4 Sauvée des eaux
— M'man ! T'peux t'y attendre deux s'condes ? J'reviens tantôt ! J'trouve point Azalée, t'sais ! s'exclame Niels en jetant son sac par la vitre arrière de la voiture.
Puis, sans se soucier d'une quelconque réponse, il continue de courir, cette fois dans la direction opposée, en dérapant sur le petit gravier du parterre de fleurs qui longe le parking. Malgré une chute qu'il évite de peu, il accélère, le cœur battant à tout rompre et les pensées partant à tout va.
Le souffle court, il tourne sur lui-même au milieu du couloir principal, sous les œillades de quelques élèves qui le dévisagent. Il se fige et tente de tendre l'oreille, mais il ne perçoit que les percussions douloureusement irrégulières de son cœur contre sa poitrine.
Puis il entend un ricanement atroce au loin alors que quelqu'un lui tapote l'épaule pour l'inciter à se retourner.
— Tu as perdu quelque chose ? On va chez toi ? minaude Azalée en se passant une main dans les cheveux.
— Ah, t'voilà enfin ! J'te cherchais partout esti ! soupire-t-il de soulagement en la saisissant par le bras et en la serrant contre lui.
Elle l'étreint davantage contre elle et hume son tee-shirt.
— J'ai eu peur que tu m'aies oubliée et que tu sois parti sans moi ! souffle-t-elle. Ç'a été l'enfer car mon horrible sœur m'a encore emmerdée. J'ai besoin de toi !
Elle tend ses lèvres près des siennes pour l'embrasser.
— Tu te fiches de moi ‽ s'écrie Niels en la repoussant.
Elle ouvre de grands yeux surpris.
— Ça ne va pas ? s'inquiète-t-elle.
— Tu m'prends vraiment pour un lapin d'trois s'maines, toi ! T'as tu cru qu'j'te r'connaîtrais pas, Azora ‽ J'ai poussé la mascarade pour voir jusqu'à où qu't'étais capable d'aller et t'es pathétique ! Dis-moi où qu'elle est et c'que toi et tes pimbêches de copines lui avez fait !
— Démasquée ! s'exclame Azora en riant avec un rictus sadique.
Au loin, les éclats de rires de ses amies lui font écho, et son visage s'illumine de bonheur.
— Qu'est-c'qui m'a trahie ?
— Tell'ment d'choses : ta manière d'te passer la main dans les ch'veux, ton ton d'allumeuse, ta manière d'te plaindre et d'insulter, ta tirade fleur bleue et ta manière d'me coller entre autres !
— Ah, j'croyais qu'ça s'rait l'fait qu'j'nage dans les fringues d'mon gros boudin d'sœur !
— CHIÔ ! T'VAS TU LA FERMER ! hurle-t-il furieux, en se retenant à grand peine de se jeter sur elle pour l'étrangler. Emmène-moi vers elle, exige-t-il ensuite, incisif.
— Mais avec plaisir, plus on est d'fous, plus on rit !
Lorsqu'il pénètre dans les toilettes des filles à la suite d'Azora, son sang ne fait qu'un tour. Azalée, en sous-vêtements, couverte de bleus et de plaies, a la tête plongée de force dans la cuvette des toilettes par Charlotte, tandis qu'Anaïs donne les ordres, filme et commente la scène.
— Tu vois, mon cher NIELS LAFORÊT, ta chère AZALÉE FONTAINE est tout juste digne de boire l'eau des chiottes, et tout le monde est en train de le découvrir en live ! s'amuse-t-elle en appuyant sur leurs prénoms et noms.
Niels voit rouge : il est incapable de réfléchir. Il se rue sur Charlotte pour l'éloigner d'Azalée.
Son amie, dont il ne se souvient pas du nom, tente de s'interposer, mais il l'en dissuade en brandissant le poing, grognant comme un sanglier prêt à charger. Elle glapit et se replie sur elle-même. Elle et Charlotte partent en courant, malgré les menaces d'une Anaïs furieuse.
— Bah, ce n'est que partie remise ! se ressaisit-elle en ricanant.
Puis elle claque la langue en direction d'Azora et pointe l'index vers le sol, comme pour lui dire « au pied ». Azora obéit en silence. Elles sortent dans l'intention de rejoindre les deux autres.
