15 Tourbillons
Ce matin-là, Niels est distrait. Les jours ont passé. Puis les semaines. Puis les mois. Il ne sait pas pourquoi ni comment, mais, très vite, il est devenu populaire et a désormais plein d’amis. Même des élèves dont il ignore le prénom l’abordent.
Mais la compagnie qu’il préfère, c’est celle d’Azalée. Et il ne comprend toujours pas pour quelles raisons tous continuent de la haïr et de lui en faire voir de toutes les couleurs. Dans son dos, à lui, car s’il était là, il leur montrerait de quel bois il se chauffe, à ces ostie d’cons !
Le monde marche sur la tête ! Azalée est extraordinaire et est détestée. Lui est un bon à rien et est très adoré. Mais aujourd’hui, il s’en est fait le serment, Azalée sera aux yeux de tous la reine qu’elle est dans l’ombre, rien que pour lui.
Sois ma Valentine.
Depuis des jours et des jours, il se répète, encore et encore ces mots, avec l’espoir, douloureux tant il est intense, de réussir à les prononcer.
’Un m’ment d’nné, faut y aller…
Il prend une grande inspiration pour se donner du courage. Il esquisse un sourire en avançant d’un pas.
— Pour Azalée ! murmure-t-il, faisant un pas de plus tout en soufflant sur son éternelle mèche rebelle.
Et enfin, d’un dernier pas déterminé, il pénètre dans l’enceinte de l’établissement. Tous le dévisagent : il a troqué son habituelle tenue de sport pour le beau costume qui lui avait offert Prairie. Aujourd’hui, Azalée mérite, si ce n’est un roi, au moins un prince.
L’attente sous les cloîtres est insoutenable, mais chaque seconde en vaut largement la peine. Quand il l’aperçoit enfin, Azalée est sublime. La petite robe bleu azur qu’il lui a offerte pour l’assortir à ses magnifiques yeux lui va à merveille.
Ses courbes sont parfaitement mises en valeur par sa tenue et par ses ballerines blanches, si bien qu’il se surprend à fantasmer, comme très souvent depuis leur rencontre, sur son beau petit derrière rebondi et sur son adorable poitrine.
Les joues rosies par sa gêne et sa mésestime d’elle-même, elle avance jusqu’à lui d’une démarche peu assurée. Son malaise l’attriste autant qu’il le ravit. La veille, il a supplié Axelle de la convaincre de se faire belle pour la Saint Valentin. Et Bou’ Diou, il ne l’a jamais trouvée aussi ravissante !
Quand elle se retrouve debout devant lui à lui sourire avec un petit air étonné, un immense doute dans le regard, il admire le maquillage qui décore ses yeux azur ses lèvres pulpeuses qu’il rêve de sentir contre les siennes depuis la première seconde.
Incapable d’esquisser le moindre mouvement tant elle est troublée par les regards rivés sur elle , Azalée s’empourpre et le laisse la contempler en silence. Elle en est certaine, elle prend feu sous les caresses de ses iris brûlants !
— Salut… dit-elle timidement, dans un chuchotement à peine audible.
Réponds-lui quelque chose, au lieu de rester planté là à bander comme un âne ! Sois ma Valentine. Allez, dis-le, c’est easy !
Les mots refusent de franchir les lèvres de Niels. Il panique et…
Il embrasse Azalée à pleine bouche. Son cœur bat douloureusement dans sa poitrine. Le monde autour n’existe plus. Il n’y a plus qu’eux deux. Azalée et Niels. Niels et Azalée. Niels. Azalée. Juste Azalée enfin. Oui, c’est ça, juste Azalée. Elle seule compte. Et en cet instant, il comprend ce que signifie vraiment avoir des papillons dans le ventre.
Avec la délicatesse qui l’a toujours caractérisée, Azalée pose sa main sur le torse de Niels pour le repousser. Il s’était perdu dans ce premier (et, il l’espérait, pas le dernier) baiser, et maintenant, il est perdu, juste perdu, alors qu’elle le dévisage, les yeux embués de larmes.
