12 La mort dans l'âme

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Azalée peine à trouver le sommeil. Elle observe avec attention la chambre d'ami dans laquelle elle se trouve, tentant d'ignorer tous les sons lui parvenant de la chambre voisine. Azora offre sa virginité à Clément. Elle avait juré à l'oreille d'Azalée, quelques heures plus tôt, qu'elle le ferait pour la faire souffrir et la détruire, et pour tout ce qui est de lui prouver toute la haine qu'elle ressent pour elle, Azalée fait entièrement confiance à sa triplette.

Malgré elle, Azalée se sent trahie, bien plus encore par Azora que par Clément. Durant les vacances d'été, elle était tombée amoureuse de lui, et elle avait senti que c'était réciproque. Ils s'étaient beaucoup rapprochés, et il lui avait volé un baiser. Son tout premier baiser. Avant de l'abandonner... pour Azora.

Azora n'est pas seulement sa sœur. Elle est, avec Alizée, la bonne partie d'elle. Sans elles, elle n'est qu'une carcasse de charogne en décomposition destinée à être dévorée par des vautours. Et pourtant, cela n'a pas empêché Azora de la trahir en lui ravissant Clément. De la pire des façons. En le retournant violemment contre elle.

Comme la dernière fois...

Les mots de Clément avant qu'elle n'entre dans sa maison la tourmentent alors qu'elle lutte contre les larmes en recouvrant son visage et ses oreilles avec un oreiller pour ne pas entendre les gémissements et cris de plaisir d'Azora ainsi que les grognements rauques de Clément.

La dernière fois...

Elle ne parvient pas à le haïr, pourtant elle n'oubliera jamais. Elle avait affronté ses peurs qu'il soit comme les autres et lui avait ouvert son cœur, s'autorisant à l'aimer de tout son être. Il avait été pire que tous les autres. Il est pire que tous les autres. Une humiliation, de quelqu'un d'autre que lui, elle y était résignée... mais venant de lui !

Avec un soupir vaincu, elle repose délicatement l'oreiller sur le lit et se redresse. Elle n'arrivera pas à dormir.

Hésitante, elle fixe son téléphone sur la table de chevet, les sourcils froncés. Elle veut résister, mais Niels s'insinue dans son esprit sans qu'elle ne l'y ait invité.

Elle entend l'inquiétude dans sa voix quand il l'a appelée Chouquette, avant qu'elle ne prenne la fuite comme l'horrible monstre inutile qu'elle est. Elle entend la panique dans sa voix quand il a prononcé son prénom et à commencé à lui courir après pour la rattraper. Elle entend sa chute. Elle entend Caroline prendre soin de lui. Et elle imagine.

Le genou écorché.

Le sang.

Les fesses douloureuses.

Le rejet.

La souffrance.

Tout ça, à cause d'elle.

Fébrile, peinant à contrôler les tremblements de ses mains, elle saisit son vieux Nokia 3310. Le nombre considérable de SMS et d'appels manqués l'angoisse, mais elle prend sur elle, refusant d'hyperventiler comme elle l'a fait le matin même. Elle était si pathétique. Si minable. Si... Si Azalée !

Au nom d'Axelle, son doigt hésite sur la touche d'appel. Elle n'appuie pas, les yeux embués de larmes. Il y avait tant de souffrance dans le regard de sa petite sœur quand leur mère a pris la décision de la mettre dehors. Elle n'en peut plus. Elle ne peut pas le supporter. Axelle mérite tellement mieux. Tellement mieux qu'elle. Azora avait raison quand elle lui a dit à l'oreille ces choses horribles qu'elle rêverait n'avoir jamais entendues ! Le monde, tout le monde, se porterait bien mieux sans elle ! C'est sûr, le mieux à faire est de ne pas appeler Axelle. De n'appeler personne !

Azalée renifle et lance un regard noir à son téléphone, avant de le reposer sur la table de chevet comme s'il l'avait brûlée. Puis elle se lève précipitamment du lit. Soudain, cette pièce l'étouffe, elle ne veut plus être ici !

