Chapitre 5 : Collision
En émergeant ce matin, on aurait pu croire que j’étais devenu une sorte de zombie, à grogner et à marcher en traînant le pied. Un état qui s’était à peine dissipé même après m’être habillé et avant de prendre mon petit-déjeuner.
Fait assez rare pour le souligner, ma mère était encore à la maison ce matin-là et avait pris le temps de nous faire à petit-déjeuner. Pour une fois, nous avons mangé ensemble et elle m’a demandé comment ça se passait, au lycée, si je m’étais fait des amis, et cetera… Mais surtout, elle voulait des nouvelles de Yuna. Ma mère était raide dingue de ma petite amie. Elle l’appréciait énormément depuis leur première rencontre et surtout, à ses yeux, elle était une preuve vivante que je n’étais pas un cas désespéré avec les filles. Merci, Maman…
Avant qu’elle ne parte en premier pour son travail, elle me demanda si j’étais intéressé pour partir en voyage à l’étranger en été. Une demande assez… surprenante. Je lui ai dit que ça dépendait et aussitôt, elle enchaîna en me disant qu’elle avait réservé, il y a un moment, deux billets d’avion pour que nous allions ensemble rendre visite à la famille qui vivait à Paris. Sauf que sa boîte venait de la mettre à la tête d’un gros projet et qu’elle ne pourrait pas partir avec moi aux dates qu’elle avait prévues. Mais plutôt que d’annuler un billet en trop, elle proposa l’idée que j’y aille avec Yuna, en amoureux. Elle ajouta également qu’elle pourrait aider cette dernière si elle devait se faire faire un passeport.
Mon cerveau mit un peu de temps à traiter convenablement l’information et j’étais sur le point de pousser le plus gros « QUOI !? » de ma vie, mais à peine avais-je ouvert ma bouche que ma mère me demandait de proposer l’idée à Yuna assez vite car un passeport, ça ne faisait pas en un claquement de doigt, avant de partir comme une voleuse pour le travail.
J’étais là, bouche bée, avec un air interdit ou idiot. Au choix.
(Qu’est-ce qui vient de se passer ?!)
Mais pas le temps pour ça ! Je devais quitter tout de suite ou j’allais arriver en retard en cours. Après avoir caressé Kurô en lui disant « À ce soir ! », j’ai quitté l’appartement pour me diriger vers l’ascenseur.
Une fois les portes ouvertes, je suis tombé sur Kinoshita, comme presque chaque matin. À la différence qu’elle avait ses écouteurs dans ses oreilles.
-Bonjour, ai-je dit en entrant dans l’ascenseur.
-Bonjour, m’a-t-elle répondu en retirant l’un de ses écouteurs.
L’ascenseur descendit.
-Tu écoutes quoi ?
-Du rap.
-J’arrive pas à me faire à l’idée… Quand on te regarde, on dirait plutôt que tu es du genre à écouter de la J-Pop comme tout le monde, à la limite, ou de la musique classique.
-Oh. Parce que je suis une fille bien éduquée et issue d’un milieu aisé, je ne peux pas m’intéresser au rap ?
(…J’avoue, là, elle m’a cloué le bec.)
Sur le chemin de la gare, elle me proposa d’écouter aussi et de donner mon avis en tendant l’écouteur disponible. J’ai pris l’écouteur l’ai mis dans mon oreille (après avoir vérifié qu’il n’était pas rempli de cire humaine, quand même…).
L’instrumental était plutôt entraînant et le rappeur… En l’écoutant chanter, j’ai très vite reconnu du français.
-Tu écoutes du rap français ? lui ai-je demandé, étonné.
-Est-ce un mal ?
-Non, c’est… surprenant.
Je la vis sourire, comme si elle était satisfaite de m’avoir surpris.
Mon français n’était pas terrible alors je ne comprenais pas bien les paroles. Mais bon, on n’a pas besoin de comprendre les paroles pour apprécier une chanson. Entre le nom de l’artiste qu’elle m’avait donné, le titre de la chanson et le texte, on sentait une certaine influence que le Japon avait joué dans le tout. Dans le train un peu bondé, elle a continué à me faire découvrir la musique qu’elle appréciait. Du rap, du hip-hop, japonais ou non. Des artistes connus comme Nujabes ou Chanmina, des anglophones allant de l’inconnu pour moi comme Stormzy au plus connu Eminem. Ou encore des inconnus pour moi, originaire de France, comme Akhenaton ou Orelsan.
Durant tout le trajet jusqu’au lycée, nous partagions ses écouteurs pour profiter de sa musique. Des fois, des élèves sur le chemin nous fixaient. J’anticipais malheureusement le pourquoi de ces regards : nous, un garçon et une fille, partageant des écouteurs pour écouter de la musique. De bien belles munitions pour nourrir le feu nourri des ragots stupides.
-Laisse-les parler, avait dit Kinoshita avec le plus grand des calmes.
Ce ne fut que devant le portail que je lui ai rendu son écouteur et qu’elle me proposa de m’envoyer une liste d’artiste à écouter. Chose que j’ai accepté, avec un certain plaisir, je devais l’avouer.
À peine nous avions franchis la porte de notre classe que Masauchi est venu me capturer pour m’emmener dans le coin où s’était rassemblé les mecs, tandis qu’Aoyama prenait Kinoshita à part pour lui parler.
-Mec, comment t’as fait ! me demanda Masauchi assez bas pour que les oreilles indiscrètes n’entendent rien, mais assez haut pour que les deux autres garçons, oui.
-De quoi tu parles ?
-Fais pas l’innocent ! Vous vous croyez discret, Kinoshita et toi, à arriver en même temps, en partageant un écouteur ?
-Elle me faisait juste écouter une musique qu’elle aimait bien. Arrêtez de vous faire des films !
-Et comment tu nous expliques le fait que vous venez quasiment tous les matins ensembles ?
-On vit dans le même immeuble ! Forcément, on arrive presque en même temps !
-Ça n’explique pas tout !
-Masauchi, intervint Ueda. Fous-lui la paix, un peu…
-La ferme, Ueda ! Ce môssieur flirte avec sans doute la plus jolie fille de la classe et on ne devrait rien dire ?
-Personnellement, je m’en fiche.
-Ueda… Tu te fiches de tout et tout le monde. Tes arguments sont invalides.
Ueda, derrière son masque, haussa les épaules et tourna la tête pour se désintéresser davantage de la situation et me laisser me débrouiller avec Masauchi.
(Merci pour ton soutien, Ueda…)
-Nishiyama…, repris Masauchi. Je comprends que tu cherches à avoir une copine. Mais là, tu vises trop haut, avec le physique que tu as…
(Mais quel fils de… !)