Niels n'en a rien à faire : toutes ses préoccupations sont tournées vers Azalée. Il ne se soucie guère de l'eau des toilettes qui vient souiller son tee-shirt alors qu'il la serre contre lui pour la sécher et la réchauffer. Elle est toute tremblante, plus de terreur que de froid, et des ruisseaux de larmes dévalent ses petites joues rebondies.
Ils restent plusieurs minutes ainsi, l'un contre l'autre, dans le silence le plus total. Azalée est si tourneboulée qu'elle ne peut ressentir la honte monumentale qu'elle ressentirait en temps normal dans une telle situation. Et même si Niels est plongé dans un profond mutisme tant il est choqué et perdu, son cœur parle pour lui : il tape si fort contre sa poitrine qu'Azalée peut l'entendre et le sentir battre contre son oreille.
Lovée contre le torse maigre de Niels, qui lui caresse les cheveux et la berce pour l'apaiser, Azalée se sent épaulée, si bien que ses larmes se tarissent à petit feu.
— Chouquette ? souffle Niels au creux de l'oreille d'Azalée.
Les yeux embués de larmes, elle sourit tendrement, comme le soleil se réfléchissant sur la rosée du matin. Les yeux embués de larmes, elle sourit tendrement, comme l'arc-en-ciel né du mariage du soleil et de la pluie. Les yeux embués de larmes, elle sourit tendrement. Vraiment. Sans artifice. Elle, qui se répète si souvent les vers suivants, issus du poème Demain, dès l'aube... de Victor Hugo :
« Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. »
Les yeux embués de larmes, elle sourit tendrement, le dernier vers de cette citation dansant au creux de son âme esseulée et dévastée, à la porte de laquelle on peut lire « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir ! ».
« Tu saoules, Dante... » morigène-t-elle intérieurement l'auteur de La Divine Comédie.
Grâce à Niels, elle entrevoit une éclaircie au cœur de son ciel gorgé d'encre noire qui n'a jamais connu la moindre touche de couleur depuis une petite éternité voire, elle en mettrait sa main à couper, deux longues éternités. Elle se prend à rêver un avenir comblé de cieux zinzolins et de verts pâturages.
— Hm ?
Elle se maudit de n'avoir rien de plus doux à lui répondre. « Chouquette »... Elle n'en revient pas : quelqu'un qu'elle ne connaît que depuis le matin la surnomme « Chouquette » ! Sans avoir derrière la tête un quelconque stratagème visant à lui faire la nique ! C'est si facile de l'humilier au quotidien ! Elle est si naïve, si sotte !
— Tu as vu qu'il y a baleine sous gravillon.
Elle essaye de terminer sa phrase et haussant la voix, pour montrer que c'est une question, mais celle-ci, rendue rauque par les larmes qu'elle a versées précédemment, refuse d'obtempérer et se casse : cela ressemble davantage à un constat qu'à une interrogation.
Elle frémit. Niels resserre son étreinte autour de sa peau nue. Certes, elle a froid, mais son frisson est dû à la multitude d'émotions qui l'assaillent de toutes parts et qu'elle ne peut fuir. Si souvent, elle avait rêvé de quitter son corps. Pas pour mourir. Pas à chaque fois, du moins. Non. Pour échapper à ses sentiments.
Et pourtant, ce soir, tout est différent. Il y a Niels. Il y a sa main droite qui la berce. Il y a sa main gauche qui caresse ses cheveux. Il y a ses yeux gris acier plongés dans les siens, bleu azur. Il y a « Chouquette ». Pour elle, ce n'est pas qu'un putain de mot à la con. Il contient l'océan et les étoiles, la fourmi et l'éléphant, le tournesol et le coquelicot. Il contient le monde. Rien que le monde. Rien d'autre. Juste le monde. C'est tout.
— Je... Pourquoi qu'tu vis don' ça, esti d'câlice d'tabarnak ‽ Crisse , j'en r'viens po !
Azalée fronce les sourcils : elle comprend l'essence même de sa fureur, mais ignore pourquoi il la ressent, surtout si intensément. C'est elle, qui s'écrase chaque jour misérablement la face contre le mur de haine que les autres ont érigé spécialement à son intention !
Et cette fureur, cette rage de vivre, ce besoin de hurler au monde « J'existe et j'vous encule ! », elle ne les ressent plus depuis bien longtemps. Elle pourrait le jurer sur les saintes écritures, elle s'appelle Néant. Tout espoir, toute envie de rébellion ont été annihilés en elle.