Son esprit s'emballe. Elle est chez l'ennemi. Elle est chez celui qui l'a piégée avec un SMS pour un rendez-vous amoureux. Elle est chez celui qui lui a uriné au visage et dans la bouche avec tous ses potes. Elle est chez celui qui a partagé son humiliation à tout le lycée et bien au-delà. Elle est chez celui qu'elle a supplié à genoux de supprimer les photos et vidéos compromettantes. Elle est chez celui qui... tellement de choses encore !

Et surtout, elle est chez celui qu'elle voudrait haïr de tout son être alors que son cœur en est incapable.

Elle est chez celui qui fait hurler sa triplette de plaisir dans la chambre voisine. Et c'est insupportable. Tellement, tellement, tellement insupportable. Au fond d'elle, elle prie pour qu'au moins, Azora n'ait pas offert sa virginité simplement pour la détruire, mais aussi parce qu'elle le veut, parce qu'elle aime Clément et veut que ce soit lui, son premier. La trahison serait plus douce, et elle l'accepterait sans ciller, parce qu'elle aurait la certitude qu'au moins sa triplette est heureuse avec le garçon qu'elle aime.

— Azalée ! grogne Clément dans la chambre voisine.

— Moi c'est Azora, connard ! Si tu veux gicler dans ma pute de sœur elle est dans la chambre d'ami ! s'indigne la voix d'Azora.

C'en est trop pour Azalée, qui sent le sang quitter son visage. Elle peine à sortir de sa torpeur, alors même qu'elle souhaiterait fuir cette maison de malheur en courant. Tremblant comme une feuille, elle entortille ses doigts dans les petits cheveux à la base de sa nuque, le souffle court. Ses yeux se posent sur ses sacs, puis sur le pyjama en pilou-pilou qu'elle porte, puis sur ses sacs encore. Avec un long soupir, elle s'approche du sac de randonnée plein à craquer et l'ouvre, la mine contrariée. Dans la précipitation, Axelle n'a mis que des choses qu'elle déteste porter.

À contrecœur, elle sort un débardeur blanc à la bretelle droite distendue, un gilet gris clair bien trop petit à son goût et un leggin qui la moule et révèle ainsi tous ses défauts physiques.

Les éclats de voix dans la chambre de Clément lui vrillent les tympans et lacèrent son cœur. Elle s'empresse de s'habiller et avise ses chaussures au pied du lit. Elle les enfile avec tant de précipitation, ses gestes rendus maladroits par l'angoisse, qu'elle s'en fait mal aux doigts. En panique, elle se hâte de prendre ses sacs et de débrancher son téléphone. Elle doit sortir de cette chambre, et de cette maison, au plus vite.

Azora a voulu la détruire, et elle s'est brûlé les ailes dans le feu de l'action ! Elle ne peut pas assister à sa déchéance ! Azora doit tellement souffrir en ce moment même ! L'entendre crier après Clément d'aller baiser sa pute de triplette à-côté est bien trop insurmontable pour Azalée.

Elle pleure tellement qu'elle ne sait même pas vraiment où elle met les pieds, si bien qu'elle trébuche dans les escaliers et se cogne contre la rampe.

Quand l'air froid de la nuit frappe de plein fouet, elle ne se sent pas revivre comme elle l'avait bêtement espéré.

Et elle se rappelle que cela fait bien longtemps qu'elle ne vit plus, qu'il n'y a plus la moindre petite étincelle en elle, car elle est morte de l'intérieur et son âme l'a désertée. Elle n'est qu'une carcasse vide, entièrement et irrémédiablement inutile, irréparable.

Dire qu'elle marche, c'est exagérer. Elle erre dans l'obscurité effrayante et solitaire. Aussi effrayante et solitaire qu'elle. Le reflet de sa monstruosité. Le parfait miroir de sa totale imperfection.