-T’es lourd, Masauchi, lui ai-je lancé en me dégageant de lui. Et de toute façon, j’ai déjà une copine.
Je ne m’en étais pas rendu compte mais j’avais dit cela assez fort, au point où quelques têtes autour de nous s’étaient retournées. Masauchi semblait s’être figé comme une statue puis, quand son cerveau a recommencé à fonctionner (du moins, s’il avait vraiment fonctionné un jour…), il a poussé un cri de surprise sonore.
-Toi ?! Une petite amie !
-En quoi c’est choquant !?
-Tu mens ! C’est pas possible ?
-Et pourquoi quoi donc ? (Parce qu’en fonction de ta réponse, je me réserve le droit de t’éclater la tronche.)
-Mais tu es… tu es…
-Banal.
C’était Aoyama qui avait balancé ça. Des murmures commençaient à s’élever.
Depuis le début de l’année, il y avait souvent des accrochages entre elle et moi. C’était toujours Aoyama qui démarrait le conflit. La plupart du temps, je l’ignorais, ce qui l’énervait davantage. Par moment, elle essayait même de me gifler, sans doute pour me faire réagir. Mais soit je l’évitais, soit je l’arrêtais en lui attrapant le poignet. Et toutes ces fois-là, Kinoshita devait intervenir pour qu’on arrête.
-Non mais tu t’es regardé ? Tu veux faire croire qu’une fille est assez bête pour vouloir sortir avec toi ? Me fais pas rire !
-Personne ne t’a demandé ton avis, Aoyama…, lui ai-je dit alors que je me dirigeais vers mon pupitre.
-Répète, pour voir !
Elle me barra alors la route et me regardait comme si elle avait l’intention de m’étrangler ou quelque chose du genre. Je n’avais pas levé la main sur elle depuis le premier jour et à titre personnel, s’il n’y avait pas eu autant de témoins, je lui aurais bien mis mon poing dans sa face. Je n’avais pas ressenti ce genre de truc depuis mon ex…
Une fois de plus, Kinoshita vint mettre fin à ce manège.
-Ça suffit, vous deux. La professeure va arriver.
Aoyama me tuait du regard mais écouta son amie et me laissa passer. Puis, alors que j’allais m’assoir, Kinoshita sortit ça comme ce n’était rien :
-Au fait, Nishiyama. Ta petite amie doit bien venir aujourd’hui avec son équipe de basket pour un match amical, non ?
Un cri d’étonnement à l’unisson de la part de mes camarades de classe retentit après ça.
(VAS-Y ! DIS-LE PLUS FORT ! Le reste du lycée n’a pas entendu !)
-Attends ! intervint Aoyama. Saya, tu la connais ?!
-Non, pas vraiment. Il m’a juste montré une photo, quand on s’est vu pendant la Golden Week.
Les regards suspicieux se plantaient sur moi mais ce n’était rien comparé au regard plus que meurtrier d’Aoyama, quand elle a appris que son amie et moi nous étions vus en dehors du lycée.
(Merci, Kinoshita…)
Mme Kotani est arrivée juste après et tout le monde à repris sa place pour les cours.
À la pause de midi, la nouvelle que l’équipe de basket féminin du lycée Gekkô, le lycée de Yuna, allait venir pour un match amical se répandait. Je doutais cependant qu’il y ait énormément de monde pour y assister. Et puis, le match se disputerait alors que presque tout le monde serait dans son club…
En parlant de club, la présidente du club de littérature était venue me trouver, une fois de plus, pour me convaincre de refaire un essai. J’aurai voulu lui faire comprendre une nouvelle fois que je ne voulais pas, mais j’avais promis à Kinoshita d’au moins essayer. J’ai donc accepté mais lui ai bien fait comprendre que si ça ne marchait pas, elle devrait cesser de me démarcher. Elle a accepté, non sans cacher une certaine joie.
Au milieu des cours de l’après-midi, j’ai reçu un message de Yuna me disant qu’elle avait hâte de me voir.
J’ai un peu souri.
Et qu’elle avait aussi hâte de voir à quoi ressemblait Kinoshita en vrai.
J’ai moins souri, là.
La sonnerie du dernier cours avait retentit depuis un moment et les élèves avaient rejoints leur club. De mon côté, j’avais fini de ranger mes affaires et j’étais sur le point de me rendre au gymnase pour assister au match. Dans notre ancien lycée, j’allais voir Yuna jouer et il était hors de question que je rate son premier match de l’année.
-Ha. Nishiyama.
Kinoshita m’interpella alors que je m’apprêtais à quitter la classe.
-On va ensemble au gymnase ?
-Pourquoi tu veux y aller ?
-Tu le sais. Je veux rencontrer ta petite amie. Et aussi, j’ai promis à Saeko d’assister au match.
-Aoyama est dans l’équipe de notre lycée ?
-Ah, tu ne le savais pas ?
-Pourquoi j’aurais voulu savoir ça ?
Kinoshita eut un petit rire.
-Je viens aussi !
J’ai un peu sursauté en voyant que Masauchi s’était planté derrière nous, poings sur les hanches.
-Pourquoi ? avait demandé Kinoshita.
-Parce que je veux voir à quoi ressemble la copine de Nishiyama aussi.
Je ne savais pas pourquoi mais je soupçonnais Masauchi d’avoir autre chose en tête. Je ne le connaissais pas si bien que ça mais de ce que j’avais pu voir jusqu’ici, c’était le genre de type à s’intéresser de très près au sexe opposé. Combien de fois l’ai-je vu tenté une approche avec d’autres filles de deuxième année et celles de troisième année ? Et ne parlons pas de comment il regardait les filles de première année…
Masauchi tenta de convaincre Ueda et Yagi de venir également, mais Ueda ne voyait pas l’intérêt et Yagi prétextait avoir d’autres projets. Finalement, nous sommes allés au gymnase à trois.
Comme je l’avais imaginé, il n’y avait pas tant de monde présent. Essentiellement des filles de premières années et quelques garçons. Kinoshita alla se renseigner pour savoir si les joueuses du lycée Gekkô étaient déjà arrivées et on lui a dit qu’elles étaient encore au vestiaire, en train de se changer. Les joueuses d’Hoshi étaient déjà en train de s’échauffer et Masauchi les observaient avec un sourire en coin déplaisant.
-T’as vraiment l’air d’un pervers, comme ça, lui ai-je dit sans détour.
-La ferme ! Chacun profite de sa jeunesse comme il veut !
