1 Débuts chaotiques
— Nieeeeeeels ! Crévindiou, j'vais pas attend' cent-sept ans qu'tu daignes enfin v'nir, et j't'y jure qu'si on arrive en r'tard pour not' premier jou', j'vais royal'ment t'botter l'cul ! Câlice, Jacob nous attend d'jà dans l'char ! hurle, avec agacement et impatience, une voix féminine particulièrement aiguë et stridente.
Une jeune femme fluette à la silhouette longiligne attend, les mains sur les hanches, au pied d'un large escalier de bois ayant subi l'usure du temps passé, dans le vaste vestibule rustique et néanmoins chaleureux d'une maison de campagne isolée au cœur d'un petit village inconnu du reste du monde mais accueillant, bon vivant et généreux envers ses visiteurs guidés par le hasard ou, parfois, par l'infortune. Lasse de patienter, elle regarde sa montre d'or blanc en claquant la langue, insatisfaite. Puis, dans une tentative de se ressaisir et de recouvrer son calme, elle réajuste son tailleur bleu marine, reboutonne son chemisier blanc immaculé parfaitement repassé, tourne pensivement son alliance autour de son annulaire droit et se penche sur son sac à main beige, lequel est accroché à un vieux portemanteau branlant semblant plus ancien que la bâtisse qui l'abrite depuis plusieurs décennies.
Elle sort un miroir de poche et, avec un air intraitable, absolument intransigeante quant à son apparence, elle inspecte son maquillage et sa coiffure. Dans un soupir, elle cherche à nouveau dans son sac à main. Avec des gestes rapides et pourtant précis et délicats, elle s'applique du fard à paupières bleu, du mascara et du gloss couleur pêche. Enfin, elle porte ses mains à ses cheveux, semble hésiter plusieurs secondes devant le miroir mural installé au-dessus de la commode de l'entrée et dont elle avant momentanément oublié l'existence, puis tresse finalement sa longue toison d'or qui lui arrive aux chevilles pour en faire un chignon impeccable.
Quelques instants, histoire de s'occuper l'esprit et les mains, elle fouille dans son sac à main à la recherche de ses clefs de maison et de voiture puis à l'intérieur des poches de son trench-coat couleur crème. Stressée et exaspérée de ne pas les voir, elle pianote son front de ses ongles longs vernis de blanc.
Son deuxième fils, Niels, s'apprête à faire son entrée dans un nouveau lycée, et surtout, dans une nouvelle ville. Le déménagement, non désiré, tant par sa mère que par ses frères et lui-même, a été difficile. Une ambiance morose plane perpétuellement entre les murs de leur nouvelle maison depuis leur arrivée, et Niels n'avait pas le cœur à visiter les environs.
À cause de ses comportements récents, il a été renvoyé de son ancien établissement scolaire, au plus grand dam de sa mère qui, en désaccord avec la décision prise par la direction, a démissionné de son poste de professeure d'histoire-géographie. C'est donc pour elle également son premier jour dans un nouvel établissement.
L'adolescent, qui n'était pas à l'étage mais dans le salon, lève les yeux au ciel et, avec un sourire moqueur empli de tendresse, s'approche furtivement pour tapoter l'épaule de sa génitrice et lui désigner son trousseau de clefs sur le guéridon de l'entrée. Ne l'ayant ni vu ni entendu, elle fait un bon de frayeur à son contact.
— Diou ! Quel couillon, c'gamin ! s'exclame-t-elle, la main sur le cœur. T'es t'y don' là d'puis longtemps, qu'tu m'fais brailler dans toute la casbah comme une perdue pis qu't'arrives comme un tacaraud ‽
— Scus'moi, m'man ! On y va t'y tantôt ? demande-t-il en ignorant les reproches énergiques qu'elle continue de lui adresser.
Il souffle un grand coup pour dégager son regard d'une longue mèche blonde rebelle puis dépose un baiser sur la joue de sa mère. Mi exaspérée, mi rassurée, elle lui sourit et lui ébouriffe les cheveux, en vengeance de la terreur qu'il lui a faite un peu plus tôt.