Par-dessus son cœur qui tambourine si fort qu'elle en souffre le martyre, elle parvient à entendre un son qui l'inquiète. Elle serre si fort son téléphone dans sa main droite qu'elle a la sensation qu'il fait désormais partie intégrante de son corps.

Tremblant de tout son être, tant de froid que de terreur, elle parcourt ses contacts. Elle pense à appeler sa mère, puis se souvient. Elle pense à appeler Alizée, puis se traite intérieurement de sotte : elle ne ferait que l'inquiéter et la laisser impuissante loin d'elle, bloquée à Londres. Elle pense à appeler Axelle, mais elle se dit que non, elle est déterminée à ne plus jamais la mêler à ses histoires. Elle réalise que personne ne l'aime assez pour voler à son secours sans hésiter ni poser de questions. Elle a fait le tour de ses contacts !

Puis elle se souvient que non. Elle a un nouveau contact à appeler. Un nouveau contact qu'elle n'a pas encore osé enregistrer. Un nouveau contact qui l'a invitée à passer la soirée chez lui sans arrière-pensée. Un nouveau contact qui a tout fait pour la défendre bec et ongles avant même de connaître son prénom, alors qu'elle était lamentable à ses pieds. Elle a un ami.

Elle a Niels.

Avant de prendre peur, osant à peine respirer, elle appuie sur la touche d'appel.

— Allo ‽

Elle est stupéfaite : il a répondu immédiatement, comme s'il savait qu'elle allait l'appeler. Et elle ne sait pas quoi dire. Elle ouvre et referme la bouche à plusieurs reprises. Puis elle raccroche, au comble de l'angoisse.

« Non mais quelle sotte ! » se morigène-t-elle.

À peine a-t-elle le temps de s'insulter que son téléphone sonne et la fait sursauter. Elle l'échappe et l'entend tomber sur le sol.

— Diantre, jure-t-elle en se mettant à genoux, tentant de se guider dans le noir grâce à la sonnerie.

Au moment où elle le récupère, la mélodie s'interrompt.

— Palsambleu, quelle frousse !

Azalée rit nerveusement tout en se relevant. Une seconde fois, son téléphone sonne. Elle est préparée et ne se laisse pas surprendre.

Elle décroche et tente de parler. Elle en est toujours incapable.

— Chouquette ‽ T'es où ‽ Dis-moi où qu't'es, j'viens d'suite ! T'vas-tu bien ‽ M'MAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAN ! J'PRENDS TA VOITURE D'MARDE POU' CHÈ'CHER AZALÉE !

— B'DIOU D'MARDE, CERTAIN'MENT PAS ! T'AS PAS L'PERMIS, OSTI D'GRAND CON ! DIS-MOI OÙ, J'TE CONDUIS !

— CHOUQUETTE, DIS-MOI OÙ QU'T'ES !

— Je...

Ce n'est qu'un murmure qui sort d'Azalée, et il se brise en mille éclats d'amour à ses pieds. Elle n'a pas eu besoin de lutter, pour la première fois depuis un brin d'éternité. Niels et sa mère sont tellement parfaits, si prêts à sortir en pleine nuit Dieu sait où sans poser de questions pour aller chercher une minable qu'ils connaissent à peine.

— Je... Niels... Tu... Je...

Les pensées d'Azalée sont aussi décousues que les mots qu'elle prononce.

— Laisse tomber... C'est à des heures de chez toi, parvient-elle enfin à dire, d'une voix faible, rauque, aussi brisée qu'elle.

Elle raccroche. Immédiatement, Niels rappelle. Et encore. Et encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'elle cède.

— On roule d'jà, alors m'dis pas d'laisser glisser, crisse ! s'exclame Niels à la seconde où elle décroche.

Azalée soupire longuement, vaincue.

— J'étais à une fête chez Clément. C'est... euh...

Son front se plisse et elle se pince l'arête du nez de la main gauche dans sa tentative de se souvenir.

— 17 avenue des palefreniers ? Cherche sur internet, je ne sais pas, moi. Clément est fortuné, c'est sans doute facile de trouver son adresse. Je suis à... 400 m de chez lui, je dirais.