— Diantre, pourquoi as-tu fait ça ? demande-t-elle dans un murmure, un vibrato dans la voix.
N’est-ce pas évident, Azalée ? Je…
— Je t’aime, Azalée. Sois ma Valentine.
Elle le fixe étrangement, comme s’il lui parlait javanais. Puis la fureur déforme ses traits. Elle commence à le frapper en hurlant, attirant encore davantage l’attention sur eux.
— Pourquoi tu dis ça ‽ Retire ça tout de suite ! Tu ne peux pas m’aimer ! Arrête de m’aimer immédiatement, tu m’entends ‽ Je te hais, Niels, tu comprends, ça ‽ Je te hais !
Il ne sait pas si elle ponctue ses cris avec ses coups ou si elle ponctue ses coups avec ses cris, mais le résultat reste le même : il la laisse faire, sous les regards des autres. Il est confus, tétanisé car il ne sait pas comment réagir.
— Tu ne peux pas m’aimer, Niels, espèce de corniaud ! Personne ne peut m’aimer ! Même moi je ne peux pas m’aimer ! Je t’interdis de faire ça ! Pourquoi tu compliques toujours tout ‽ Tu ne pouvais pas me haïr dès le départ comme tout le monde ‽ Non, hein, il fallait que tu sois différent ! Tout allait bien avant toi ! J’avais la vie atroce que je méritais et tout était normal ! Toi, tu arrives, beau comme un dieu sur ton cheval blanc, et tu me donnes l’espoir de pouvoir être sauvée, et puis tu me fais ça ‽ Tu te déclares devant tout le lycée pour m’humilier, c’est ça ‽ Tu m’as manipulée tout ce temps ! J’aurais dû m’en douter ! Tu mentais forcément ! Je n’ai aucune qualité. Je n’ai rien. Je ne suis rien. Personne ne peut m’aimer, moi ! Personne ne peut m’aimer ! Tu ne peux pas m’aimer, tu m’entends, Niels ‽ Tu es comme tout le monde ! Tu es comme Clément ! Non, tu sais quoi ‽ en fait, tu es mille fois pire qu’eux tous réunis ! Dégage !
Sur ce dernier mot, elle arrête de le frapper et, en même temps que le cœur de Niels, sa voix se brise en mille éclats d’espoirs occis à leurs pieds et elle fond en larmes. Elle essuie furieusement ses joues et se baisse pour ramasser son cartable tombé au sol quand il l’a surprise en l’embrassant. Alors qu’elle se retourne pour le fuir, il la retient par le poignet et l’attire à lui.
Elle tente de se dégager de son emprise, mais il reste ferme en la plaquant contre son torse et en plaçant sa main sur sa tête pour qu’elle enfouisse son visage dans sa chemise de costume. Elle est toute fébrile contre lui, secouée de puissants sanglots… Comme une litanie, elle répète, encore et encore :
— Tu ne peux pas m’aimer, Niels, tu ne peux pas m’aimer, tu ne peux pas m’aimer, tu ne peux pas m’aimer… Laisse-moi partir, s’il te plaît…
Et pourtant, ses doigts délicats s’agrippent à lui et semblent refuser de le lâcher, s’enfonçant si fort qu’il sent les griffures de ses ongles au plus profond de son cœur. Alors il sait ce qu’il doit faire et ce qu’il doit dire. Pleurant tout autant qu’elle, il saisit le visage d’Azalée pour qu’elle le regarde dans les yeux.
— Je ne cesserai jamais de t’aimer, Azalée, jure-t-il avant de lui embrasser le front. J’aime Azalée, et si vous -êtes pas contents c’est pareil ! Si quelqu’un s’en prend à elle, il s’en prend à moi ! s’écrie-t-il ensuite à l’intention des spectateurs malsains qui les scrutent, ses yeux gris acier déversant leur courroux dans ceux d’Azora.