— J't'attends dans l'char, y drache pis y fait in vint d'voleur alors couv'toi mieux qu'ça ! Pis penses à [le personnage prononce penseza, d'où le s] fermer en sortant, hein ! ordonne-t-elle en enfilant son trench-coat et en s'emmitouflant dans son épaisse écharpe beige tricotée main par sa mère.
Sans espérer de réponse de la part de son fils, elle prend son sac à main et son trousseau de clefs puis se précipite hors de la maison, laissant la porte grande ouverte.
Niels est soulagé de ne pas avoir à répliquer. Il n'a rien à dire. Absolument rien. Et puis, à quoi cela servirait-il ? Il marche constamment sur des œufs avec elle depuis son exclusion définitive de son ancien lycée. Certes, en quittant son poste, elle les a défendus bec et ongles, ses convictions pédagogiques et lui, mais elle n'en est pas moins furieuse.
Avec un soupir, lequel est plus triste qu'agacé, il saisit son sac de classe mité et poussiéreux, claque bruyamment la porte derrière lui et se dirige lentement vers la vieille Toyota rouge délavé de sa mère, ne tenant aucunement compte des recommandations reçues malgré la pluie battante et le grand vent.
Le froid et l'humidité traversent rapidement son short rouge sombre et son tee-shirt blanc, mais semblent également s'insinuer sous sa peau diaphane pour imprégner ses os et ses veines. Alors qu'il souffle pour s'en débarrasser, son éternelle mèche rebelle reste collée à son visage à cause de l'eau qui tombe à seaux.
C'est une maigre consolation pour lui mais, sur son dos, son maudit cartable ne pèse quasiment rien. Et pour cause... quelques feuilles volantes gisent au fond, froissées, pliées et sales, tenant compagnie à un stylo quatre couleurs solitaire.
— T'es berdin jusqu'à l'os, mon pauv' garçon ! Non mais j'vous jure, l'es complèt'ment taberlaud, c'ui-là ! s'écrie sa mère en le voyant s'ébrouer avant de s'installer côté passager. En c'moment, j'ai vraiment pas b'soin qu'tu chopes la crève, j'ai assez à m'occuper d'ton frère ! ajoute-t-elle, culpabilisante.
À l'arrière, Jacob se renfonce dans son siège, mal à l'aise. Le malheureux se retrouve toujours entre les disputes, comme un vase au milieu du salon auquel personne ne fait jamais attention. Ses aînés occupent toutes les pensées de sa mère, alors que tous ses copains lui disent qu'il doit être le préféré de celle-ci car il est le petit dernier.
— M'man arrête ! M'mets pas Zachée su'l'dos ! Ç'a toujours été dur d's'occuper d'lui, pas qu'maint'nant ! Et pis moi aussi, j'fais tout pour son bien, hein !
Niels, contrarié, ferme brutalement la portière, récoltant un regard courroucé en retour tandis que Jacob frémit à cause du froid qui s'est insinué dans l'habitacle.
— Scus'... marmonne-t-il en levant les yeux au ciel, tout en bouclant sa ceinture.
— Ok, ok... cède-t-elle en retirant le frein à main. T'as quoi comme cours aujourd'hui ? Tu finis à quelle heure ? T'essaieras d'te faire des amis, hein ‽ C'soir, tu m'diras quoi !
— Respire m'man, j'vais pas m'échapper pendant qu'tu roules ! Pour répondre : j'en sais rien, j'en sais rien, on verra, oui j'te dirai quoi ! Ça t'va, ça ‽
— Non mais bon... T'en as vraiment rien à fout' de tout, en c'moment. Ça va t'y don' pas dans ta vie ? Qu'est-ce qui s'passe ? T'veux m'en causer un coup ?