— Ok, j'cherche ! C'quoi son nom d'famille ?

— Aurgeat. A. U. R. G. E. A. T.

— Ok, j'cherche ! répète Niels. T'as passé la journée où ? demande-t-il ensuite pour garder Azalée en ligne, stressé à l'idée qu'elle raccroche une nouvelle fois.

Azalée se sent rougir, mais maintenant sa torpeur passée, elle arrive à répondre.

— J'ai été voir mes grands-parents. Y avait aussi ma cousine, ma tante et mon futur oncle. Ils m'ont invitée à leur mariage aux États-Unis, annonce-t-elle, d'une voix qu'elle veut légère, comme si elle avait passé une journée absolument ordinaire et n'avait pas séché le lycée en fuyant comme une lâche. Et toi, les cours ? tente-t-elle de dévier la conversation sur Niels.

— On parle pas d'moi mais d'toi, Chouquette. T'm'as fait osti d'capoter ! T'as passé toute la p'teh d'journée chez eux ‽ Pourquoi t'es don' pu là-bas ‽ C'est ton pote, Clément ‽

— Dans 800 m tournez à droite, l'interrompt le GPS.

— Oui ? couine Azalée, si peu sûre d'elle que sa réponse ressemble davantage à une question.

Elle aimerait pouvoir dire à Niels qu'elle a des amis, que tout va bien pour elle, qu'elle est heureuse, qu'elle n'a pas besoin qu'il vienne la chercher au milieu de nulle part en plein milieu de la nuit. Qu'il peut juste être son ami. Rien que son ami. Qu'elle en est digne. Qu'elle l'aime en chevalier en armure, mais qu'elle l'aime encore plus en Niels, juste Niels, l'ami avec qui elle a regardé Un crime au Paradis et mangé des tomates cerise, l'ami qui la trouve belle, gentille et intelligente, l'ami qui la comprend dans ses silences et dans ses mutismes comme dans ses paroles et dans ses gestes, l'ami qu'elle a rencontré la veille, simplement la veille. L'ami. Juste l'ami. Niels. Simplement Niels.

— Oui, oui ! ou oui, oui ? demande Niels, repérant immédiatement le doute dans la voix d'Azalée.

— Oui banane flambée ou oui tarte aux pommes ‽ s'agace Azalée. Je n'en sais fichtrement rien, Niels ! Je t'ai dit de laisser tomber, à l'origine ! Je vais remonter dans la chambre d'ami de Clément, tu peux faire demi-tour !

Le cœur de Niels se serre, une fois de plus. Elle le rejette, encore. Puis la colère et la détermination prennent le pas sur la tristesse et la douleur. Hors de question qu'il la laisse faire, cette fois ! Ça suffit comme ça, p'teh !

— T'avise pas d'ra... CRISSE !

D'un geste rageur, il rappelle Azalée. Et encore. Et encore. Et encore.

— Dans 50 m tournez à droite.

— CHIÔ ! hurle Niels en fracassant le GPS contre le tableau de bord.

L'écran se brise, mais ne s'éteint pas.

Sur le visage de Caroline, aucune colère. Trop d'inquiétude nourrit ses traits et inonde ses yeux.

— Si tu casses le GPS, on pourra jamais aller la chercher, mon trésor... le raisonne-t-elle doucement en lui caressant la cuisse pour l'apaiser tandis qu'il tremble d'un surplus d'émotions indéfinissables pour lui-même.

Elle a raison. Il sait qu'elle a raison. Mais c'est si dur de maîtriser le flot d'émotions qui le traverse. Depuis la fuite d'Azalée le matin, il n'est qu'une tornade incontrôlable, et il a été impliqué dans deux grosses bagarres, et si ce n'était que ça ! Mais non, il y a eu bien plus ! Et Axelle qui insiste pour lui parler et qui prend la tangente ! Et maintenant ça ‽

Les minutes et le trajet s'éternisent, et la tonalité du téléphone est comme une sempiternelle plainte aux oreilles de Niels, qui désespère qu'Azalée réponde enfin.