— Eh bien je... Azora. C'est pour elle que je vis tout ça. Je l'aime tellement, et si ma souffrance peut la rendre heureuse, j'en suis.
— Ah. S'tu veux mon av... Chiô ! s'interrompt lui-même Niels alors que « Maman » s'affiche sur son téléphone, qui vibre bruyamment, avec une photographie de sa mère, rayonnante.
Il décroche : même sans le haut-parleur, il peut l'entendre brailler jusqu'en Uruguay. Elle est terriblement inquiète bien qu'il l'ait prévenue qu'il allait à la recherche d'Azalée.
Ramené à la brusque réalité, couvant toujours Azalée du regard, Niels soupire et resserre son étreinte autour de la jolie lycéenne.
— M'man, t'peux tu don' pas t'mett' sur off, p'teh ‽ T'vas t'y nous chier une pendule à quinze coups pour si peu, là ‽ demande-t-il d'une voix lasse, sans hausser le ton. Neh... M'eh.. Aaaaaargueuuuyeuh... C'est bon, t'as fini ‽ Merci, c'pas trop tôt, esti ! T'as tu ta t'nue d'change dans l'char ? Oui. Non, c'pas pour moi, t'as tu cru qu'j'ent' d'dans ? T'peux tu les am'ner dans les water des filles ? J't'attends ! Merci !
Tout au long de la discussion, il ne quitte pas Azalée du regard un seul instant. Lorsqu'elle entre dans les toilettes, Mademoiselle Laforêt les trouve exactement dans la même position. Sans un mot, comptant sur leur complicité mère-fils, elle fait comprendre à Niels qu'il ferait mieux de les attendre à l'extérieur. Il obéit sans inquiétude : il confierait sa vie à sa mère, sans le moindre doute.
Puis, lorsqu'elle entend la porte claquer, signe que Niels est enfin à l'extérieur de la pièce, elle s'avance et murmure, en caressant les cheveux souillés de l'eau des toilettes d'Azalée :
— Viens par-là ma douce... Ohlala, ma pauvre petite.
Elle la berce elle aussi contre son cœur, et il ne fait aucun doute en cet instant qu'elle a mis au monde et élevé Niels.
— Viens, on va laver ce si joli visage au lavabo. Puis tu vas enlever tes sous-vêtements et t'habiller avec mes vêtements. Tu seras la plus jolie des jeunes filles du lycée en sortant, d'accord ?
Azalée acquiesce avec un petit sourire triste. Mademoiselle Laforêt la débarbouille avec délicatesse tout en la couvrant de mots gentils et affectueux.
— Voilà ma douceur, ma toute belle. Ne pleure plus. Tu es toute propre et toute jolie. Tu peux aller t'habiller et tu seras une parfaite petite poupée.
Azalée arque un sourcil, perplexe, et, d'un pas fébrile, se dirige lentement vers l'un des cabinets. Elle y entre et hésite à fermer le loquet. La présence de Mademoiselle Laforêt de l'autre côté la rassure et l'aide à retrouver son calme. Elle décide de ne pas se fermer à clef.
— Ma puce... Tu peux me parler... Je suis là pour t'aider... Tu n'as rien fait de mal, ma tourterelle... déclare Mademoiselle Laforêt à travers la porte.
Azalée sourit timidement alors qu'elle enfile les vêtements de sa nouvelle professeure d'histoire-géographie. Elle réalise qu'elle avait besoin d'affection maternelle depuis bien longtemps, et que Niels et sa mère lui parlent exactement comme elle rêverait que ses parents et Azora le fassent. Les compliments d'Axelle sont adorables et l'aident énormément, mais elle a vraiment besoin que d'autres qu'elle lui offrent affection et compassion.
Elle aimerait réussir à se confier à elle et à tout lui expliquer, mais son corps le lui refuse, et elle est incapable de parler. Elle sort du cabinet avec un regard reconnaissant mais un sourire mal à l'aise : elle se cache toujours derrière d'amples gilets, or, elle est désormais vêtue d'une robe décolletée rouge qui lui arrive au-dessus des genoux et qui la moule. Elle croise ses bras contre son cœur pour se dissimuler.
— Tu es superbe. Tu chausses du combien ? demande Mademoiselle Laforêt en souriant.
Elle vient de remarquer les baskets maculées qu'Azalée porte aux pieds.