-Si tu pouvais ne pas commettre d’actions répréhensibles, tu rendrais service aux autres mecs. Surtout Yagi. Il a vraiment pas besoin de ça.
-T’inquiète. J’ai jamais rien fait qui soit illégal.
J’avais des doutes mais qui n’étaient pas fondés.
(Je vais devoir le croire sur parole, j’imagine…)
Je remarquai alors que son regard s’attardait sur Aoyama, qui était sur le terrain en train de travailler son tir.
-Hé, Nishiyama.
-Quoi ?
-Tu trouves pas qu’Aoyama a un joli corps ?
-Pourquoi tu me poses la question !
-Non, c’est juste… J’ai beau la connaître depuis l’an dernier, c’est la première fois que je la regarde attentivement.
-Peu importe qu’elle ait un joli corps, ça reste une chieuse.
-On est d’accord sur ce point.
J’ignorais si elle nous avait entendu ou pas, mais Aoyama a subitement dirigé son regard sur nous pour nous fusiller. Du regard. Surtout moi.
Kinoshita nous avait rejoint après. Elle et Aoyama échangèrent un signe de la main, avant que cette dernière ne retourne s’échauffer.
-Elle ne t’aime vraiment pas, me dit Kinoshita.
-Sans rire… Je ne l’aime pas non plus, de toute façon.
Il y eut une petite agitation parmi les spectateurs. Les joueuses du lycée Gekkô arrivaient des vestiaires et commençaient à s’échauffer. Elles étaient plus nombreuses que les membres du club de notre lycée et elles avaient un je-ne-sais-quoi qui les rendaient imposantes. Leur aura ou un truc du genre, peut-être. Particulièrement cette grande joueuse au corps fin. Évidemment, Masauchi ne pouvait s’empêcher d’y aller avec son petit commentaire :
-Elle sont plutôt pas mal, les filles de Gekkô… Mignonne ou sexy, il y a du choix. J’aime beaucoup celle-là, avec son corps sublime qui nous regarde. Qui nous fait signe de la main… Qui vient vers nous en courant ! Hoho ! Je pense que j’ai une touche ! Je…
Pour le coup, je plaignais presque Masauchi. Presque. Parce que je reconnaissais la fille qui accourait. Vers moi, en réalité.
-Shûhei !
Comme à son habitude, Yuna a voulu se jeter sur moi. Comme d’habitude, j’ai voulu me décaler pour l’éviter mais en faisant cela, j’ai légèrement bousculé Kinoshita. Je me suis vite excusé et entretemps, Yuna avait réussi à m’attraper et à m’enlacer devant tout le monde. Ce qui était gênant. Tout le monde nous regardait. Masauchi semblait choqué de comprendre que la fille qu’il trouvait à son goût était en fait ma copine.
-Mon Shûhei ! Tu m’as manqué !
-Yuna ! Tout le monde nous regarde !
-M’en fiche ! Je t’ai pas vu depuis la Golden Week alors je profite !
-Ça fait même pas une semaine !
-Rien à faire ! Je vais pas lâcher mon copain de si…
Elle ne termina pas sa phrase. Chose inhabituelle, venant d’elle. Je la vis alors en train de fixer Kinoshita.
On y était. La rencontre fatidique.
Je ne savais pas quoi dire et j’ignorais ce qui allait se passer à partir de maintenant. Yuna en savait beaucoup sur Kinoshita, grâce à moi, mais pas l’inverse. Et depuis notre sortie ensemble, à Kinoshita et moi, Yuna, en me basant sur nos échanges sur LINE, semblait développer une forme de jalousie.
Kinoshita, voyant Yuna la regarder avec insistance, la salua poliment. Yuna ouvrit la bouche et s’apprêtait à répondre mais fut interrompu par la grande joueuse fine qui était venue à notre rencontre.
-Désolée de gâcher les retrouvailles des amoureux, dit cette dernière en attrapant Yuna par le col. Mais cette idiote doit venir s’échauffer avant le match. Ordre du capitaine.
-Hein ?! s’écria Yuna quand sa coéquipière lui attrapa le col. Attends, Keiko ! Je…
-Pas de mais ! Viens par ici !
-Atteeeeeeeeeeeends !
Alors qu’elle se faisait traîner de force par la dénommée Keiko, Yuna tendait sa main, presque en pleurs, pour implorer mon aide.
(Désolé. Je pense que c’est pour ton bien…)
Kinoshita laissa échapper un petit rire en voyant la scène.
-Elle est amusante, commenta-t-elle.
-Oui, si on veut…
-Nishiyama ! s’écria Masauchi en m’attrapant soudainement par le col, en pleurs, et en me secouant.
-Quoi ?
-Je t’envie ! Salaud !
(…Un idiot.)
Après l’échauffement, l’arbitre invita les joueuses à se mettre en place, le match n’allant pas tarder à débuter. Yuna mit fit un dernier signe de main avant de se mettre, comme j’aimais à l’appeler, en mode basket, où quasiment plus rien ne comptait pour elle en-dehors du terrain. Son royaume.
(Elle joue déjà avec les titulaires ? Elle ne me l’avait pas dit…)
Coup de sifflet. Engagement. Début du match.
Les joueuses de Gekkô avaient opté pour jeu offensif et rapide pour percer la défense, mais nos joueuses semblaient avoir prévu le coup pour les bloquer avant de pénétrer dans la raquette ou intercepter une passe. Malheureusement pour notre équipe, Gekkô ne négligeait pas sa défense non plus. Les encouragements des élèves venus encourager nos joueuses commencèrent à résonner dans le gymnase, en même temps que les bruits de crissement des baskets sur le parquet.
-Aucune des équipes n’arrivent à marquer…, commenta Masauchi.
-Ce n’est que le début du match, ai-je signalé. Tout peut encore arriver.
-Tu t’y connais en basket ?
-Je m’y suis intéressé un peu, pour Yuna. Mais honnêtement, moi et le sport…
-Ah, ça explique peut-être le fait que tu sois si moyen, quand on a sport.
-La ferme.
-En tout cas, ta copine… Yuna, c’est ça ? Elle joue bien, je trouve.
-Pas touche.
-Hé ! Tu me prends pour qui ? Je suis pas du genre à piquer les copines des autres. Au pire, je les regarde…
-Essaie et je te crève les yeux.
Masauchi s’est mis à rire en pensant que je blaguais. Il ne riait plus quand il a compris que j’étais sérieux…
De son côté, Kinoshita était très silencieuse. Elle semblait regarder ce match avec grand intérêt. Peut-être parce qu’Aoyama jouait aussi. Ou alors, sa curiosité concernant Yuna était en train d’être assouvie. Difficile d’affirmer l’un ou l’autre, tellement j’avais du mal à la cerner depuis que je la connaissais.