— M'MAAAAAN !

— VIARGE, NIELS ! hurle Caroline en freinant subitement, affolée, pour poser sa main sur son cœur.

— C'EST ELLE LÀ !

Il se précipite hors du véhicule, ignorant royalement Caroline, qui décide finalement de le suivre hors de sa vieille Toyota rouge délavé.

Et en effet, quand elle avance, elle remarque ce que Niels avait vu et qu'elle avait manqué. Une petite boule frissonnante contre une poubelle dégoulinante d'immondices.

Sans se soucier de la mauvaise odeur et de la saleté, Niels s'approche de la silhouette recroquevillée, transie de froid, qui essaye de dormir et dont les yeux sont collés par les larmes.

En silence, Caroline allume la petite lampe accrochée à son porte-clefs. Azalée sursaute et, sur les fesses, recule pour s'éloigner, apeurée.

— Azalée, ma colombe, la rassure doucement Caroline en s'agenouillant. C'est Niels et Caroline. Tout va bien.

Il faut quelques secondes à Azalée pour comprendre que personne ne va lui faire de mal. Elle reprend son souffle et, se sentant enfin calmée, elle esquisse un mouvement pour se lever. Ses jambes se liguent contre elle, et elle retombe mollement contre la poubelle.

— Là, là, doucement... murmure Caroline alors que Niels soulève Azalée et la serre contre lui.

— M'man, mon cellulaire est dans ma poche droite. Éclaire-nous avec, c'sera t'jours mieux qu'ta lampe à la con, ordonne-t-il dans un grondement. Pis ouv'-moi la portière quand on y est ! ajoute-t-il alors que Caroline plonge la main dans la poche de son short pour récupérer son téléphone comme il le lui a demandé.

Azalée est glacée contre lui, et ça lui brise le cœur. Il sentait. Au fond, il sentait. Qu'elle ne retournerait pas chez Clément. Oh, il était sûr qu'elle n'avait pas menti, qu'elle était convaincue qu'elle le ferait. Mais il savait. Une intuition, une prédiction du destin, peu importe, il savait !

— Vas-y grouille, p'teh d'osti d'marde, crisse ! È's'caille les roupettes ! grogne Niels à l'adresse de sa mère, qui peine à ouvrir la portière arrière de sa voiture.

— Niels, ton langage ! le réprimande Caroline tout en s'acharnant toujours sur la portière.

— Oh vous m'emburnaillâtes avec ton osti d'langage ! s'écrie Niels, sarcastique, en levant les yeux au ciel.

Malgré l'insolence de son fils, c'est plus fort qu'elle, Caroline pouffe de rire. Le son qu'elle produit est couvert par celui de la portière qui s'ouvre enfin.

— C'pas trop tôt... marmonne Niels en s'engouffrant dans l'habitacle.

Il allonge Azalée sur la banquette et se penche en avant. Elle se demande un moment ce qu'il va faire, et elle arrête de respirer, dans l'attente.

Il la recouvre de son gilet qu'il avait gardé roulé en boule sous le siège conducteur au cas où Azalée reviendrait un jour dans leur voiture, tout simplement. Il prend soin d'elle. Elle n'a pas l'habitude de tant d'attention, d'un tel élan d'affection à son égard. Elle songe à le repousser. C'était tellement plus simple de lui raccrocher au nez. Maintenant, il est là. Physiquement là. Penché sur elle. À lui frotter énergiquement les bras pour la réchauffer. Et il y a sa mère, aussi.

Pour eux, elle est « ma colombe », « ma tourterelle », « ma belle », « Chouquette », « Aza' »...

— Oh, mon pauvre chaton, tu trembles de froid, compatit Caroline en passant par l'autre portière pour étendre sur Azalée un plaid épais qu'elle vient de sortir du coffre. Désolée pour les poils de chien, c'était le plaid de Wagner... ajoute-t-elle avec nostalgie. Niels, trésor, ferme don' la portière et va à l'avant, qu'elle ait pas froid plus longtemps.