— Tr... Tr... Trente-huit ?
— Parfait. Enlève tes grôles toutes crades, c'est moi qui vais les porter ! répond-elle en retirant elle-même ses beaux talons vernis et en les lui tendant.
Elles échangent leurs chaussures. Mademoiselle Laforêt prend le cartable d'Azalée sur son dos. Elle décroise les bras de la jeune femme et lui fait un clin d'œil.
— Montre aux jaloux et aux jalouses comme tu es magnifique. Tu vas faire la plus belle des sorties remarquées : tu vas les éblouir ! Je sortirai juste après, pas faire jaser dans les chaumières !
Azalée prend une grande inspiration. Elle lève la tête et bombe le torse. Elle plaque sur son visage un sourire assuré, auquel Mademoiselle Laforêt répond par un air approbateur.
Lorsqu'elle sort des toilettes des filles, Niels, qui les attendait, négligemment appuyé cotre le mur, se redresse vivement pour se tenir droit. Il tente d'arranger sa mèche rebelle, sans succès, puis lève les yeux au ciel. Il sourit et s'approche d'elle.
— T'es merveilleus'ment belle, lui souffle-t-il à l'oreille avant de l'embrasser tendrement sur la joue, non loin des lèvres.
Il tend la main avec l'espoir qu'elle la saisisse pour qu'ils traversent le couloir ensemble. Elle n'esquisse pas le moindre geste et, avec un regard d'excuse, elle lui murmure un merci.
Côte à côte, leur bras nus se frôlant, ils entament ce qui aurait dû être la marche de la honte d'Azalée. Quelques regards sont intrigués lorsqu'ils se posent sur eux, d'autres surpris, d'autres encore sont... Azalée et Niels n'auraient pas su dire ce qu'ils sont dans cette marée d'émotions.
Lorsqu'ils passent la porte de l'établissement, Azalée expulse une grande goulée d'air hors de ses poumons : malgré le peu de personnes qu'ils ont croisées dans le couloir, elle se sentait prisonnière de la foule. Niels, quant à lui, éclate de rire.
— 'Teh ! T'as niqué l'game ! La bande de putes doit avoir grave les boules ! Beauté fatale !
Azalée, une fois de plus, reste silencieuse. Pourtant, la bonne humeur de Niels cherche à l'emporter loin de sa morosité du quotidien, mais quelque chose l'empêche de plonger insouciamment dans le bonheur avec lui.
— T'es tu prête à monter dans l'char ?
Azalée fronce les sourcils, dans l'incompréhension la plus totale. Niels s'apprête à expliquer, mais les yeux de l'adolescente s'agrandissent : elle vient de comprendre.
— Bien sûr !
Niels la mène à la vielle Toyota rouge délavé de sa mère. La portière arrière lui résiste : il y met un coup de pied pour l'ouvrir en jurant, guidé par l'habitude.
— Après vous, ma mie, claironne-t-il, doucereux, en s'inclinant devant elle.
Elle monte dans le véhicule avec un petit sourire aux coins des lèvres, le teint rose. Niels fait le tour et s'installe à côté d'elle. Il a un éclat d'étoile dans le regard lorsqu'il remarque les délicats pieds nus d'Azalée, qui a discrètement retiré les beaux talons vernis de Mademoiselle Laforêt pendant qu'il ne la regardait pas.
— Elle sait. Qu'il y a baleine sous gravillon, affirme platement Azalée.
— Baleine sous gravillon : c'est si mignon comme expression, t'sors ça d'où ? ose-t-il enfin demander, maintenant que tout risque d'humiliation pour Azalée est écarté.
Elle esquisse un sourire espiègle, mais elle insiste au lieu de le laisser faire diversion pour éviter de lui répondre.
— Elle sait, pas vrai ?
— T'sais, c'plutôt évident...
— Les profs voient rien.
— Soit ils sont bigleux, soit ils bitent rien sur rien ! Sérieux, c'est n'imp' ! Quelle bande d'incompétents ! s'insurge Niels.
— Qu'est-ce que je vais faire ? Elle sait... Tu sais... Adieu la vie tranquille maintenant... se désole-t-elle.
— La vie tranquille, vraiment ‽ Qu'est-c'ça s'rait pas, si t'avais un problème pire ! s'exclame-t-il, cynique. Non mais franch'm... Aïeuuh !