-Aoyama est vraiment pas mauvaise… OH ! Là, ça devient très intéressant !
Les remarques de Masauchi m’avait extrait de mes pensées. Yuna et Aoyama se faisaient face vers le milieu du terrain. Poussée par les encouragements des autres élèves et de ses coéquipières, Aoyama ne voulait pas seulement empêcher Yuna de passer. Elle essayait également de lui prendre le ballon.
-Dommage. Ta copine était sur une bonne lancée…
(Vu le positionnement, elle va sans doute le faire…)
Yuna fit alors un saut vers l’arrière… tout en tirant. Un fadeaway, si je me souvenais bien du terme. J’entendais quelques spectateurs se moquer de ce tir, disant que ça ne rentrerait jamais. Et de ce que je voyais, nos joueuses pensaient la même chose et se préparaient à récupérer le ballon. Par contre, je constatais que les coéquipières de Yuna couraient se positionner en défense.
(Ah ? Elles savent donc qu’il va…)
À force de la voir faire maintenant, j’arrivais à plus ou moins le prédire. Avec le bel arc de cercle qui traçait le ballon, il n’y avait rien de surprenant à ce qu’il rentre si aisément dans le panier et sans toucher l’arceau. Enfin, il n’y avait rien de surprenant pour moi et les équipières de Yuna. Pour les autres, c’était la surprise générale.
-T’as vu ça !
-Sérieux, c’est rentré !
-Trop forte !
-C’est qui, cette fille ?
-Nishiyama ! Non mais t’as vu ce move de folie !
Alors que je tentais tant bien que mal d’ignorer ce Masauchi qui me secouait, mon regard croisa celui de Yuna, qui me fit un grand sourire tout en me faisant le signe V avec ses doigts, avant d’aller se positionner. Je lui répondis par un rapide signe de la main.
-Nishiyama ! Non seulement, ta copine est jolie mais elle a aussi la classe ! Je t’envie !
Pendant que je faisais taire Masauchi d’une tape bien placée derrière sa tête, notre équipe avait déjà repris l’offensive. Aoyama, ballon en main, fit une percée fulgurante dans la défense puis, après avoir passé la grande joueuse fine, il fit rentrer le ballon dans le panier en faisant un dunk à deux mains. Pendant que les élèves acclamaient cette action de la partie, j’étais surtout impressionné de la détente qu’avait eu Aoyama pour réussir ça.
-Mais comment…
-Saeko faisait du volley au collège, m’expliqua Kinoshita. Mais elle n’a jamais pu jouer de match en compétition. Elle a donc changé de sport en entrant au lycée et qu’elle a rejoint le club de basket.
-Elle n’a pas voulu réessayer le volley au lycée ?
-Non. Elle disait qu’elle en avait eu marre, qu’elle voulait essayer autre chose.
En tout cas, je doutais qu’après une telle démonstration, l’équipe de Yuna ne réagisse pas en conséquence.
Le match s’est ainsi poursuivit. Notre club possédait le plus souvent la balle mais accusait toujours d’un léger retard au niveau des points marqués, à cause de Yuna qui pouvait aisément placer un trois points de n’importe où sur le terrain. Malgré tout, nous n’étions jamais à plus d’un panier de différence de notre adversaire. Les affrontements pour les points se concentraient énormément entre Aoyama et sa capacité à dunker, Keiko qui, en plus d’avoir une défense solide, parvenait à faire des percées surprenantes pour marquer et enfin, Yuna avec ses tirs à trois points. Mais le plus impressionnant était quand cette dernière et Keiko jouaient quasiment en symbiose dans les moments cruciaux. Comme cette action où Yuna fit mine de tirer, alors qu’en réalité, elle avait réalisé une longue passe pour sa partenaire afin qu’elle attrape le ballon au vol pour dunker.
On était à trente secondes de la fin du match et Aoyama effectua un nouveau dunk, permettant à son équipe de prendre la tête. Alors que la capitaine criait à toute notre équipe de remonter en défense, les filles du lycée Gekkô montaient en attaque.
-Ah, dommage, fit Masauchi en s’étirant. On dirait que ta petite amie et son équipe ont perdues. Mais elles se sont bien battues, c’est l’essentiel.
-En effet, approuva Kinoshita en se massant la nuque. Elles peuvent être fière. Il est clair qu’elles ont tout donné.
(Bande de naïfs…)
Ils ne connaissaient pas Yuna. Ils ne savaient pas de quoi elle était capable. Moi, oui…
Je la voyais, ballon en main. Tout le monde pensait qu’elle allait passer pour engager. Elle n’en fit rien. Elle se mit en position, fléchit légèrement les genoux puis se redressa d’un coup pour sauter légèrement… et décocha un magnifique tir. Le ballon traversa l’entièreté du terrain en décrivant le plus bel arc de cercle qui m’avait été donné de voir… et pénétra le panier sans toucher l’arceau, tout juste avant que l’arbitre ne siffle la fin de la partie.
Victoire à la dernière seconde pour le lycée Gekkô, à la grande surprise de notre équipe et de ses supporters. Cris de joie pour les joueuses de Gekkô et félicitations pour Yuna, qui me faisaient aussi de grands signes de la main.
(Oui, oui. J’ai vu que tu as gagné. C’est bien. Félicitations.)
Je lui ai un peu souri en lui faisant de petits signes de mains.
-Oh. C’est étonnant. Il t’arrive donc de sourire.
J’étais tellement absorbé par le match que j’en avais presque oublié Kinoshita.
-Tu me prends pour quoi ? Une machine ?
-Va savoir. Je pensais que tu étais un Terminator ou quelque chose s’en rapprochant.
-Tu me cherches ?
-Un peu…
Encore ce sourire espiègle qu’elle me sortait souvent, ces derniers temps. Si elle prenait plaisir à se moquer de moi, personnellement, ça m’énervait.
Après que les deux équipes se soient saluées, Yuna accourut directement vers moi pour me prendre dans ses bras.
-Shûhei ! Tu as vu comme j’ai bien joué ?
-AAAAH ! Me touche pas ! T’es pleine de sueur ! Va prendre une douche, d’abord !
-Méchant ! Tu pourrais être plus gentille avec ta copine !
Elle insista bien sur ce dernier mot en me serrant encore plus fort et en fixant Kinoshita. Le genre de regard qui disait : « Il est à moi ! À moi toute seule ! Pas touche ! ».