— On en a d'jà moulte dit, m'man... Malgré qu'tout l'monde pense qu'j'ai déraillé, j'ai bien agi. J'aurais pas dû êt' viré d'la sorte, t'sais ! Tout va bien dans ma vie. 'fin, c'pas comme si qu'j'avais niqué ta carrière d'prof mais bon, sinon ça va, juré craché !
Pour couper court à cette conversation qui l'irrite profondément, Niels s'enfonce dans son siège, pose ses pieds répugnants de boue sur le tableau de bord et insère ses écouteurs dans ses oreilles, le volume au maximum. L'air renfrogné, sa mère lui tape le genou pour qu'il retire ses pieds, mais il refuse de bouger. Les lèvres pincées, furieuse, elle se concentre plus que de coutume sur sa conduite, les doigts serrés sur le volant, se retenant de lui hurler dessus de se tenir correctement et de la respecter.
— J'te dirai l'reste, t'vas voir ‽ ronchonne-t-elle tout de même pour elle-même avant de se murer dans le silence pour le reste du trajet.
Lorsqu'elle arrête le moteur, Niels se précipite hors du véhicule sans lui laisser la moindre chance de lui souhaiter une bonne journée et de l'embrasser : il ne faut jamais se quitter fâchés, c'est très important pour elle, car on ne sait jamais ce qu'il peut advenir.
Les sourcils froncés, elle salue distraitement de la main son petit dernier qui lui souhaite une bonne journée dans un murmure effacé, elle ouvre son vieux téléphone à clapet bleu nuit et, après avoir regardé l'heure, prend le temps de rédiger le SMS suivant :
La prochaine fois qu'tu pars à la sauvette comme ça t'vas sentir tes esgourdes t'brûler longtemps mon p'tit gars ! Passe une bonne journée et FAIS-TOI PAS R'MARQUER ! Pleins de gros bisous baveux fils indigne !
Alors qu'il sent son iPhone vibrer à l'arrivée du message, Niels soupire et lève les yeux au ciel. Il ne prend même pas la peine de le sortir de la poche de son short. Quelques secondes, il reste figé devant l'imposant édifice crépi de rose pâle. Il a trois marches et une lourde porte de fer forgé à franchir pour devenir officiellement élève. Un bref instant, il ferme les yeux. Il passe l'entrée avec un petit pincement au cœur en pensant à ses amis et une boule se forme au creux de son estomac : malgré le nombre considérable de fois où il a dû déménager et changer d'établissement, il ressent toujours la pression d'être le petit nouveau qui débarque en cours d'année.
Il se retrouve dans un large couloir du bâtiment administratif, bondé d'élèves et de professeurs. Le brouhaha des conversations l'insupporte et, à peine a-t-il retiré ses écouteurs qu'il les replace immédiatement dans ses oreilles.
Le pas lourd et traînant, il avance d'une vingtaine de mètres et, de nouveau, la pluie battante colle sa mèche rebelle à son front. Il est dans la cour des lycéens, désormais. Autour de lui, il n'y a que des portes marron et des murs de pierre noire. Avec un sourire nostalgique, il se dit qu'au fond, tous les établissements scolaires sont les mêmes : des enchevêtrements de couloirs, d'escaliers et de portes, et pour point central une grande cour intérieure divisée, quand nécessaire, en vue de séparer collégiens et lycéens. Certes, il n'en avait jamais connu d'aussi vastes que celui-ci, mais à quoi bon paniquer ? Très vite, il connaîtrait tout cela par cœur, et penserait plus à se défouler dans la cour qu'à autre chose !
Ce n'est que lorsqu'une adolescente aux longs cheveux châtain clair s'étale de tout son long à ses pieds, tentant de s'agripper à lui pour enrayer sa chute et manquant ainsi de peu de lui descendre le short aux chevilles, qu'il revient au monde qui l'entoure.
À nouveau, furieusement cette fois, il retire ses écouteurs : il a la ferme intention de faire entendre à cette fille pas franchement dégourdie sa façon de penser. Rapidement, quelque chose l'en empêche, et ce n'est pas le regard azur embué de larmes qui semble le supplier. Pas seulement.
