait pas gris ou blancs malgré son âge avancée. Il a bien répété son petit numéro. Afin d’éluder mes suspicions, je lui demande :

— Comment s’appelaient nos parents ?

— Pas envie de parler d’eux.

— Réponds.

— Je m’en fiche de savoir comment ils s’appelaient. Ils méritent même pas qu’on se souvienne d’eux.

 Il regardait vers le bas, les bras fermement croisés contre son torse, comme un gosse. S’il ne répond pas, ça confirme bien ma théorie. Mais j’ai peut-être encore plus peur de me retrouver seule à nouveau. Je veux y croire, au fond. Alors j’insiste.

— S’il te plait, dis-moi juste leurs prénoms.

— Je veux pas prononcer le nom de ces enfoirés ! hurle-t-il en cognant son poing sur la table.

— Dis-le ! Je t’en prie ! Dis-le !

— Hors de question ! Arrête de parler d’eux maintenant. J’en ai assez soupé.

 Pour une fois, c’est lui qui demandait d’arrêter. Je remarque soudain des larmes qui commencent à se former dans le creux de mes yeux. J’ai du mal à comprendre pourquoi. C’est un peu comme si je perdais un proche. L’émotion me gagne. Mon frère disparaît aussi vite qu’il est apparu. Soudain, me sortant de ces pensées, il lance :

— Bon. Je vais faire la bouffe maintenant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Yanyan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0