(Gamine, va.)
Kinoshita se contenta d’un petit rire amusé en guise de réponse. Comme tout à l’heure, Keiko vint attraper Yuna par la peau du cou pour l’emmener se doucher aux vestiaires, lui disant qu’elle pourrait revenir me toucher plus tard.
(Si on pouvait éviter ces genres de propos me concernant qui porte à confusion…)
Le match finit, l’intérêt pour ce qui se passait ici s’envola bien vite et les spectateurs ne s’attardèrent pas plus que nécessaire. Comme Masauchi, qui décida qu’il en avait assez vu et déclara qu’il allait rentrer chez lui. Ou peut-être convaincre une première année d’aller au karaoké avec lui.
(Qu’importe, du moment que tu te taises et t’en ailles…)
Kinoshita, pour sa part, attendit avec moi.
-Tu attends Aoyama ?
-Pas spécialement.
-Tu n’attends quand même pas Yuna, si ?
-Et ?
-Je sais pas ce que tu as en tête, mais mon instinct me dit très fort que ce n’est rien de bon.
-Tu sais, Nishiyama. La paranoïa peut avoir des effets dévastateurs sur toi et ton entourage. Je préfère te mettre en garde de suite.
-Ma paranoïa et moi, on va très bien. Idem pour mes éventuels autres troubles mentaux…
-Oh. Tu admets avoir des problèmes mentaux ?
-Tout le monde en a. On appelle ça des sentiments, paraît-il.
Encore une fois, Kinoshita se mit à rire.
-Donc, selon toi, ton amour pour Yuna tiendrait du problème mental ?
-Je ne l’ai jamais exclu entièrement…
Là, elle me lança un de ces regards… Un mélange entre la stupéfaction et le… le… le dégoût ? Je n’étais pas sûr pour le dernier.
-Et elle est amoureuse d’un garçon comme toi ? C’est donner de la confiture à un cochon.
(Je rêve ou elle vient de m’insulter ?! Elle vient de me comparer à un cochon !)
…
(Est-ce qu’elle vient de comparer Yuna à de la confiture ?)
-L’amour est vraiment quelque chose d’étrange…, continua Kinoshita.
-Tu sais ce que disait la philosophe : « L’amour, c’est un égarement passager, un genre de trouble mental parmi les autres… ». Dans un sens, nous sommes tous dérangés mentalement et les seules personnes qui pourraient être considérés comme « normale », ce sont ceux qui ne ressentent rien.
-La philosophe disait aussi : « Je ne suis pas assez bête pour m’embourber dans des problèmes sans fin pour un caprice d’un moment ».
Nous nous sommes fixés du regard.
-Oui, Nishiyama. J’ai moi aussi lu Suzumiya Haruhi no yûutsu.
-Je suis… un peu étonné. Je ne pensais pas que c’était ton genre de lecture.
-Je pensais la même chose te concernant. Tu me surprends. Agréablement.
-D’accord…
-Mais peut-être que je ne m’étonne pour rien. Si tu aimes vraiment lire, tu dois varier tes lectures, non ?
-Je lis ce qui me plaît. Je suis pas immature au point de dire que tel ou tel ouvrage ne mérite pas de l’attention sous prétexte que son but premier est le divertissement.
-Oh…
Elle souriait encore, comme ravie d’avoir déniché de nouvelles informations me concernant. Et quelque chose en moi n’aimait pas ça !
-Shûhei !
Yuna venait de ressortir des vestiaires, douché et changé. Elle me sauta encore dessus mais cette fois, je l’ai laissé faire et l’ai même attrapé dans mes bras. À sa grande surprise.
-Tu ne m’as pas évité !
-Et alors ? Je le fais de temps en temps, non ?
-Oui mais tu m’évites tellement de fois quand je te saute dessus que le fait que tu évites en est devenu une habitude.
-Tu vas pas te plaindre, non ?
-Héhé !
Elle me câlina comme si j’étais une sorte de gros ours en peluche ou quelque chose comme ça. Du moins, jusqu’à ce qu’elle remarque que Kinoshita était encore là. Dès lors, elle se détacha de moi, perdit son masque de petite amie follement amoureuse pour celui de fille polie et se présenta :
-Nanahara Yuna, la petite amie de Shûhei. Enchantée.
Elle paraissait si sérieuse, comme une employée de bureau, et c’était si rare de la voir comme ça que ça en était perturbant.
-Kinoshita Saya, déléguée de la classe 2-A. Enchantée, également.
Si Yuna paraissait impassible, Kinoshita affichait un sourire. Mais impossible de dire s’il était sincère ou si ce n’était qu’une façade.
-Yuna !
C’était Keiko qui l’interpellait depuis l’une des sorties du gymnase.
-Nous, on retourne d’abord au lycée avec le bus avant de rentrer. Si tu veux venir avec nous, c’est maintenant.
Yuna nous regarda alternativement, Kinoshita et moi. Surtout moi, en fait.
(Me regarde pas comme ça ! Prends ta décision toute seule !)
-Merci, Keiko ! lui cria Yuna. Mais je vais rester un peu avec mon petit copain avant de rentrer !
-D’accord ! Mais évite de traîner dehors tard !
-Oui, Maman…, marmonna-t-elle entre ses dents.
-J’ai entendu !
Alors que l’équipe de basket de Gekkô s’en allait et que Yuna retournait dans mes bras, l’équipe de mon lycée sortit des vestiaires à son tour, le moral un peu bas, à en croire l’expression de leurs visages. La capitaine avait beau leur avoir servi un discours bien rôdé pour les encourager à faire mieux la prochaine fois, l’effet ne pris que pour quelques-unes. Sur ces mots, les filles quittèrent l’une après l’autre le gymnase. Aoyama, pour sa part, se dirigeait vers Kinoshita mais se figea brusquement en voyant Yuna dans mes bras. Je ne savais que ce qui m’a énervé le plus : son air dégouté ou la grimace qu’elle a fait quand elle a compris que Yuna était vraiment attachée à moi. Kinoshita s’avança alors vers elle puis lui saisit ses mains :
-Tu as bien joué, Saeko.
-…Merci.
Kinoshita la prit alors dans ses bras, sans doute pour la réconforter d’avoir malgré tout perdu. Aoyama fit de même et cacha son visage dans le cou de son amie. J’avais l’impression qu’on était de trop et j’ai proposé à Yuna, à voix basse, qu’on les laisse seule. Cette dernière approuva en hochant la tête et au moment où nous nous apprêtions à filer en douce, Kinoshita avait tourné la tête pour nous interpeller :
-Dîtes. Et si nous allions tous faire plus ample connaissance ?