Puis il se détourne, pour ne plus s’occuper que d’Azalée. Azora déglutit. Malgré son maintien fier et son air impassible, elle est honteuse, triste, en colère, jalouse…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Dans sa tête ça tourne.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Encore.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Et encore.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
En boucle.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Comme une lamentation.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Sempiternelle.
Mais qu’est-ce que j’ai fait ‽
Elle ne comprend pas. Azalée se déteste ‽ Elle pensait qu’elle subissait « tout ça » parce qu’elle s’en fichait, pour la protéger elle, sa triplette ! Elle pensait qu’elle savait qu’elle l’aime plus que tout, malgré les coups, les insultes et les blagues de mauvais goût ! Elle pensait qu’elle savait qu’elle est la meilleure partie d’elle-même ! Elle pensait qu’elle savait qu’elle préfère quand elles se fondent l’une dans l’autre comme une seule âme et que même elles ne savent plus qui est qui ! Elle pensait qu’elle savait qu’elle n’est bien que quand elle devient elle, là si parfaite Azalée ! Elle pensait qu’elle savait qu’elle n’est rien, quand elle ne lui vole pas sa vie ! Elle pensait qu’elle savait !
Mais alors…
Tout ce temps…
Elle souffrait vraiment ‽
Elle ne jouait pas simplement un rôle pour me permettre de m’ouvrir comme une fleur au lieu de rester tapie dans son ombre éblouissante de perfection ?
Elle ignorait comme elle est belle ‽ délicate ‽ talentueuse ‽ intelligente ‽ drôle ‽
Mais qu’est-ce que j’ai fait…
La cloche annonçant le début des cours retentit. Malgré son tourment intérieur, Azora se pare de l’air méprisant qu’elle a appris à utiliser comme un bouclier pour masquer tout le mal qu’elle a toujours pensé d’elle-même derrière une assurance aussi puissante qu’elle est factice.
Le son de ses talons claquant sur le sol frappe ses oreilles et fait saigner son cœur, rappel cruel de la triplette tant aimée qu’elle laisse en miettes derrière elle.
— Je suis désolée, pardonne-moi… souffle-t-elle.
Jamais.
C’est ce que sa solitude lui répond alors qu’elle se dirige lentement vers leur salle de classe.
— Grouille, Az’ ! s’impatiente Anaïs en claquant la langue et en pointant du doigt le sol à ses pieds.
Azalée se comporte vraiment comme ma meilleure amie, elle. Pourquoi je veux absolument que ce soit toi, alors, Anaïs ?
Parce que j’ai peur.
De toi.
De ne pas être aimée.
Encore de toi.
Toujours de toi.
Surtout de toi.
Tu as tout détruit, Anaïs. Je te hais.
Enfin, j’aimerais te haïr.
Et je me hais de t’aimer malgré moi.
Malgré mon amour pour Azalée.
Tu ne le lui arriveras jamais à la cheville, Anaïs.
Alizée et Azalée son mon monde.
Toi… tu es juste…
… la représentation humaine de toutes mes peurs.
Retenant une larme et un soupir, Azora obéit à sa meilleure amie.
La claquement de la porte de classe qui se referme après elle l’éloigne de ses regrets. Un petit sourire malicieux sur les lèvres et l’air espiègle, elle fait un clin d’œil aguicheur à Clément et file s’assoir à côté d’Anaïs.
Je ne peux plus reculer maintenant, Azalée…
Je t’ai volé ta vie. Je suis Azalée. Il n’y a qu’en étant toi que les gens m’aiment.
J’ai haï Clément d’avoir joui en moi en hurlant ton nom pour ma première fois, mais il est temps que je lui pardonne. Il est à moi.
Je suis Azalée Fontaine…
Masquant sous un sourire de façade son trouble, causé par les déconvenues publiques de son fils quelques minutes plus tôt, Caroline défait lentement son trench-coat et le pose sur le bord de son bureau, révélant ainsi une robe courte noire au décolleté rond.
