Le héros
Cette mort constitua un choc pour diverses raisons : c'était la première, et la seule que j'ai connue à ce jour. Elle me heurta par à-coups ; lorsqu'on m'en parlât la première fois, je décidai de ne pas y croire. Je me rappelle exactement de ce moment, ce qui, il faut le dire, est un tour de force. Après le collège, toutes les périodes de ma vie se sont brouillées, et j'ai cessé d'avoir un passé, un présent, et un futur. Mais ce moment si étrange, si fort, restera toujours en retrait des autres qui ne sont plus que bouillie, il restera à moi jusqu'à la fin. Et il s'est déroulé exactement comme je vais vous le raconter.
Je récitais la fameuse poésie que tout le monde a dû, j'imagine, mémoriser au cours de sa scolarité, celle qui énumère les mots en -ou qui prennent un « x » au pluriel. Si leur ordre aujourd'hui m'échappe, les mots en eux-même sont restés, et les poux, choux, cailloux, genoux etc resteront à jamais liés à cet événement. Ce jour-là je les scandais avec une énergie déclinante : j'en avais marre, mais je ne pouvais pas me permettre d'arrêter. Bien sûr la suite des évènements fit que je n'eus jamais l'occasion de la réciter publiquement, mais, à cette seconde, je ne le savais pas encore. J'étais installée tranquillement dans ma chambre, dans ma position favorite d'apprentissage, sur le lit, les pieds en l'air contre le mur mansardé. Par la suite, j'eus peur de me tenir de la sorte, et le mur petit à petit oublia la caresse de mes pieds : je ne voulais pas que mes grands-mères s'en aillent elles aussi et on n'est jamais trop prudent avec ces choses là. J'étais donc dans mon lit, les pieds au dessus de la tête, quand la voix de ma mère se fit entendre en bas des escaliers : la présence de chacun était requise à l'étage inférieur. Je ne savais pas encore ce qui m'attendait, et n'allais pas réaliser les conséquences de ces paroles avant quelques temps encore. Chacun descendit, quittant son occupation pour répondre à l'appel. Le visage de ma mère était tendu : il s'était passé quelque chose de grave. Je n'avais jusqu'alors jamais songé à la conversation que mes parents avaient pu avoir avant de nous appeler ; pour moi, l'histoire commence là, à mon arrivée, devant le visage de ma mère qui nous demande doucement de nous assoir avec eux. Le coup de téléphone, qu'ils ont dû recevoir de ma grand-mère avant, le temps d'avaler eux-mêmes la nouvelle, la difficulté d'annoncer à ses enfants la mort imminente d'un grand-père adoré. Les pleurs, auxquels ils savent qu'ils devront faire face. Le devoir de ne pas se laisser aller, car aujourd'hui ils sont des adultes plus que tout autre jour, aujourd'hui il faut se montrer capable de veiller sur sa progéniture tout en perdant soi même un père. Tout cela, je ne pouvais pas l'imaginer du haut de mes sept ans.
Je me rappelle, aujourd'hui avec honte, m'être forcée à pleurer avec les autres. Ce n'est pas que je n'aimais pas mon grand-père, loin de là, mais tout cela m'apparaissait comme une mauvaise blague, « Papy va mourir », est ce qu'on peut vraiment être sûr de ce qui n'est pas encore arrivé ? Déjà mon besoin de creuser les choses, de douter de tout sauf de la vérité vraie se faisait sentir, pour ne jamais me quitter. Pourtant ma gorge se serrait : elle avait compris, elle, le caractère définitif et implacable de ces mots. Mon cerveau quant à lui, refusait catégoriquement la nouvelle, car pour moi, à l'époque, on ne pouvait mourir du cancer. Il faut dire que j'avais toujours connu mon grand-père malade, par intermittence certes, mais le cancer, dont on a une idée plutôt vague à cet âge-là, n'était jamais loin. Des six premiers il guérit. Il était de plus en plus fatigué, mais seuls les adultes s'en rendaient compte : dans notre monde, Papy était toujours le même bonhomme facétieux, qui exécute des tours de magie incroyables, qui utilise des outils de dentiste (dont on ne sait pas où il les a trouvés, car il n'était pas dentiste) pour manger ses fruits de mer, qui mange des fruits de mer (personne, à part lui et ma grand-mère, n'en mangeait dans la famille, je trouvais donc cela assez extraordinaire à l'époque), qui mange d'ailleurs à peu près n'importe quoi ; un jour, la curiosité nous poussa à soulever le couvercle d'une casserole avec l'une de mes sœurs, je ne sais plus laquelle, et nous avons trouvé à l'intérieur, en train de bouillir paisiblement, une cervelle d'agneau. Ma grand-mère réussit un moment à nous faire croire qu'elle nous la servirait le midi même, avant de perdre son sérieux devant nos mines déconfites.