L'ambiance n'est plus la même. Le silence est édifiant, et il se dit même sarcastiquement que la pluie a elle aussi décidé de se taire. Tous les élèves présents feignent l'indifférence, sans succès, leurs yeux dérivant toujours vers la pauvre lycéenne au sol et leurs bouches résolument closes là où l'on devrait les entendre pépier incessamment. Tous, à l'exception de quatre demoiselles aux rictus narquois qui ricanent avec mépris et dont l'une d'elles ressemble comme deux gouttes d'eau à la malheureuse qui est à ses pieds.
Niels, depuis toujours, est très observateur. Presque immédiatement, il remarque des morceaux de copies déchirées, dont certains voltigent encore autour d'eux. La jeune inconnue, paniquée, tente de rattraper les bouts de papier avant qu'ils ne soient souillés par la boue, marmonnant encore et encore « non, non, non, non, non, c'est impossible, non, non, non... ».
Très vite, il sent le rouge lui monter jusqu'aux oreilles alors que la rage s'empare de lui et qu'il serre les poings et les mâchoires pour tenter de se contenir. L'injustice l'a toujours mis hors de lui, et c'est à la suite d'une de ses légendaires pertes de contrôle face à une telle situation qu'il a été expulsé.
— Cassez-vous d'là, bande de gourdasses ! hurle-t-il au milieu des caquètements de ces jeunes poules excitées par l'œuf qui leur est coincé dans le derrière.
Cette image, il se la représente immédiatement en son for intérieur. Dès l'enfance, ses parents et Zachée, son frère aîné, lui ont appris le respect, la tolérance et la solidarité, et voir tant de haine et de cruauté sur les visages de ces quatre imbéciles lui hérisse le poil. Oui, il ne comprend pas vraiment ce qu'il y a de si important sur ces copies déchirées, mais il s'en foche, car ce qui compte, c'est que ce soit essentiel aux yeux de quelqu'un, pour qui perdre tout ça signifie perdre bien plus que des morceaux de papier.
L'une des filles, qu'il devine immédiatement être à la tête du groupe, s'avance, le défiant du regard, les bras croisés, haussant un sourcil châtain clair, presque blond, parfaitement épile.
— Ou sinon quoi ? Qu'est-c'tu crois qu'tu vas faire, l'Justin Bieber du pauvre, hein ?
Ses copines gloussent, alors que la fille à terre, sanglotant de plus belle, s'agite, à quatre pattes, toujours dans l'espoir de sauver ce qu'il reste de ses feuilles sur le sol.
Malheureusement, aucun morceau n'est épargné par la boue, et plus rien n'est lisible.
— On m'a appris à pas m'en prendre aux femmes, mais j'te jure qu'si tu t'barres pas dans la s'conde, j... hmmmmmmmmmmmmmmmmm !
De colère, il termine sa phrase par un grondement guttural, perdant ses mots et attisant les ricanements hystériques des quatre lycéennes. Il a les poings serrés et la mâchoire crispée, malgré tous ses efforts pour rester maître de la situation et ne pas perdre le contrôle de ses émotions.
La fille à la tête de la bande lève les yeux au ciel puis se détourne de Niels pour regarder l'élève à terre.
— Garde-toi ton mec en laisse ! Et oublie pas ta place, fidèle toutou ! s'exclame-t-elle avant de cracher au visage de sa victime et de lui donner un coup de pied dans la hanche.
Souriante, elle part en bousculant Niels avec brutalité afin d'asseoir sa domination sur les élèves de cette école. Ses deux premières acolytes, qu'il trouve plutôt fades et sans personnalité, l'imitent avec empressement, de peur de la perdre de vue.
— Ouais, oublie pas ta place, fidèle toutou !
— Ouais ! Tout pareil !
— Ta gueule crétine... Crache-lui à la gueule et matraque-la, qu'on s'casse près d'Anaïs ! s'agace la première en donnant un coup de coude à son amie, laquelle obéit.