Le sifflement et le commentaire graveleux de Théo, assis devant Azora, lui font lever la tête. L’adolescent mime des gestes obscènes.
Sans se départir de son sourire, elle s’avance lentement de la table du perturbateur, puis décale sa trousse pour s’assoir délicatement sur la table en question. Son élève déglutit, figé. Elle inspire longuement, puis, de ses deux mains, retire minutieusement les épingles de son chignon, geste qu’elle fait chaque fois qu’elle doit garder son calme. La classe la dévisage, dans l’appréhension, alors qu’elle passe ses doigts parfaitement manucurés dans sa longue toison blond platine.
— Théo, mon grand, tu auras le plaisir de me faire part de ton avis sur mes choix vestimentaires après la classe. En attendant, peux-tu s’il te plaît nous faire un rappel du cours précédent ?
Malgré les mois qui se sont écoulés, ses étudiants semblent toujours interloqués quand elle réagit ainsi. Pas une seule fois, depuis son tout premier cours au cœur de cet établissement, elle n’a haussé le ton, et encore moins donné des heures de colle. Elle n’a jamais cru aux vertus des méthodes punitives, et cela l’a d’ailleurs conduite à plusieurs reprises à des discussions sérieuses l’opposant à des collègues et au directeur. Plusieurs se sont d’ailleurs plaints de sa proximité, soi-disant douteuse, avec ceux qui sont « ses enfants » à ses yeux. Avec Alexis Brunnen, elle est, de très loin, l’enseignante favorite de ses petits protégés, s’attirant les foudres de plusieurs autres membres du corps enseignant.
Théo, qui n’en mène pas large, prend timidement la parole, à des années-lumière de son répondant habituel. Rapidement, son mauvais comportement est oublié et le sourire de Caroline devient authentique car tous participent.
Elle est d’autant plus satisfaite lorsque, quelques minutes plus tard, Niels, tenant la petite main délicate d’Azalée dans la sienne, ouvre la porte et s’excuse pour leur retard.
— Prenez place, mes trésors.
Caroline se mord la langue alors que Niels lui lance un regard noir et qu’Azalée devient écarlate, sous l’hilarité générale de la classe.
— On se remet au travail ! s’exclame Caroline avec fermeté mais bonne humeur, en inclinant la tête pour regarder le manuel de Théo. Tiens, lis ce paragraphe, mon grand, dit-elle à se dernier en tapotant de son index parfaitement verni une page du livre.
Ses élèves, tout comme elle, ont l’habitude de sa familiarité. Même si elle tente de contenir les surnoms affectueux pour désigner « ses enfants », c’est plus fort qu’elle. D’autant plus que la majorité d’entre eux sont déjà venus passer du temps avec Niels ou Jacob dans leur maison.
Azalée essuie les larmes restantes aux coins de ses yeux et s’installe, comme à l’accoutumée, au premier rang, sur le côté gauche de la table qui jouxte le bureau des professeurs. Elle sort lentement ses affaires, les yeux baissés, n’osant regarder personne, et encore moins Niels qui prend place à côté d’elle.
Après s’être donnés en spectacle, ils ont eu une discussion éprouvante, Niels l’emprisonnant dans son étreinte pour l’empêcher de prendre la tangente comme elle en a si souvent l’habitude. Les paroles prononcées la hantent et tourbillonnent et semant le chaos dans son esprit.
— Azalée, ma tourterelle, qu’est-ce que je viens de dire ?
— Diantre, marmonne Azalée pour elle-même, avant de prendre une voix claire et polie, bien qu’hésitante, pour s’adresser à Caroline. Eh bien, Mademoiselle…
— On parlait des trente glorieuses ! lui souffle Niels, pas de tout discret.
— Eh bien, merci Azalée, pour cette indication. Tu as une très jolie frange blond platine, je t’aurais presque prise pour mon fils !