Azalée, affolée, vient de brutalement frapper l'épaule de Niels dans le but de le faire taire : Mademoiselle Laforêt arrive, et même si cette dernière l'a vue en sous-vêtements dans les toilettes et lui a purement et simplement évité l'humiliation du siècle, elle refuse de parler de la situation en sa présence, comme si cacher les problèmes sous le tapis au lieu de les révéler allait les faire disparaître.
Niels fait la moue, dubitatif, mais il décide d'agir selon le souhait de sa nouvelle amie.
Il repense à son magnifique corps quasi nu blotti contre le sien. Si la situation n'avait pas été aussi dramatique, il se serait enflammé de désir. Il réalise que, déjà, il est prêt à tout pour elle. Elle, elle serait son oxygène ? alors qu'il ne sait presque rien d'elle ?
Pour la première fois depuis des semaines, il sent palpiter au fond de sa poitrine la part de son âme qu'on lui avait si cruellement arrachée. Et il respire enfin, car il ne sent plus l'énorme poids, invisible mais écrasant, qui pesait continuellement sur ses poumons. Son cœur balance un instant entre remords et soulagement. Mais p'teh, c'est si bon de vivre ! Pourquoi cette brève hésitation ? Pis Zachée lui en voudrait, si le bonheur frappait à sa porte et qu'il refusait de le laisser entrer, sous prétexte que lui, son frère aîné, n'avait pas su l'accueillir dans son existence morose et solitaire.
— Chouquette ? souffle-t-il alors que sa mère sacre en tentant d'ouvrir sa portière, qu'elle claque fortement une fois installée sur le siège conducteur.
— Comment tu trouves m'man ?
Azalée, l'air alerte, regarde en direction de Mademoiselle Laforêt avec la crainte qu'elle l'entende.
— Elle est sourde comme un pot, t'sais. J'dirais même comme un pot d'chambre vu les dégâts ! ricane Niels pour la rassurer.
— Je la connais pas encore très bien, mais elle a l'air... Tu as l'air d'être comme elle, et comme je te connais un peu plus...
Les joues d'Azalée s'empourprent : elle se sent vraiment sotte maintenant qu'elle y songe. Un temps, elle avait appris à se taire pour éviter de dire n'importe quoi, mais elle n'avait plus eu d'ami, de véritable ami, depuis si longtemps, qu'elle ne savait plus comment faire. À dire vrai, elle ne savait plus comment être elle-même. Car qui était-elle au fond ? Elle l'ignorait. Elle s'était perdue dans cette marée de haine. Mais avait-elle été quelqu'un un jour ? Elle en doutait. Elle aurait pu souhaiter redevenir celle qu'elle était avant mais si elle n'avait jamais été rien ? Eh oui, c'est bien ce qu'elle pensait... Au final, elle s'appelle Néant. Et ce néant et tellement tout qu'elle ne peut se résoudre à le perdre alors même qu'il la détruit de seconde en seconde. Mais Niels alors ? Eh quoi ? Niels ? Elle lui veut quoi, à Niels ? Qu'elle lui fiche la paix, bon sang ‽
Et soudain, elle se sent attirée vers le fond obscur de cet océan de silence qui la tue.
— Ça va t'y mes amours ‽ demande Mademoiselle Laforêt en criant pour s'entendre parler malgré le bruit du moteur.
— M'man, tu r'commences à brailler ! fait remarquer Niels assez fort pour qu'elle l'entende. T'vois, j't'avais dit, Azalée, sourde comme un pot d'chambre ! ajoute-t-il plus bas en approchant ses lèvres de l'oreille d'Azalée.
Avec un air amusé, Azalée l'ignore, mais le laisse entrelacer leurs doigts sur ses genoux en rougissant. Elle répond à Mademoiselle Laforêt, surprise qu'elle l'englobe à la conversation avec tant d'affection en disant « mes amours ».
— Oui professeure ! s'exclame-t-elle.
— Ma tourterelle, dès qu'l'on sort du lycée, t'es plus mon élève mais l'amie de mon beau p'tit Niels, d'accord ? Appelle-moi Caroline !
Hein ? Elle a bien entendu ? Vraiment ? Osera-t-elle ?
— D'accord C... D'accord.