…
(Pardon ?)
C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans un restaurant familial, à profiter de la formule « boisson à volonté » pour une petite somme chacun.
La scène me paraissait surréaliste : moi, un mec à l’allure banale, assis à une table en compagnie de trois filles assez jolies, dont l’une était ma copine. Certaines personnes murmuraient même en nous regardant. Ceux qui n’étaient pas du tout discret se demandaient comment un mec aussi banal que moi en apparence pouvait bien se retrouver entouré de jolies filles. D’autres auraient aimés être à ma place. Pour ma part, j’aurais aimé être ailleurs, tandis que je regardais les glaçons fondre dans mon soda. D’un côté, Yuna sirotait sa limonade en fixant Kinoshita, qui elle restait impassible en buvant son thé glacé. Du côté d’Aoyama, son regard alternait entre Yuna et moi comme si elle essayait de trouver le moindre signe du pourquoi du comment nous pouvions être ensemble, le tout sans toucher son jus d’orange. Au bout d’un moment quand même, j’en ai eu assez qu’elle nous fixe :
-Tu peux arrêter ça, Aoyama ? C’est chiant, à force…
-La ferme ! C’est pas à toi de me dire ce que je peux faire ou non !
-Saeko, intervint Kinoshita. Ne hausse pas la voix. Tu déranges tout le monde…
Aoyama se calma aussitôt que Kinoshita le lui avait demandé. Un silence se mit à régner de nouveau et l’atmosphère était… étrange. Pourquoi Kinoshita avait-elle tenue à ce que nous allions boire un verre ensemble ? Et pourquoi Yuna avait accepté, aussi ?
Je n’allais pas tarder à le savoir.
-Bon ! Désolé, Shûhei ! Mais je ne peux plus garder ça pour moi !
(Yuna ! Qu’est-ce que tu vas encore faire !)
-Kinoshita, c’est ça ? Tu es sorti avec mon copain, même si tu lui as dit de ne rien me cacher. Réponds franchement : quelles sont tes intentions envers mon Shûhei ?
Direct ! Sans filtre ! C’était bien du Yuna, ça !
La question semblait beaucoup intéresser Aoyama car elle aussi semblait vouloir savoir. Et franchement, moi aussi. Mais je n’imaginais pas avoir la réponse comme ça. Kinoshita but tranquillement son thé avant de répondre :
-Rien de particulier. Je voulais juste faire connaissance.
-En l’invitant à sortir ?
-Crois-moi, Nanahara. Je n’avais aucune arrière-pensée. Et de toute façon, de ce que j’ai compris, tu fais confiance à Nishiyama, non ?
-Évidemment ! a-t-elle déclaré en me saisissant le bras.
-Une telle confiance envers l’autre force le respect, je dois l’avouer. Mais dîtes-moi, vous deux. Comment vous avez fait pour en arriver là ?
-En quoi ça te regarde ? ai-je demandé, sur la défensive.
-Appelle ça de la curiosité mal placée.
(Et elle ne s’en cache pas, en plus !)
-Attends, Saya ! intervint Aoyama. C’est pas un peu privé, ce genre de truc ?
-Ne me dis pas que tu n’es pas curieuse, parce que ce serait un éhonté mensonge.
Pas besoin d’être un expert du langage corporel pour deviner que Kinoshita avait vu juste. Elle recommençait. Elle voulait en savoir plus sur moi et pour y parvenir, elle pensait passer par ma petite amie. Une stratégie audacieuse. Mais qui ne fonctionnerait pas ! Il était hors de question que je lui raconte comme Yuna et moi en étions arrivés là ! Cela ne la regardait absolument pas ! De quoi elle se mêlait ?! Curiosité mal placée ? Tu parles d’un putain euphémisme !
-Shûhei…
Je sentis la main de Yuna sur la mienne. Ce fut à ce moment que je me rendis compte que j’avais serré le poing. Aoyama affichait un air mêlé entre la surprise et l’inquiétude. Et Kinoshita… Elle me fixait avec un regard perçant mais tout à fait calme, comme si elle scrutait en moi ou qu’elle s’attendait à ma réaction. J’ai essayé de me calmer… Lentement…
-Ça va aller, Shûhei…
La voix douce de Yuna m’aidait un peu mais j’avais encore besoin d’un peu de temps. Elle entreprit donc de poursuivre la conversation :
-Kinoshita. Je sais que tu as beaucoup aidé Shûhei à s’intégrer dans votre classe et dans votre lycée. Je t’en suis reconnaissante. Et je sens que tu l’apprécies. Du moins, dans le sens amical. Du moins, je l’espère… Dans tous les cas ! Si tu l’apprécies vraiment, tu dois comprendre que Shûhei ne se livre pas comme ça ! Même avec moi, il lui a fallu un certain temps ! Comme la fois où…
-Yuna !
Je l’ai arrêté avant qu’elle n’en dise trop. Et il semblerait qu’elle s’en était aussi rendu compte, si bien qu’elle plaqua sa main devant sa bouche aussitôt. Kinoshita continuait de nous regarder impassiblement. Plus personne à notre table ne touchait à son verre. Nous restâmes là, silencieux, à nous fixer comme… je ne savais pas quoi.
(Hng… il faut…)
-Excusez-moi…
Je me suis levé de ma chaise. Yuna m’a demandé si tout allait bien et je lui ai juste dit que j’avais besoin de me passer un peu d’eau sur la figure.
Ce que j’ai fait, en allant aux toilettes. J’avais bien senti que la rencontre entre Yuna et Kinoshita allait entraîner une réaction imprévue mais là… L’insistance de Kinoshita pour mieux me connaître et sa stratégie pour y arriver… Peut-être que si je m’étais plus ouvert… Non. Il y avait des limites à franchir avec précaution et d’autres à ne pas franchir du tout. Et Kinoshita essayait de forcer le passage. Mais bon, elle ne semblait pas déraisonnable et j’espérais qu’elle avait compris qu’elle n’arriverait à rien en agissant de cette façon.
En ressortant des toilettes, je suis tombé sur… Aoyama, qui attendait dans le couloir.
-Tu fais quoi, là ? lui ai-je demandé sèchement.
-Saya m’a demandé d’aller voir si tu allais bien… Ta copine a assuré que ça irait pour toi mais on voit bien qu’elle est inquiète…
-Je vois…
-Tu vas pas t’effondrer, au moins ?
-Pourquoi tu veux savoir ça ? Tu t’en fous, non ?