Donc Papy était malade, soit. Mais n'avait-il pas réussi à se débarrasser de chacun des autres cancers ? Pourquoi celui-ci le tuerait-il ? On ne meurt pas d'un cancer, puisqu'il avait toujours guéri, et Papy n'allait donc pas mourir. Logique implacable, moins cependant que le mal qui le rongeait. J'ai pleuré et prié avec les autres ce soir-là. Nous étions toutes réunies dans une seule chambre, selon notre souhait ; c'était la seule contrepartie agréable de cette soirée, pouvoir se serrer les coudes, ne pas affronter la nuit toute seule. Petite, je n'aimais pas dormir seule. Il est mort cette nuit-là, j'avais sept ans, et déjà d'innombrables souvenirs de lui. Cela ne suffirait pas à me consoler quand sa mort me frapperait pour la seconde fois. Quelques jours plus tard nous partîmes tous ensemble pour l'enterrement. Je ne me souviens pas vraiment de la cérémonie. Je me souviens d'avant seulement, du moment où on a pu lui dire au-revoir. Ce moment fût un choc qui se répercuta sur tout le reste de la journée, d'où, j'imagine, le manque de souvenirs. Il était immobile et jaune, à sa place habituelle, dans le lit qu'il ne quittait plus depuis quelques temps déjà et que ma grand-mère avait fait installer pour lui dans le salon, au rez-de-chaussée de leur maison. La réalité était là, en face, écrasante : Papy ne bougeait plus, il était donc mort, tout était vrai.
Lui qui avait toujours été si vivant, le premier à faire une farce, lancer un bon mot, lui qui adorait la poésie et la musique, qui riait pour un rien, il s'était tu, et ne chantonnerait plus jamais du Brassens, les soirs d'été, assis dans la balancelle. Il restera pour moi une figure du bonheur auquel on n'accède qu'enfant. Des milliers de souvenirs sont liés à lui, des tombolas aux barbecues, en passant par les cours de guitare et sa façon de systématiquement piquer le pain de son voisin à table, toujours avec un sourire plein de malice. Ils furent, avec ma grand-mère, des grands-parents merveilleux. Bien sûr aujourd'hui je sais que, comme tous les adultes, ils avaient leurs failles et que, comme tous les parents, ils ont fait des erreurs. Mais les grands-parents n'ont souvent rien à voir avec les parents qu'ils ont été, et avec nous il n'y eut plus d'erreurs, ou si petites qu'elles paraissent aujourd'hui bien peu de choses par rapport au bonheur qui se dégage des étés passés en leur compagnie. Ma grand-mère continuât un temps à organiser les célèbres tombolas, avec mille et un gadgets à gagner qui nous ravissaient. Puis, un jour, peut être parce qu'on avait grandi et, surtout, parce que les festivités étaient à présent teintées de tristesse, les tombolas prirent fin. Une époque était révolue. Ce fût, pour ma part, une page difficile à tourner. Je m'en suis longtemps voulu d'avoir laissé cette mort en suspens, cette mort à laquelle je n'avais pas cru, et qui avait emporté notre héros, auquel, feutrée dans mon déni, je n'avais pas pu dire au-revoir correctement.
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