Finalement, elle n'ose pas. Dans le rétroviseur, elle voit un petit sourire compréhensif se dessiner sur le visage de Caroline. Au fond d'elle, elle pense que ce prénom est aussi ravissant que la personne qui le porte, mais, vraiment, être si familière avec une enseignante ? Bon sang, dans quoi est-elle encore allée se fourrer ‽ Honnêtement, elle ne peut pas se permettre d'espérer, et encore moins de s'attacher à eux : la vie la roue déjà assez de coups comme ça et elle se vengera au centuple. Non, vraiment. Pourquoi a-t-elle accepté cette invitation, au juste ? Pour les beaux yeux de Niels ! Quelle drôle d'idée, bien-sûr que non ! Ou peut-être bien que oui, en fait... Ça y est, elle ne sait plus !
— Vous... habitez loin ? hésite-t-elle à demander.
Caroline ne répond pas, elle chantonne en tapotant le volant. Azalée s'enfonce dans son siège : inutile d'insister, si Caroline entend aussi mal que Niels le prétend. Puis elle frisonne : peut-être n'aurait-elle pas dû se mettre pieds nus, en fin de compte. Elle se sentait si mal à l'aise avec les superbes talons de Caroline aux pieds ! Certes, pas autant qu'avec sa magnifique robe, mais elle ne pouvait pas retirer sa robe et se retrouver presque nue dans la voiture, n'est-ce pas ‽ Ces talons, eux, elle pouvait les enlever presque sans honte !
Elle n'ose pas délier ses doigts de ceux de Niels : et s'il croyait qu'il la répugne ? et s'il remarquait qu'elle a un peu froid ? et si...
Mais Niels la surprend comme jamais personne ne l'avait surprise auparavant. Sa liste de « et si » s'envole, et c'est comme si elle n'avait jamais existé. C'est que, soucieux de son bien-être, il récupère le gilet qu'il avait négligemment roulé en boule et jeté sous le siège conducteur quelques semaines plus tôt, et l'en recouvre soigneusement.
Azalée plonge ses yeux azur dans ceux de Niels.
— Merci, murmure-t-elle avec une gratitude infinie.
« Alors, ça existe encore, les personnes attentives et attentionnées ? »
Elle renifle discrètement le gilet de Niels. Il sent la sueur et la poussière. Elle devrait trouver ces effluves désagréables, mais elle se retient en réalité de soupirer d'aise : que ce soit au lycée ou dans sa famille, personne n'aurait jamais remarqué son petit frisson quasi imperceptible, et encore moins pris la peine de la réchauffer !
Elle aimerait tellement savoir lancer la conversation, mais elle en est incapable. Elle n'a plus d'amis et, à la maison, personne ne se parle, c'est même rare qu'ils mangent ensemble ! Les seuls mots prononcés sont les insultes d'Azora qui lui sont destinées...
Le reste du trajet est rythmé par les mélodies chantonnées par Caroline, qui change parfois de station de radio lorsqu'une chanson ne lui plaît pas. Azalée l'observe. Elle ne remarque pas que Niels la contemple, le rose aux joues, sans jamais se détourner d'elle.
Enfin, Caroline se gare. Azalée, d'un geste lent, plie soigneusement le gilet de Niels et le pose sur ses genoux. Puis elle se penche délicatement pour remettre les talons de Caroline.
Lorsqu'elle se redresse, Niels a déjà fait le tour du véhicule et ouvert sa portière. Galant, il lui tend le bras pour l'aider à sortir de l'habitable. Ses joues s'empourprent alors qu'elle pose sa main dans la sienne.
La manière dont il claque la portière avec brutalité derrière eux contraste radicalement avec ses manières de gentilhomme. Azalée pouffe en se couvrant la bouche de sa main d'un geste raffiné.
Il souffle sur sa mèche rebelle en levant les yeux au ciel avec exaspération. Puis il revient au niveau d'Azalée.
— Aza'... ça va ? s'inquiète-t-il alors que son amie reste figée sur place.
— Votre maison est tout à fait charmante. J'en ai le souffle coupé, excuse-moi ! se ressaisit-elle en passant son bras sous celui de Niels avec enthousiasme.
Niels la dévisage en haussant un sourcil, perplexe. Puis, se grattant la tête, il regarde intensément la maison.
— Oui, c'est vrai, concède-t-il après quelques secondes.
Il sourit et lui fait un clin d'œil. Azalée a ce pouvoir étonnant de lui faire redécouvrir le monde autrement et de lui faire aimer des choses qu'il exécrait depuis toujours ou qui n'avaient pas la moindre importance pour lui.