-J’en ai rien à faire de toi, oui. Mais pas Saya. Ça m’énerve mais si ça lui permet de ne pas s’inquiéter, je suis prête à t’aider. Un peu.
-… Aoyama. Tu as reçu un coup à la tête durant le match ou quelque chose ?
-Ta gueule. Si tu es capable de faire de l’humour, on retourne voir les autres.
Sans cérémonie ni considération, elle me poussa presque jusqu’à la table, où les deux autres étaient déjà prêtes à partir.
-La journée a été longue, déclara Kinoshita en poussant sa chaise sous la table. Restons-en là pour aujourd’hui.
Honnêtement, ça me convenait. Après avoir payé nos consommations, nous nous sommes dirigés vers la gare. Yuna disait qu’elle était fatiguée et Aoyama traînait un peu des pieds. Le match les avait vraiment éreintées, on dirait.
La nuit n’allait pas tarder à tomber et j’ai dit à Yuna que j’allais la raccompagner à sa pension. Elle a d’abord décliné mais je lui ai dit que ce n’était pas négociable et elle a finalement accepté. Puis elle a regardé Kinoshita en me tenant la main et lui a dit :
-Tu devrais nous accompagner.
Nous étions tous les trois surpris par ce qu’elle venait de lâcher.
-Pourquoi ? demanda Kinoshita.
-Toi et Shûhei vivez dans le même immeuble, non ? Il t’accompagnera aussi après.
-Ce n’est pas la peine. Vraiment.
-Si ! Je me sentirais mal qu’il me raccompagne alors que toi, tu dois rentrer seule dans le noir !
-Mais…
-Pas de mais ! Discute pas !
Sur ce ton autoritaire, Yuna m’emmena presque de force en me tirant vers la gare, sous le regard médusé d’Aoyama et l’air surpris de Kinoshita. Voir Yuna faire preuve d’une telle autorité avait un côté… excitant.
(Je dois être un peu atteint…)
Devant la gare, alors que les deux filles et moi étions un peu à la traîne, Yuna les pressa en prétextant que j’étais sur les rotules. Ce qui n’était pas entièrement faux, d’ailleurs. Mais dans sa précipitation et ne faisant pas attention à ce qui l’entourait, elle bouscula quelqu’un.
-Pardon ! s’empressa-t-elle de dire.
-Huh !?
Celui qu’elle avait bousculé par inadvertance était avec une petite bande. Ils étaient un peu plus âgés que nous, sauf deux ou trois. Vêtements larges, grimaces forcées pour intimider… Des caricatures de racailles, avais-je pensé. Mais mon instinct et mon expérience passée me disait de ne pas laisser Yuna seule avec eux !
-Hé… T’es plutôt mignonne, toi, lui dit le garçon qu’elle avait bousculé, un type au visage disgracieux. Ça te dirait qu’on aille faire un tour au karaoké ensemble ?
-Heu… Non merci, fit Yuna en reculant d’un pas.
-Hé, les gars ! Micchan a trouvé une nana ! dit l’un de ses potes.
-M’appelle pas comme ça, connard !
Yuna était sur le point de se faire encercler par trois ou quatre types qui n’inspiraient clairement pas confiance. Heureusement, je l’ai rejoint à temps et me suis interposé entre eux et elle.
-Huh ?! T’es qui, toi ? me demanda celui qu’ils appelaient Micchan
-La touche pas avec tes sales pattes…
-Quoi ? T’es son mec ou un truc du genre ?
Il me regarda de la tête au pied puis éclata de rire :
-Non, pas moyen qu’elle se tape un mec comme toi. Hein, les gars ?
La plupart d’entre eux se mirent à rire.
-Allez, dégage de là, morveux. Ou je t’y oblige…
Il jouait les durs devant ses potes en faisant craquer ses phalanges. Question intimidation, il devrait repasser… De toute façon, il ne semblait pas avoir eu pour projet d’attendre que je bouge de moi-même puisqu’il avait déjà décoché son poing, pour qu’il s’écrase sur mon nez. Je l’ai évité de peu et par réflexe, j’ai de suite contre-attaqué par un coup de genou dans l’estomac. Plié de douleur, il faillit s’effondrer sur le sol mais parvint malgré tout à tenir sur ses jambes.
-Connard ! Je vais te buter !
Notre scène avait attiré l’attention des passants. J’espérais qu’il allait en rester là mais je n’y croyais pas vraiment. Il se jeta alors sur moi et j’étais prêt à le recevoir. Du moins, j’aurais aimé.
Soudain, un passant lui attrapa le poignet, le tordit puis l’immobilisa au sol, le tout en un éclair. C’était un jeune garçon de notre âge, les cheveux noirs en bataille et l’oreille droite couverte de piercings, habillé en noir. L’autre type criait qu’il lui faisait mal mais il semblait s’en fiche. Les autres étaient sur le point de lui venir en aide mais ils détalèrent comme des lapins en entendant des sifflets résonner se diriger vers nous. Des sifflets de policiers. Quelqu’un avait dû les prévenir de l’incident. Quand ils arrivèrent, les autres étaient déjà loin. Le garçon leur expliqua que celui qu’il tenait m’avait attaqué et que je me suis défendu, avant qu’il ne l’immobilise. Les policiers n’étaient pas convaincus par cette version des faits, même si c’était la vérité, mais Yuna et Aoyama sont intervenus pour confirmer ses dires et Kinoshita, avec ses airs de fille digne de confiance, les convainquit de véracité de nos propos.
À la fin, ils emmenèrent le type en garde à vue. Nous avons dû faire un détour rapide au poste de police du coin pour y faire nos dépositions. Une fois cela fait, le policier nous a laissé partir mais nous a invité à ne pas traîner davantage.
Une fois revenu à la gare, Yuna a remercié le garçon aux piercings de nous avoir aidés.
-Pas de soucis, dit-il avec une expression neutre. Mais je pense qu’il aurait pu gérer la situation seul…
Son regard s’attarda d’abord sur moi puis sur Yuna, Kinoshita et Aoyama.
-Tu sais t’entourer, en tout cas… Sur ce.
Puis, il partit de son côté en nous faisant un rapide signe de la main.
Yuna poussa un soupir de soulagement. Je pouvais la comprendre. Elle avait eu son compte d’émotions pour le reste de la journée…
(Ne traînons pas davantage.)
Comme prévu, je l’ai ramené à sa pension et je lui ai souhaité une bonne nuit en lui promettant de l’appeler demain. Kinoshita et moi avons ensuite pris le train nous ramenant chez nous, en compagnie d’Aoyama jusqu’à ce qu’elle descende à son arrêt.