Caroline suit elle-même sa propre directive et se rinstalle au volant. Niels, lui, a plus de mal et hésite. Il aimerait tellement se blottir contre Azalée pour la réchauffer. Il voudrait être son gilet. Il voudrait être le plaid de Wagner. Il voudrait être là pour elle malgré les rejets qu'il subit, encore, et encore, et encore...

Mais il finit par abdiquer et obéir.

— T'avais enregistré son adresse dans le GPS, mon cœur ?

Malgré l'épuisement et le froid, Azalée se fige et tend l'oreille. Doit-elle intervenir et avouer la vérité ? Doit-elle révéler que cette nuit sera la deuxième durant laquelle elle dormira à la belle étoile ? Doit-elle avouer qu'il était inutile qu'ils fassent tant de trajet alors que le résultat sera le même ? Car au final, tout ce à quoi elle aura droit, ce sera les étoiles pour couverture...

— 'tends voir... Tututu... J'trouve pas, pteh ! rage Niels en consultant l'écran éclaté du GPS, qu'il se retient tant bien que mal de fracasser à nouveau contre le tableau de bord.

— C'est rien bébé, on a qu'à... Tu peux nous redire ton adresse, ma toute belle ? demande Caroline en douceur tout en tournant la clef pour mettre le contact.

Fébrile, essayant de maîtriser les claquements de ses dents, Azalée se redresse difficilement pour se mettre en position assise.

— Laissez-tomber, c'est adorable d'être venus me chercher, mais tout va bien, je vais dormir chez Clément.

Elle serre ses doigts contre la poignée de la portière pour l'ouvrir. Rien ne se passe. Elle comprend que la sécurité enfant est enclenchée. Elle se maudit intérieurement de ne pas y avoir pensé. Elle n'aurait jamais dû laisser Niels et Caroline l'approcher, et encore moins la porter jusqu'à leur voiture.

Angoissée à l'idée de leur révéler la vérité, elle se ronge les ongles de la main droite. Son autre main vient entortiller les cheveux à la base de sa nuque autour de ses doigts. Elle tire si fort qu'elle les arrache.

Le silence l'oppresse encore plus que la question de Caroline. Elle soupire longuement.

— Je... C'est compliqué... souffle-t-elle.

— On dirait ta sœur là... Va droit au but, Aza'... exige Niels, las.

Azalée fronce les sourcils, ne comprenant pas l'allusion à sa sœur, mais elle ne pose pas de questions. Elle ne sait pas mentir, et elle sait que Niels ne se détournera pas de la conversation aussi facilement. Son cœur s'emballe. Elle a du mal à respirer. Elle ne peut clairement pas leur avouer la vérité. Car cette vérité, c'est qu'elle est misérable, si misérable qu'elle a fait la chienne sur le perron de sa maison dans l'espoir qu'on la laisse entrer et qu'elle a finalement dormi dehors, et que, même la chienne, elle est incapable de la faire de façon satisfaisante.

« J'ai dormi dehors la nuit dernière. On mange quoi ce soir ? Super diversion Azalée, c'est sur qu'ils vont se faire avoir ! Tu es brillante, c'est effrayant ! Et puis je serai mortifiée par la honte, d'admettre cela ! Surtout à Niels et Caroline ! », panique-t-elle intérieurement.

Niels serre si fort les poings qu'il s'enfonce les ongles dans les paumes et se fait saigner. Caroline observe Azalée par le biais du rétroviseur, inquiète mais patiente.

Azalée s'apprête à avouer, enfin, mais...

— Fichtre, mes sacs ! Ils sont restés près de la poubelle ‽ Y a ma vie dans ces deux sacs ! s'égosille-t-elle, en panique.

— J'y vais... marmonne Niels, impatient de sortir car incapable d'étouffer sa rage plus longtemps.