La troisième suiveuse, celle qui ressemble trait pour trait à la harcelée, hésite brièvement, si bien que Niels pense un instant qu'elle va se raviser et éprouver du remords. Très vite, elle se ressaisit, et une haine pure envahit son visage et son regard. Elle ne prononce aucun mot, mais son crachat est le plus gros des quatre, et l'avalanche de coups de pied qu'elle donne est d'une extrême violence.
Niels réalise que la jumelle à terre n'espérait rien, bien au contraire, lorsqu'elle voyait elle aussi sa sœur hésiter. Elle attendait avec une sorte de lassitude guidée à la fois par l'habitude du quotidien et par le désespoir. Il a envie de hurler et de cogner dans les murs, son cœur bat bien trop vite et de manière très irrégulière.
Choqué, il en arrive à douter, et son incertitude le paralyse, l'empêchant de réagir : ne sont-elles pas jumelles ? n'ont-elles aucun lien de parenté ? C'est déjà presque impossible pour lui de concevoir que l'on puisse traiter un être humain de la sorte, mais sa sœur, et qui plus est sa sœur jumelle, avec qui l'on a partagé pendant neuf mois le même ventre... cela lui donne envie de vomir !
Malgré ses tempes qui palpitent, ses poings douloureux et ses mâchoires serrées, il laisse la bande partir.
— Hey, heu... toi ! ça va ? demande-t-il maladroitement en tendant sa main à la jeune élève à genoux pour qu'elle la saisisse afin de se relever.
D'un mouvement brusque, elle lui tape le poignet, lui signifiant clairement qu'elle refuse toute aide de sa part. De la tristesse dans le regard, il se prend ce rejet de plein fouet : Zachée réagissait exactement pareil. Il maltraitait sa main secourable alors même qu'au fond de lui, il rêvait de la saisir.
— Dégage... grogne-t-elle, la tête baissée sur les restes souillés de sa copie.
À sa voix, il sait qu'elle tente de ne pas fondre entièrement en larmes, pour garder un minimum de dignité. Il a entendu ce ton des milliards de fois par le passé. Et toujours, c'était dans la voix de Zachée. À l'époque, il pensait que c'était par orgueil que son frère aîné niait sa douleur, mais il a fini par comprendre. Il a fini par comprendre ce qu'il aurait dû comprendre immédiatement sans qu'un drame ne leur tombe sur le coin de la figure.
— Hey... T'veux tu pas d'l'aide ? insiste-t-il, soucieux de ne pas reproduire la même erreur qu'avec Zachée.
— J'ai pas b'soin d'aide, merci ! s'énerve-t-elle en saisissant son sac avec brutalité.
Elle le serre contre son cœur, toujours tête baissée, et avance d'un pas rapide, disparaissant bientôt derrière la porte d'une salle de classe.
Contrarié de ne rien savoir d'elle et de ne pas s'en être fait une amie alors qu'il l'a défendue, Niels se retient de justesse de lui crier de l'attendre. En mordillant sa lèvre inférieure, il déverrouille son iPhone, ignore une fois de plus le SMS envoyé par sa mère et poste un message, accompagné d'un selfie de lui, seul dans le couloir, sur son mur facebook :
J'ai promit a ma mer de pas me faire remarqué. La promesse a pas tenus longtemps les gars. J'ai faillit boxé un groupes de fille et je suit en retard. Je sait même pas dans quel classe je suit et quel court j'ai !
Il soupire en enroulant ses écouteurs autour de son téléphone, qu'il range ensuite dans la poche avant de son sac. Puis il replace soigneusement sa mèche rebelle et fouille son short dégoulinant à la recherche de son emploi du temps. Il réalise très vite qu'il n'a rien apporté avec lui et rumine dans sa barbe :
— J'chais même pas à quoi y m'servent, c'te foutue boge pis c'te short...