Le chemin à pied fut silencieux. Le soleil était couché depuis un petit moment et l’heure de dîner était proche. J’ai alors signalé à Kinoshita que je comptais faire un détour par la supérette et lui ait dit de rentrer sans moi, quand on passerait devant l’immeuble. Mais elle a tenu à m’accompagner. Je n’avais franchement pas la force de l’en dissuader… Nous sommes donc allés acheter un bentô pour notre dîner puis sommes retourné à notre immeuble.
Arrivé à mon étage, j’ai souhaité une bonne nuit à Kinoshita et j’étais sur le point de sortir de la cabine quand elle me sortit :
-Je sais que c’est bizarre de te demander ça mais… Est-ce que ça ne te dérange pas que nous dînions ensemble ? Pardon mais… Comme je suis seule à la maison et après ce qui vient de se passer…
Elle avait du mal à terminer sa phrase. Inhabituelle mais bon, je comprenais. Et puis, on allait juste manger. J’ai accepté et l’ai invité à dîner chez moi. Juste dîner. Elle m’a remercié.
En rentrant dans l’appartement, comme toujours, je fus accueillit par Kurô, qui miaula pour me souhaiter la bienvenue. Une caresse affectueuse pour le remercier et j’invitais Kinoshita à rentrer. En la voyant, Kurô courut se cacher quelque part. Ce qui attrista un peu la déléguée. Tout en pénétrant l’appartement, elle scrutait l’endroit avec un certain intérêt.
-Tes parents ne sont pas là ? m’a-t-elle demandé.
-Ma mère travaille tard.
-Et ton père ?
J’ai choisi de ne pas lui répondre. Moins je parlais de lui, mieux je me portais. Elle n’insista pas. Heureusement…
Pendant qu’elle dressait la table, je préparais du thé pour accompagner notre repas. Une fois cela fait, alors que je m’apprêtais à m’installer à table, je constatais qu’elle n’avait pas mis nos bentô de manière à ce que nous mangions l’un devant l’autre, mais qu’elle les avait placés l’un à côté de l’autre.
-T’as fait quoi, là ? lui ai-je demandé, légèrement irrité.
-Rien de spécial, me dit-elle avec une neutralité exaspérante.
-Pourquoi tu as fait en sorte qu’on soit côte-à-côte ?
-Pourquoi pas ?
-Si Yuna l’apprend, elle va vouloir venir t’exploser la face.
-Oh. Moi qui pensais que tu garderais notre petit secret… Je plaisante. Désolée. Mais après ce que j’ai vu, ne m’en veux pas de vouloir une compagnie rassurante auprès de moi.
-Vraiment ?
-Je te l’assure.
-…Garde tes mains de ton côté, alors.
-Normalement, c’est la fille qui doit dire ça.
-La ferme.
Je me suis assis à ma place et j’ai commencé à manger. Elle a fait de même. Nous avons mangé en silence, sous le regard curieux de Kurô qui nous fixait depuis le canapé du salon. Effectivement, elle n’avait rien tenté tout du long. Elle n’avait peut-être finalement besoin que d’une présence rassurante après ce qui s’était passé devant la gare…
Après avoir mangé, tout rangé et tout nettoyé, j’ai raccompagné Kinoshita jusqu’à la porte de son appartement. Une fois qu’elle ait ouverte la porte, je lui ai souhaité une bonne nuit et étais sur le point de partir quand…
-Désolée…
Subitement, elle s’est retournée et m’a prise dans ses bras ! Aussitôt, j’ai levé les mains au ciel comme si on me braquait avec une arme !
-Kinoshita ! Qu’est-ce que tu fous !
Elle n’a rien dit et continuait de me tenir de ses bras. Je sentais même ses mains caresser un peu mon dos.
(PAS BON ! PAS BON ! PAS BON !)
-KINOSHITA !
Je l’ai senti sursauté contre moi quand j’ai crié. Elle me lâcha aussitôt.
-Désolée, dit-elle encore une fois. Je… j’avais besoin de ça.
Nous sommes restés silencieux. Aucun de nous deux ne voulait parler de ça. En tout cas, moi, je ne voulais pas en parler. Finalement, elle m’a souhaité une bonne nuit et est rentré chez elle, non sans me lancer un regard avant de fermer sa porte.
Trop d’émotions pour moi. Je ne pensais qu’à me coucher, dormir pour ne plus penser. En parler avec Yuna… Demain. Peux pas réfléchir clairement, là…
J’ai mal dormi, cette nuit-là. Tout ce qui s’était passé la veille tourbillonnait dans ma tête. Je n’avais pas envie de me lever de mon lit, je n’avais pas envie d’aller au lycée mais surtout, je n’avais pas le courage de faire face à Kinoshita. Non, plutôt, j’en avais pas la force. D’ordinaire, j’aurais exigé des explications sur son comportement d’hier ou quelque chose. Mais là, je n’avais qu’une envie, rester au lit. Si seulement… Je me suis forcé à me lever pour me préparer à aller au lycée, comme d’habitude.
Bien entendu, quand j’ai pris l’ascenseur, Kinoshita était là… et se comportait comme si de rien n’était !
(Sérieusement !?)
À part les salutations, nous ne nous sommes rien dit en allant à la gare. Pareil dans le train, bien que je me rendisse compte qu’elle était plus proche de moi que d’habitude, alors qu’il y avait de la place dans le wagon, ce matin-là…
Je n’avais jamais été si content d’arriver en classe. Je suis allé directement m’affaler sur mon pupitre et ai fait le mort, même quand Masauchi était venu pour savoir ce que j’avais fait avec Yuna après qu’il soit parti. Je lui ai lancé un regard qui signifiait « Ta gueule !» et il n’a pas insisté.
Mme Kotani arriva quelques minutes plus tard, en disant qu’elle avait une nouvelle pour nous. Un nouvel élève allait intégrer notre classe aujourd’hui. Ce qui était assez rare, alors que le mois de mai était déjà bien entamé. Courant avril, j’aurais compris le transfert mais là… Même les autres trouvaient ça bizarre et se demandaient pourquoi maintenant. Mme Kotani réclama le calme et invita l’élève, qui attendait à l’extérieur de la classe, à entrer. La porte coulissante s’est ouverte et la curiosité entra. La chemise en-dehors du pantalon, la cravate négligemment attachée… Les cheveux en pétard. Les piercings sur l’oreille droite ! Nom de… C’était… !
L’élève en question écrivit son nom au tableau et se tourna vers le reste de la classe.
-Serizawa Katayuki, dit-il avec nonchalance. Enchanté…
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