Caroline ne songe pas à lui hurler d'arrêter de jabler la portière comme elle le ferait en temps normal, trop accaparée par la situation d'Azalée et le désordre émotionnel de Niels. Quant à Niels, il trouve facilement les affaires d'Azalée, s'aidant de la lampe-torche de son téléphone. Ils sont effectivement près de la poubelle, dans laquelle il donne un coup de pied si puissant qu'il la cabosse.

La douleur dans son pied lui fait un bien fou, preuve qu'il vient de libérer une partie de sa colère. Il revient à la voiture, jette les sacs dans le coffre et retourne à sa place en claquant la portière bruyamment, faisant sursauter Azalée.

Refusant de parler de peur d'être injustement agressif envers Azalée, Niels, lui tend le GPS. Elle comprend qu'il veut qu'elle y saisisse son adresse. Elle est incapable de déterminer si elle est déçue ou soulagée.

Une part d'elle aurait aimé qu'il insiste et lui tire les vers du nez. Certes, il aurait compris à quel point elle est minable et pathétique et n'aurait plus rien voulu avoir affaire avec elle, mais au moins, la vérité aurait été mise sur la table et il aurait une chance de s'offrir à avenir parfait loin d'elle pour tout saboter. Une autre part d'elle est soulagée de ne pas avoir à faire face à la honte qui l'aurait submergée si elle avait tout raconté.

Elle soupire et, les mains tremblantes, entre enfin son adresse dans le GPS avant de le rendre à Niels, sans oser lever la tête vers lui tant elle se sent pitoyable de ne pas oser mentir mais de ne pas non plus jouer franc-jeu.

Le silence est édifiant quand Caroline démarre. Azalée, rongée par la honte, n'ose plus dévier les yeux de ses genoux et tâtonne à l'aveugle pour s'attacher.

— Qu'est-ce qui est compliqué ? demande enfin Niels, brisant le silence après de longues minutes.

Sa voix est rauque, mais il parvient à la maîtriser.

Pas de colère, pas de reproche, pas de déception. Juste du... vide... C'est ce qu'Azalée entend, du vide. Elle aurait préféré qu'il lui hurle dessus, qu'il l'insulte, qu'il la somme de ne plus jamais lui parler !

— Tout, répond-elle de cette même voix vide, alors qu'elle se sent si pleine à l'intérieur.

Si pleine de sa haine envers elle-même pour lui avoir menti, pour l'avoir fui, pour l'avoir rejeté, pour... pour tout depuis leur rencontre ! Leurs vies se sont percutées comme deux trains à pleine vitesse ! Cela n'aurait jamais dû se produire ! Elle doit réparer ça ! Ce n'est pas lui qui réparera sa vie à elle mais elle qui détruira la sienne à lui ! Elle doit à tout prix éviter ça !

Et pour à tout prix éviter ça...

Elle le repousse.

Encore une fois.

— Mais ne t'attends pas à des explications plus précises de ma part, car je ne te dois rien, Niels. On s'est rencontrés hier seulement. Mes grands-parents, ma tante, mon futur oncle et ma cousine ne sont pas au courant de ce qui est « compliqué ». Et ils me connaissent depuis toujours. Alors qu'est-ce qui ferait que, toi, tu devrais être mis au courant ?

Ses mots sont soufflés à l'oreille de Niel. Elle s'est penchée pour agripper le siège du beau blond. Sa voix est calme et claire, sans vibrato pour la parasiter. Il ne le voit pas, mais il y a une flamme dans son regard : elle est déterminée à le blesser. Mais à l'intérieur, elle tremble de tout son être. Le gros mensonge, c'est ça, là,maintenant. Pourtant c'est un mensonge nécessaire. Un mal nécessaire. S'il entre dans sa vie, il va finir en un tas de cendres. Comme elle.

Parce qu'elle détruit tout ce qu'elle touche.

Tous ceux qui l'approchent.

Tous ceux qui lui adressent la parole.

Tous ceux qui l'aiment.