— Hey, toi, là ! beugle une voix masculine, à l'autre bout de la cour.
Niels sursaute, réveillant vivement un ancien mal de dos. Il inspire un grand coup pour se remettre de ses émotions et, d'une démarche faussement assurée, se dirige vers l'homme qui l'interpelle, lequel est aussi haut que large. Il déglutit, impressionné et intimidé, et ralentit de manière significative sa cadence. Il avait promis à sa mère ! Se faire remarquer par les élèves, passe encore, mais par un surveillant ! Les esgourdes allaient lui brûler longtemps !
— Bouge-toi l'gras, l'cancre !
Et effectivement, Niels active le pas, courant à moitié aux pieds de l'homme. Même si, du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix-sept, Niels fait une bonne tête de plus que son interlocuteur, il est stupéfait par la musculature de ce colosse qui pourrait le faire voler vingt mètres plus loin d'une simple pichenette sur le nez.
— Ton nom.
— Laforêt Niels, M'sieur, répond-il poliment, se demandant s'il doit expliquer qu'il est perdu et cherche son emploi du temps avec les numéros des salles de classe.
Finalement, après quelques secondes à inspecter sa liste des élèves, le surveillant lui évite des explications confuses.
— Ah, t'es l'nouveau... Tu as physique-chimie, maintenant... Salle 51C, c'est au troisième étage. Voilà un plan du lycée.
— Merci, M'sieur ! s'exclame Niels, véritablement surpris.
Il ne s'attendait pas à être convoqué dans le bureau du directeur pour son retard, mais au moins à être réprimandé et à devoir aller demander un billet de retard. Au lieu de quoi, cet homme lui indiquait tout bonnement son chemin, sa salle et la matière de son premier cours de la journée.
Tout chose, il gravit les escaliers en courant. Arrivé au troisième étage, il est tout essoufflé, et pourtant, il continue de courir, s'écroulant sur la porte de sa salle de classe, qu'il ouvre à la volée, faisant trembler les murs de la pièce.
En haussant les sourcils, l'air de se dire que son nouvel élève a tout d'un crétin fini à la pisse, le professeur de physique-chimie, un homme tiré à quatre épingles et à l'œil sévère, ne se gêne pas pour le dévisager, avant de simplement supposer :
— Monsieur Laforêt, je présume. Je suis votre professeur de physique-chimie, Monsieur Beaumont. Assoyez-vous à côté de Mademoiselle Lacroix, juste là.
Lorsque Niels regarde la place que son nouveau professeur lui désigne, il se décompose : c'est à côté de la garce qui maltraite sa camarade de classe qu'il doit s'installer ! Pensant une fois de plus à la promesse qu'il a faite à sa mère, il commence par obéir tout bêtement à Monsieur Beaumont, mais la rage qu'il avait au fond de lui lorsque la pauvre adolescente aux cheveux châtains était à ses pieds, humiliée, menace de le consumer et, avec un mépris flagrant sur le visage, il passe devant la chaise qui vient de lui être assignée sans s'arrêter.
En apparence sûr de lui alors qu'il est terrorisé, il enlève le sac qui est posé sur l'unique autre place vide et le pose par terre pour s'asseoir, récoltant au passage des regards courroucés de la part de son professeur et de l'élève dont il a déplacé les affaires.
— Monsieur Laforêt, vous commencez très mal votre première journée parmi nous. J'ai dit, à côté de Mademoiselle Lacroix !
Il essaye tant bien que mal de se mordre la langue pour se forcer à se taire, mais c'est plus fort que lui : il déteste les injustices et encore plus ceux qui les créent. Il sait que Monsieur Beaumont va immédiatement en référer à sa mère, car il a juste à se rendre en salle des professeurs pour lui parler, et pourtant, il laisse ses émotions et son besoin de justice le guider, quoi qu'il advienne.