Une fois de plus, la classe rit en chœur. Niels et Azalée, comme une seule âme, s’empourprent alors que Caroline poursuit son cours. Malgré ce rappel à l’ordre de rester concentrée, Azalée laisse ses pensées tergiverser loin des trente glorieuses et de tout le reste.
À quelques portes de là, dans la salle des professeurs, Alexis Brunnen tente de se focaliser sur la correction des copies de ses élèves de première. En vain.
Lorsqu’elle était arrivée ici, quelques mois plus tôt, elle avait eu le plus grand mal à s’adapter. Là où les autres professeurs se moquaient de sa difficulté à se faire obéir et respecter par ses classes, Caroline l’avait soutenue, conseillée et aidée. Niels, à l’image de sa génitrice, malgré son problème de gestion des émotions, avait été exemplaire avec elle.
Mais celle qui l’avait le plus touchée était sans conteste Azalée et son adorable bouille. Voir cette dernière dans un tel état, mettant à nu publiquement sa bien piètre estime d’elle-même, avait tourneboulé Alexis.
Plus le temps passait, plus elle souhaitait lui offrir de son temps et de sa bienveillance pour la propulser au devant du bonheur et la sortir du gouffre où elle avait élu domicile et qui semblait toujours plus profond. Elle, plus que tout autre élève, elle voulait la sauver.
Elle ne peut retenir une larme solitaire de couler le long de sa joue et d’atterrir sur la copie qu’elle essaye de corriger. Les mots d’Azalée un peut plus tôt font vibrer et s’écrouler les remparts qu’elle avait forgés autour de son cœur pour se protéger.
Je n’ai aucune qualité. Je n’ai rien. Je ne suis rien. Personne ne peut m’aimer, moi ! Personne ne peut m’aimer !
— Tu n’es pas rien, Azalée. Tu n’as pas rien non plus, tu as Niels. Et tu pourrais m’avoir, moi. Il est impossible de ne pas pouvoir t’aimer. Il est impossible de ne pas t’aimer tout court. Niels t’aime. Tout le monde t’aime. Je t’…
Alexis s’interrompt, réalisant qu’elle monologue. Madame Toucan, une grande femme à la silhouette filiforme, à l’air guindé et austère, la dévisage, la faisant rougir fortement.
— Bonjour, Madame Toucan, la salue-t-elle poliment en réajustant sa petite robe d’été, se rappelant la fois où cette harpie lui avait reproché sa tenue lorsque l’un de ses élèves lui avait mis la main aux fesses avec une remarque salace alors qu’elle rejoignait sa voiture sur le parking de l’établissement.
Elle qui portait tous les jours des robes quelle que soit la saison, elle avait hésité à ne plus porter que des pantalons. Puis elle s’était rappelé la réaction de Niels lorsque Théo l’avait traitée comme un simple objet sexuel. Sa décision de ne pas céder à cette pression de la femme-objet avait été ensuite renforcée par le soutien de Caroline, et surtout celui de son fiancé, Arculfe.
Les lèvres pincées, une moue méprisante déformant ses traits, Madame Toucan ne daigne pas lui répondre et détourne le regard, comme répugnée. Alexis retient un soupir, se demandant si cette professeure n’est pas vieille fille, éternelle célibataire qui veut à tout prix préserver sa virginité jusqu’à la nuit de noces, au vu de ses paroles et agissements envers elle et quelques autres collègues.
Le malaise s’épaissit.
Sauvée par le gong !
Enjouée, Caroline entre dans la salle, riant fort avec Monsieur Beaumont, se fichant éperdument du jugement hautain dans le regard de Madame Toucan et offrant par-là même une échappatoire à Alexis, qui s’empresse de ranger ses affaires et de sortir, écarlate de gêne.
— On se dit quinze heures sur le parking, Roland ?
— Ok, mais on va chez toi cette fois.
