La gamine
Le mail venait de tomber, c’était un bel après-midi de printemps. Quel contraste. On s’empressa d’en avertir la gamine.
La nouvelle ne l’attrista point. Elle l’accueillit d’un bref hochement de tête, d’un mouvement ennuyé des épaules, d’une moue prétendument chagrine, se chiffonnant le visage comme elle en avait le secret. Ce fut tout. Elle n’éprouvait rien, la gamine, rien de plus qu’un vague ennui, une gêne, celle que l’on ressent quand le nez vous démange sans pouvoir éternuer. Le père, mort, eh bien ! cela devait arriver !
Point à la ligne. Point tout court. Curieuse chose qu’une vie entière résumée en quelques mots lapidaires, au bout d’un point. « Ton père est mort. » Il en aura du temps à présent, le père, pour se reposer ! De quoi se plaignait-on alors ? Le voilà enfin débarrassé du « fardeau de cette existence de va-nu-pieds, de misérable ! » qu’il détestait tant. Comme il beuglait parfois, avant.
La gamine le savait, sans vraiment le savoir, ni même le vouloir, que sa réaction n’était pas celle que l’on attendait d’elle. Mais elle se sentait bien incapable de feindre ou de contrefaire une quelconque lamentation. Rien. Elle n’avait aucun regret à la bouche ou sur le cœur. Aucune demande de pardon préfabriquée.
On pouvait bien la traiter de monstre, sans-cœur, d’anormale, de suppôt-de-satan même, elle n’en frissonnait pas pour autant sous le poids des mots, cela ne l’atteignait pas, la gamine. Plus rien ne la touchait. Depuis… oh, elle avait oublié de compter, à force.
Même pas soulagée d’apprendre la nouvelle, la gamine. Ce n’était pas l’épiphanie désirée, la soudaine fulgurance qui fracasserait sa vie pour l’animer, enfin. Il n’y avait guère que le vide qui remplissait la gamine.
Autour du grand sycomore encore dénudé de la cour, elle traînait en rond son ennui pour apaiser ce grand fauve qui lui labourait la poitrine. Pour le tromper, elle s’essayait à déchiqueter l’essence de l’arbre, à défaut de pouvoir le dépouiller de sa parure. Sycomore… Sy-co-more. Sic aux morts. Étrange hommage, alliance hétéroclite qui s’adaptait parfaitement à la situation. Il fallait bien s’en contenter.
Cela l’amusait un temps, la gamine. Pas autant que de saisir au vol la lente chute des hélicoptères qui tournoyaient vers le sol. Elle les broyait dans sa petite main menue, avec sauvagerie, presque avec douceur, se délectant des craquements secs qu’ils produisaient.
« C’est une sorcière que cette enfant-là ! » Voilà ce qu’elle avait entendu de sa mère, la gamine, en longeant l’étroit couloir qui menait à la chambre mortuaire. Pour faire ses adieux à ce « Papa chéri » qu’elle n’avait jamais vraiment connu, la gamine. Sauf dans le lit, de temps à autre, mais ça, ça ne devait pas compter pour la gamine, c’est le père qui le lui avait dit. Et c’est ce qu’elle se dit, la gamine, ça ne compte pas. De même que ces coups de couteau dans la chair de ce papa chéri. Ça ne compte pas, puisque ce n’est pas arrivé.
Voilà ce que qu’elle se dit la gamine.
Et c’est à peu près tout.
Point.
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