— J'aime pas les garces, désolé ! s'exclame-t-il avec un sourire méprisant sur le visage, son regard plongé dans celui de celle qu'il ne pourra que détester toujours plus au fil des secondes. Y t'dit quoi, l'Justin Bieber du pauvre, t'sais ? la provoque-t-il en jouant avec sa mèche, faisant pouffer quelques élèves.
La lycéenne leur lance un regard noir, et ils cessent immédiatement de rire, puis elle reporte son attention sur lui.
— Coucouche panier, connard ! s'énerve-t-elle en se redressant vivement, brandissant le poing. J'ai soumis et dressé ta chérie, j'vais faire pareil avec toi, ça va pas faire deux plis ! gronde-t-elle, la mâchoire serrée, son visage tout prêt de celui de Niels de manière à ce que lui seul puisse l'entendre.
— Mademoiselle Lacroix ! Taisez-vous ! Vous réglerez ça dehors ! Quant à vous, Monsieur Laforêt, une discussion à l'intercours s'impose, et bien-sûr, vous écopez de quatre heures de retenue !
— Hahah, bien fait, trouduc' !
Niels voit rouge : à cause de cette traînée, sa promesse à sa mère n'a même pas tenu cinq minutes ! Des larmes de rage au coin des yeux, il serre les poings, s'efforçant de ne rien répliquer, ni à Monsieur Beaumont, ni à cette garce.
— Mademoiselle Lacroix, je vous avais prévenue... vous tiendrez compagnie à Monsieur Laforêt en retenue pendant quatre heures samedi après-midi !
— Mais Monsieur Beaumont, je...
— Mademoiselle Lacroix, vous venez de passer à huit heures de retenue !
L'air boudeur, la jolie blonde se renfonce dans sa chaise, bras croisés, regard fixé sur son classeur de cours. Niels se sent vengé, et il n'arrive pas à s'empêcher de sourire. Elle a eu ce qu'elle méritait, esti !
Il obtempère enfin à la demande de Monsieur Beaumont, satisfait. Très lentement, il se lève et part s'installer à la chaise qu'il aurait dû occuper initialement sans faire de vagues.
— Bien, puisque l'on peut désormais commencer... Monsieur Laforêt, je vous laisse vous présenter brièvement à la classe.
— Ouais alors moi c'est...
— Levez-vous Monsieur Laforêt.
Il obéit en se retenant tant bien que mal de souffler en levant les yeux au ciel.
— Moi c'est...
— Tenez-vous droit, Monsieur Laforêt.
— Moi c'est Niels Laforêt. J'veux être avocat tantôt !
— Pssst, Charlotte, ça veut dire quoi, tantôt ? murmure une voix masculine.
— J'ai deux frères, un grand pis un p'tit, Zachée pis Jacob. Et pis v'là tout, en fait... C'est t'y bon, j'peux m'tirer une bûche, M'sieur Beaumont ?
— Hein ?
— Kékidi ?
— Quésaquo ?
— En Français de France, s'il vous plaît, Monsieur Laforêt, exige Monsieur Beaumont en incitant d'un simple geste de la main ses élèves à faire silence.
— Ah oui, pardon. Je peux me rasseoir ?
Depuis qu'il est enfant, Niels a beaucoup déménagé avec sa famille : Canada, Nord de la France, Suisse, Belgique, Pondichéry... Il mélange ainsi de nombreux usages quand il s'exprime, et ce n'est pas toujours évident pour lui de se faire comprendre et de comprendre les autres.
— Vous pouvez vous rasseoir. Regardez avec Mademoiselle Lacroix où nous en sommes dans le programme, et sans faire d'histoires, je vous prie.
À contre-cœur, Niels s'exécute, se retenant à grand peine de souffler d'agacement. D'un mouvement de tête, il dégage son visage de son éternelle mèche rebelle, puis il regarde sa voisine de table dans le blanc des yeux. Il tente un sourire amical, mais il est contrit et forcé, et cela se ressent. Elle hausse les sourcils sans rien dire.
— Et sinon, t'as t'y un prénom ?