— Tu viens ? ajoute-t-il doucement.
Lorsqu'ils arrivent sur le seuil de l'entrée, Niels s'efface sur le côté pour laisser entrer Azalée en premier. Elle reste debout dans le vestibule, ses yeux émerveillés et contemplatifs tentant d'emmagasiner le plus de détails possibles de la demeure dans sa mémoire.
— Ma tourterelle, t'es ici chez toi, alors mets-toi à l'aise, intervient chaleureusement Caroline. Entre, entre ! Attends pas l'aut' corniaud , y met t'jours mille ans à r'tirer ses godasses , c't'affreux !
— Votre intérieur est superbement décoré, Caroline.
Sa voix intérieure crie victoire : enfin, elle a réussi à l'appeler Caroline !
— T'es adorable ma chérie ! Viens don' t'asseoir ! C'par là...
Azalée prend la direction que lui désigne Caroline d'un mouvement de tête d'un pas hésitant. Le vaste salon l'impressionne, et son cerveau hyper-ventile lorsqu'elle s'assoit sur le simple mais non moins beau canapé blanc. Lorsqu'elle la rejoint et s'installe à côté d'elle, Caroline est pieds-nus. Azalée observe les ongles de ses orteils parfaitement vernis. Décidément, cette femme est parfaite quoi qu'elle fasse !
Azalée croise les bras en souriant nerveusement, complexée. Caroline prend une posture décontractée et porte son attention sur elle.
— Alors, ma douce Azalée, parle-moi un peu de toi.
— Oh heuuu... marmonne Azalée, prise au dépourvu, non habituée à ce que l'on s'intéresse à elle. Eh bien... je... j'ai d'assez bons résultats à l'école et... beh... je peins pas trop mal je crois et...
... et elle ne sait tout simplement plus quoi dire. Elle se donne envie de dormir elle-même tant tout ce qu'elle raconte est insignifiant. De qui se moque-t-elle ‽ Elle n'a pas de vie ! Elle n'est douée en rien. C'est tout juste si elle est médiocre !
— Tes résultats sont bien plus qu'assez bons, d'après ce que les aut' profs m'ont dit sur toi, ma toute belle. Mais stresse don' pas tant, c'est pô un examen que je te fais passer. T'aimes peindre quoi, dis ?
— Oh bah vous savez...
— Ça bavarde bien ici ! Quoi d'intéressant ? s'informe Niels en prenant place à côté d'Azalée, dont les joues s'empourprent une fois de plus.
— 'paraît qu'elle peint pas trop mal ! s'enthousiasme Caroline pour lui répondre.
— Diou ‽ Pas trop mal ‽ L'foutage de gueule hé ! Un' p'tain d'génie, moi j'dis ! J'en ai vu une elle est du tonnerre d'Diou, m'man, sans déconner ! s'exclame Niels, abasourdi. Aza', mont' lui ! insiste-t-il alors qu'Azalée enfouit son visage au creux de ses mains, à la fois flattée et gênée par la réaction de son nouvel, et seul, ami.
Caroline et Niels communiquent en silence. Elle fait d'amples gestes pour lui expliquer qu'elle a rangé le cartable d'Azalée dans le vestibule. Azalée enlève ses mains de son visage : le bref silence dans la pièce l'a rendue suspicieuse.
Niels se lève innocemment, puis il presse le pas jusqu'au vestibule alors qu'Azalée tente de le retenir par le poignet, comprenant enfin ce qu'il se trame. Il revient avec la pochette à dessins verte de laquelle Azalée avait sorti sa peinture lors de leur repas à la cafétéria.
Azalée plisse le nez, résignée : elle sait que pour rien au monde Niels n'agirait en vue de la blesser. Il pose la farde sur la table basse et l'ouvre avec minutie. Caroline se lève et se penche au-dessus de lui en plaçant tendrement ses mains autour de son cou et en appuyant son menton contre son crâne.
Azalée se révèle fascinée par le plafond : elle a horreur d'être au centre de l'attention, et ses œuvres, c'est elle, bien plus qu'elle ne l'est elle-même. Dans ses peintures, on peut découvrir ce qu'elle-même ignore, on peut découvrir les tréfonds de son âme meurtrie et solitaire.
— Tonnerre d'Diou... souffle Caroline.
— J't'avais bien dit ! remarque Niels. Un' p'tain d'génie, c'te fille là !
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