— Ch'ais pô, p't-êt' eul'fait qu'j't'ai ram'née chez toi pou' qu'tu dormes là où qu'c'est compliqué alors qu't'étais dans ma p'teh d'maison où qu'y a un' p'teh d'chambre d'ami où qu't'aurais été bien ‽ T'crois tu qu'ma mère, Jacob pis moi on est assez mauvais pou' t'laisser pieuter où qu'tu vis des trucs compliqués et qu'on t'aurait pas accueillie à bras ouverts ‽ C'est ça qu'tu penses d'nous ‽ T'nous vois tu aussi horrib' qu'ça ‽ T'pas obligée d'nous dire ta situation, mais n'nous prends pas pour ch'ais pô qui ! s'emporte Niels en se retournant pour regarder Azalée en face.

Elle ne sursaute pas. Elle ne recule pas. Rien. Elle aimerait. Mais elle est paralysée. Comme quand les autres s'en prennent à elle. Quand elle sait que les coups vont pleuvoir et qu'elle ne pourra rien y faire. Mais elle n'a pas peur. Niels ne lui fera jamais de mal. Elle le ressent au plus profond d'elle-même. Comme une évidence. Aussi sûrement que le soleil est amoureux de la lune et que les étoiles dansent à leur mariage. Il mérite de pouvoir lui exprimer sa colère et son ressentiment. Elle le lui doit. Alors elle le lui offre.

Et le torrent de larmes qui dévale les joues de Niels est le parfait miroir de celui qui sillonne les siennes. C'est comme ça. Pour que Niels reste intact et pur de toute souffrance, elle doit détruire le lien entre eux. Elle doit mettre le feu à son cœur pour réduire en cendres ses sentiments naissants mais déjà si puissants pour lui. Et elle doit briser le sien, de cœur. À ce pauvre Niels. Car elle sait. Ce n'est pas possible autrement. Il a les mêmes sentiments, et ils le consument avec la même intensité. Elle, elle n'a plus rien à perdre. Mais lui... elle peut encore le sauver !

Les mains de Caroline sont crispées sur le volent alors que Niels s'apprête à continuer sur sa lancée.

— Dans 100 mètres, tournez à gauche.

— Toi, ta gueule ! hurle-t-il en lançant un regard noir au GPS.

Et cette fois, Azalée sursaute. Elle lâche le siège de Niels qu'elle serrait si fort et se renfonce dans le sien. Tout comme elle l'avait fait dans le train, elle regarde par la vitre poussiéreuse de la voiture. Le silence dans l'habitacle est pesant.

Caroline tousse, mal à l'aise, et met en marche l'autoradio. Elle reconnait immédiatement l'air et commence à fredonner. À travers ses larmes, Azalée sourit. Elle aimerait tellement que sa mère... Mais bon, ce n'est pas le cas. Et si au moins elle avait son père pour contrebalancer tout ça... Mais bon, ce n'est pas le cas, non plus. Ses parents ne se sont jamais assez aimés pour se marier, il faut croire. À moins qu'ils ne l'aient jamais assez aimée elle, pour ça. Oui, c'est forcément ça. Sinon, pourquoi auraient-ils remis le couvert et mis au monde Axelle ? Oui, c'est une évidence, elle est la source de l'absence de son père à la maison.

Des paroles acérées qu'Azora lui a soufflées à l'oreille à son arrivée à la fête la transpercent de part en part.

Tu n'es rien, Azalée. Tu aurais dû crever dans le ventre de maman. Je n'aurais eu qu'Alizée comme jumelle et notre existence à tous aurait été parfaite sans toi. Fais plaisir à tout le monde et va crever dans une ruelle sombre. Personne ne t'aime. Tu es un boulet à nos pieds. Maman t'a virée de la maison exactement pour ça. Et c'est parce que tu existes que papa n'a jamais épousé maman et s'est barré en Allemagne sans jamais avoir cherché à vivre avec nous. Il te hait. On te hait tous. Tu es laide. Tu es nulle. Tu es inutile.

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