— Anaïs. Cherche pas à discuter, j't'aime pas. On est voisins d'table, c'est tout. Alors maint'nant, tu fermes ta gueule et tu r'gardes mon cahier pour pouvoir suivre où on en est, capiche ?
— Ouais, ça va, calme-toi ma garce, t'es complèt'ment taberjaude , esti...
— Ta gueule, gros nase.
— Monsieur Laforêt et Mademoiselle Lacroix, ne m'obligez pas à vous reprendre une troisième fois.
— Mais Monsieur Beaum...
— Vous m'agacez fortement, Mademoiselle Lacroix. Sortez de mon cours. Vous aussi, Monsieur Laforêt. Oh, et vous venez non seulement de passer tous les deux à seize heures de retenue, mais je vous nomme désormais binômes d'exposés jusqu'à la fin de l'année ! Et bien sûr, vous allez en faire un pour jeudi prochain, sur ce que vous voulez concernant le programme étudié depuis le début de l'année. Monsieur Laforêt, ça ne vous dispense évidemment pas de venir me voir à l'intercours, nous sommes bien d'accords. Et maintenant, hors de ma vue, vous deux !
Quelques secondes, Niels reste interdit, observant la moustache frémissante du professeur. Il n'emboîte le pas de sa camarade infernale que lorsqu'elle le bouscule en s'exclamant :
— Bouge-toi l'gras, grosse larve, t'as pas entendu M'sieur Beaumont ?
— J't'emmerde, raclure à chiottes !
— J'AI DIT DEHOOOOOOOOOOOOOOORS ! hurle Monsieur Beaumont en les poussant à l'extérieur de la pièce avant de leur claquer la porte au visage.
Non sans lui lancer un regard furieux, Anaïs saisit fortement Niels par le poignet et le tire en arrière, manquant de le faire tomber. Il se retourne, son poignet toujours prisonnier de la forte poigne de la jeune lycéenne, et se voit contraint de la suivre d'un pas d'une cadence très rapide, même pour lui.
Très vite, il a la sensation d'être piégé dans un dédale de couloirs et d'escaliers, qu'ils empruntent un à un sans qu'il n'ait jamais le temps de se repérer. Finalement, ils arrivent devant une cafétéria, dans laquelle se regroupent les élèves qui n'ont pas cours et qui ne souhaitent pas se rendre à l'étude.
— Heu, dans mon ancien lycée, on...
— Ta gueule.
— Calme ta joie. Et pis lâche-moi l'poignet tantôt, ok ?
— Écoute, j'compte pas ram'ner un billet d'absence à mon père, en plus des seize heures de colle que j'vais m'taper quatre sam'dis d'suite à cause de toi !
— À cause de moi ‽ T'es t'y sérieuse, là ‽ T'avais juste à la fermer et j'aurais été seul en ret'nue ! Esti !
Leurs deux visages sont si près l'un de l'autre que leurs nez se frôlent.
Il se pince l'arête du nez pour reprendre son calme et continue, d'une voix plus posée.
— T'peux tu au moins m'dire qui est c'te fille et pourquoi t'es t'y comme ça avec ‽ T'sais, sans ça, j't'aurais sans doute appréciée d'suite.
Elle le regarde fixement, les sourcils froncés puis, après une brève hésitation, elle soupire et consent à répondre.
— C'est Azalée Fontaine. On était amies de la maternelle jusqu'au CM2. Elle est restée ringarde. Pas moi.
— Y a rien d'plus... profond ? C'est juste ça ?
— Tu m'traites de superficielle, là ‽ Blaireau !
— Mais non, j'essaye de com... prendre...
Anaïs, furieuse, ne l'écoute déjà plus. Le dos tourné, elle jauge la pièce du regard, à la recherche de quelqu'un. L'air satisfait, elle claque sa langue contre son palais et ordonne, incisive :
— Ramène-toi !
— J'suis pas un ch'val, marmonne Niels dans sa barbe, obtempérant tout de même, soucieux de ce qui l'attend.
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