— Pas de problème ! Niels finit à dix-huit heures puis a prévu d’aller à une soirée, et Jacob dort chez son ami Rubenn et sa sœur Samantha ! s’exclame Caroline. Pas besoin d’amener de capotes, je veux te sentir ! ajoute-t-elle plus fort en voyant la mine outrée de Madame Toucan.
— C’est scandaleux Mademoiselle Laforêt ! Vous devriez avoir honte ! J’ai peur des valeurs que vous inculquez à ces enfants ! Vous devriez être licenciée sur le champ !
Si Roland rougit timidement, Caroline, elle, éclate de rire, en levant les yeux au ciel et en agitant la main avec insouciance l’air de dire « Parlez toujours, mégère ! Je n’en ai cure ! »
— Tu dors avec moi ‽ Niels dormira au lieu de la soirée ! Pis quand je me réveille avec toi, j’suis d’bonne heure et d’bonne humeur su’ l’piton ! S’il te plaît Roland ! implore-t-elle celui-ci alors que Madame Toucan expire fortement, courroucée, en s’installant à la place qu’Alexis vient de quitter.
Pis j’ai une chose très importante à te dire…
— D’accord, accepte-il après quelques secondes qui paraissent une éternité aux yeux de Caroline. Il y a eu un dégât des eaux chez moi et je dors à l’hôtel, donc ce sera mieux chez toi, de toute façon…
Caroline sent ses épaules se soulager d’un immense poids. En général, elle ne laisse jamais aucun homme, pas même Roland qui est un coup régulier, dormir avec elle. Elle ne les amène même jamais à la maison : ce sera une première ce soir.
Malgré l’éloignement forcé de leur couple, à Frank et à elle, ils s’aiment profondément et tout va bien dans leur mariage. Elle a juré de ne coucher qu’avec des hommes dont elle était certaine de ne jamais tomber amoureuse, dans le simple but de satisfaire ses besoins de sexe. Seulement voilà, elle se retrouve face à un imprévu de taille… Vraiment, vraiment, vraiment de taille !
Roland était un choix facile : plus âgé qu’elle, bien que possédant un physique plaisant, récemment veuf… Elle ne risquait pas de s’énamourer, et que lui soit ensorcelé par elle était tout aussi improbable. Bien sûr, le sexe était extraordinaire : son engin était immense et il savait prodigieusement bien s’en servir, mais ce n’était que du sexe et rien de plus. Ce soir encore, il lui offrirait un aperçu du Paradis… mais ensuite… elle devrait lui annoncer… la nouvelle… et même les nouvelles…
Tu n’as pas le choix, tu dois mettre fin à tous tes plans culs, réguliers ou occasionnels. Frank arrive demain matin !
Elle tourne son alliance autour de son annulaire droit, songeuse. Le lendemain, elle la remettra au bon doigt, pour marquer la fin de ces un an terriblement longs loin l’un de l’autre. Dès le lendemain, elle redeviendra Madame et non Mademoiselle. Follement amoureuse, elle met un point d’honneur à rester fidèle à son mari, et s’il ne lui avait forcé la main pour se trouver des plans culs en attendant sa sortie de prison, elle serait restée abstinente si longtemps qu’elle se serait refait une virginité. Changer son alliance de main et se faire appeler Mademoiselle était pour elle un moyen thérapeutique d’oublier qu’elle trahissait leurs vœux de mariage chaque fois qu’elle couchait avec un inconnu ou un régulier comme Roland.
Même si elle avait apprécié chaque moment intime avec chacun d’entre eux, et particulièrement avec l’ami complice qu’était devenu son collègue et partenaire sexuel, Caroline avait hâte d’un retour à la normale. Enfin, elle retrouverait la vie conjugale et familiale qu’elle adulait tant. Niels et Jacob retrouveraient leur père et redeviendraient les garçons heureux qu’ils étaient avant la longue séparation imposée.
Le seul élément qui rend ce bonheur incomplet est l’absence de Zachée dans leur maison.
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