Le collège

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Mes rêves de grandeur se sont donc écroulés à la rentrée ; rien ne semblait être comme je l'avais voulu, et l'attente reprit. Au début, les jours passaient tranquillement, sans heurt. Il y eut les premiers émois, les petits mots cachés dans les stylos à plume, les billes au fond des cartouches d'encre qu'on collectionnait. Les garçons se moquaient de nous, les adultes disaient que c'était parce qu'on leur plaisait. Ce n'était pas drôle tous les jours, mais la vie suivait son cours. Les « grands » faisaient la loi, mais ils s'intéressaient peu aux sixièmes, et surtout pas à moi. Ou alors rarement, quand ils avaient besoin de proies faciles pour leurs démonstrations de force. Il suffisait de se taire et de baisser les yeux : l'orage passait. Je ne dis pas que c'était agréable, mais que ce n'était pas encore quotidien, et c'est déjà quelque chose. Tout cela a changé en 4ème. Ceux qui jusque-là avaient été plus ou moins inoffensifs bien que désagréables se sentirent pousser des ailes en arrivant dans la « bonne moitié », la moitié des grands. Désormais, on ne faisait plus partie des bébés. Ça ne m'avait pas effleuré l'esprit, mais la plupart de mes camarades de classe n'étaient plus des bébés depuis longtemps, et cela n'avait rien à voir avec l'âge : j'étais inscrite dans un établissement ZEP, et les trois quart des élèves venaient des barres d'immeubles qui constituaient la mini-cité de la ville. Moi, le matin, j'arrivais de mon petit patelin en car scolaire. Je faisais parti des « gweres » des « campagnards ». Ces mots étaient jetés à nos visages en même temps que la salive sur nos chaussures, quand on passait le mur. Malgré les insultes, les démonstrations de force et les crachats, j'étais restée jusque-là plus ou moins protégée. Je pensais pouvoir tirer les deux années restantes sans plus de heurts. J'avais tort. La 4ème fut un tournant. Celui qui décida de la composition des classes cette année n'a jamais pu se douter de l'impact qu'il a eu, sur ma vie, sur celle des autres. L'été qui précéda le cauchemar fût idyllique, et, je ne le savais pas encore, ce serait le dernier avant quelques temps.

Jusque-ici donc, j'avais été protégée par un paramètre qui, si l'on en croit la suite, n'était pas négligeable : une poignée de jours avant l'entrée en 6ème, il fallait choisir une « orientation » parmi les quelques-unes proposées sur un dossier obscur que nous étions tenus de remplir. Je me suis inscrite avec enthousiasme dans la section théâtre. Je n'y avais pas vraiment réfléchi, mais cela signifiait que ma classe serait composée de personnes qui, déjà, partageaient avec moi une passion –plus ou moins pour certains– ; celle du théâtre. Ce qui, il faut le dire, m'a facilité la vie pendant deux ans : quand le danger n'est pas dans la classe, il est plus facile de survivre. Dans la cour, on peut toujours se faire tout petit, se cacher, baisser les yeux et surtout, surtout se taire devant ceux qui ne souffrent pas que l'on existe. Je m'y employais avec succès : petit à petit et après quelques incidents désagréables, je réussis à disparaître quand la situation l'exigeait. À l'intérieur d'une classe cependant, on fait partie d'un groupe restreint : on existe, qu'on le veuille ou non. Je ne pouvais décemment pas me taire quand un professeur me posait une question. J'existais même quand je disais rien : les distributions des copies corrigées par exemple, dont les professeurs peu scrupuleux égrainent les notes à voix haute, sans se douter qu'ils vous condamnent ainsi à l'échafaud, étaient un supplice auquel je ne pouvais échapper. Personne ne peut devenir tout à fait invisible, et les camarades de classe sont comme un troupeau, qui, si il tombe sous la coupe d'un chef tyrannique, devient une menace pour chacun de ses membres : plus personne n'est en sécurité quand il faut sauver sa propre peau, et les autres n'hésitent pas à vous sacrifier, si cela peut les mettre, ne serait-ce qu'un instant, dans les bonnes grâces du tyran. Bien sûr, vous avez peut être fait parti des autres. C'est normal : on est, tour à tour, l'un et l'autre. Dans les deux cas, il me semble, on se bat pour survivre.

Le deuxième grand avantage de la classe « théâtre », était qu'à l'inverse de toutes les autres, elle courait sur deux ans : j'eus donc la chance inespérée de garder les mêmes camarades de classe d'une année sur l'autre. Quand la guerre sévit dehors, il fait bon pouvoir se réfugier dans un endroit balisé, connu, et donc presque douillet. Voici donc les raisons pour lesquelles j'avais été jusque là plus ou moins épargnée. Ce sursis, pourtant bienvenu, rendit la suite plus difficile encore à supporter. Aurais-je préféré, cependant, ne pas connaître ces années presque paisibles avant la tempête ? Aujourd'hui encore, il m'est impossible de répondre à cette question. Je me dis souvent que si j'avais été mieux préparée à ce déferlement, j'aurais peut-être, au moins, su mieux résister. Mais comment en être sûre ? Quoi qu'il en soit, la course des évènements se déroula ainsi, et je me trouvais donc, à l'aube de cette année, presque sans arme, à l'exception bien sûr du pouvoir de disparition, qui n'allait pas tarder à se révéler bien inutile.

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