Ténèbres
Le froid commença à s’immiscer dans la grotte, encombrant et lourd, il tomba comme le silence. Je sentis un frisson me parcourir, c’était la peur. La peur m’entourait et je pouvais pour la première fois de ma vie la sentir me recouvrir.
— Ma première angoisse, je m’en souviens très bien, me confessais-je, j’étais encore petit et je venais d’apprendre le concept de la mort. Je m’étais alors mis à calculer le nombre d’années qu’il restait à mes proches, j’avais si peur de les voir disparaitre. Pour ma part, je ne pensais pas être mortelle, car je n’avais jamais eu à me poser cette question. Si je ne me blessais pas quelquefois, je n’aurais jamais eu de raison de croire que la vie pouvait me quitter. En grandissant, j’ai découvert des faiblesses en moi, des peurs à propos de maladies dont j’entendais vaguement parler, je prenais conscience de ma fragilité. J’ai vu ces maladies à l’œuvre, m’arracher des gens que j’aimais et alors je comprenais que mes calculs d’enfant ne servaient à rien. J’étais impuissant, je ne pouvais pas retenir le temps qui efface tout. Parfois, je constatais que le temps avait conduit une vie à son terme, et c’était encore plus douloureux de voir ceux qui avaient survécu devenir malheureux. Je ne savais plus quoi penser. La mort était-elle un repos bien mérité, ou était-ce un immense vide froid ?
Le feu reprit et crépita bruyamment alors que le jeune homme me fixa gravement. Nos regards s’esquivèrent, et nous contemplâmes tous deux le feu danser timidement. Une fine couche d’air froid et de ténèbres ondulait au-dessus du globe de chaleur et de lumière dans laquelle la flamme nous maintenait protégés. Patiemment, l’obscurité nous fixait avec voracité, elle savait que le feu ne pouvait nous protéger éternellement. Le jeune homme semblait impassible à notre sort et continuait à nourrir le feu des dernières brindilles séchées qu’il lui restait.
— Comment est ce que l’on vit avec une peur constante si grande ? demanda-t-il avec une tristesse dans sa voix.
— On n’a pas vraiment le temps de se poser la question. Parfois, j’ai si peur que j’en ai du mal à trouver le sommeil, j’essaie de retenir mon souffle pour arrêter le temps, en vain. Puis, finalement, je m’endors et, le lendemain, je suis plus calme, j’ai des problèmes plus immédiats à traiter. Alors je comprends que je n’y pense que de temps en temps sans raison particulière, et quand ça vient c’est dur, sinon, le reste du temps, on n’y pense pas. Et ainsi passent les jours, puis les mois et enfin les années.
— Souffrir quand on aime, souffrir quand on n’aime pas, souffrir de la peur, tout cela ne donne pas vraiment envie d’être comme vous.
— En effet, je me rends bien compte que je ne te dépeins pas là une image plaisante de la vie. Pourtant, il y a de bonnes choses aussi, si on souffre c’est qu’on a éprouvé en premier lieu un plaisir. C’est qu’on finit immanquablement par le perdre et alors son souvenir reste ancré comme une vieille douleur languissante à laquelle on s’est habitué.
Le jeune homme resta pensif devant le feu qui mourrait. Je voulus tenter à mon tour de l’interroger sur lui, avant que l’obscurité nous engloutisse, quoi que cela fasse de nous.
— On ne meurt pas de là où tu viens ?
— Pas vraiment, le temps n’est pas le même que pour vous. Rien n’a jamais vraiment commencé, alors rien ne finit jamais. On ne meurt pas, mais on s’efface doucement, plus ou moins, mais jamais totalement. Et tout cela est une plaine infinie qui n’offre aucune issue.
— Que ferais-tu si tu pouvais agir et que cela voulait dire que ton temps serait limité ?
— Je l’ignore. C’est inconcevable. J’imagine que je voudrais découvrir le plus de choses possible, enfin, sauf si cela m’amène à autant de souffrance. Dans ce cas, j’attendrai patiemment que tout se termine, en me préservant des passions trop intenses. Une sorte de juste milieu. J’aimerais, mais mesurément. J’épouserai quelqu’un qui serait une bonne personne et non pas celle qui me plait. J’aspirerais à de bonnes choses, mais avec parcimonie. Ce genre de chose qui me préserverait de moi-même, puisque je serai alors la cause et la conséquence de ma propre destruction.
— Se préserver au prix de ne jamais être soi-même ?
— Toi, que ferais-tu de différent si tu rentrais chez toi maintenant ?
— Je pense que rien ne changerait dans mon monde. Mais moi, je ne penserai peut-être plus autant à ce qui n’est pas nécessaire, et j’aimerais d’une meilleure façon.
Le jeune homme releva son visage et me sourit. C’était la dernière image que j’eus de lui, après quoi la vague flamme vacillante s’éteignit d’un coup. Une opaque marée noire déferla de toutes parts et m’engloutit. Je restais conscient, mais j’étais à la dérive dans ce néant où aucun de mes sens ne pouvait alors percevoir quoi que ce soit. un vide inconcevable, plus vaste encore que les plaines sauvages.
Les ténèbres m’enveloppèrent comme une opaque substance recouvrant peu à peu mon corps et je me sentis sombrer lentement avec cette masse collante qui m’alourdissait, sans savoir si cela me ramènerait à cette plaine où il fut un temps, mon corps et mon esprit s’y étaient égarés.
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