La plage III
Une lumière radieuse cueillit la jeune fille à l’orée du sommeil. De ne point avoir mangé, Leïla se sentait légèrement absente. Elle battit des paupières, chassant les quelques ombres qui y avaient trouvé refuge et, débordant du monde, la pâleur embrassa ses iris. Telle une vague, elle l’engloutit, noyant ses pensées sous un constat amer. Bien sûr, rien n’avait changé.
Prise dans le reflux d’émotions fleuves, la jeune fille déjà s’embourbait ; lointaine était la promesse d’une libération, et plus loin encore s’y enfouissaient ses rêves. Traversée de volutes gothiques, la trace surannée d’un monde révolu, tout lui parut résolument vain. Il n’y avait pas dans ce décor dénué d’âme la moindre étincelle pour embraser son corps, ce fétu de paille jeté aux quatre vents, pas la moindre flamme pour brûler dans ses yeux, pas le moindre vent pour porter sa chanson ; pas même une tornade pour l’étreindre mortellement. La jeune fille portait son fardeau, celui d’être début et fin, l’envolée et la chute. Sur le mur, entêtantes, grimpaient les voix acutes.
Syncope ! Cinq ans de plus étaient bien trop pour elle. Des abîmes un bouillon indicible ressurgit. Embrasant l’être vacant, rugit la rage asynchrone. Comme des échos éclatés, les cris des macchabés résonnèrent dans ce corps, firent gonfler l’affect sous leur choc, la colère.
Tonnerre tonitruant, le gargarisme de l’ouragan l’agrippa toute entière. Cesse ! Les gourous aux grandes gueules agoniseraient céans. Leur souffle perfide expierait ici. Leïla se redressa, en proie aux sentiments – brutaux – d’un mouvement enrichis. Quelle force la parcourait ! Il lui semblait qu’en cet instant, la Terre tremblait d’hébétude ; ou bien était-ce elle qui, de son poids délestée, inquiétait la quiétude ? Des miroirs du passé, lassée elle se démit. Laissant exploser sa fureur, la jeune fille rugit. Le souffle saccadé, elle bondit sur le mur – opposé qui fléchit – arracha les portraits – ces sourires qui défient – dont le sens s’échappait, et pourtant déchiquetés, sous ses mains égarées – dans l’action – abandonnées à la frénésie, que la liberté menait, d’un geste sûr – décidé – elle n’en fit que charpie.
Les photos émiettées croulèrent sur le sol, éventrant la mosaïque qui auparavant obstruait son regard. Et quelle déception ! Et quelle joie ! Sur ce mur pâle qu’elles masquaient, il n’y avait rien. Leurs injonctions couvraient le grand vide qui avait été sa vie. Tu dois les attendre Leïla, ils vont venir. Quelle farce ; elle avait trop aimé y croire.
La respiration parcourue d’accents furieux, la femme contempla son œuvre avec dans l’œil une lueur nouvelle. Aujourd’hui tout changeait ; tout s’achevait. Finie l’attente vaine et le soleil cogneur ; finie la douleur, la rancœur, et la peine… Oh, ce goût si suave sur son palais, était-ce son sang qui – déjà – se répandait ? Le flot vomissant des turpitudes, cette colère injustement ravalée, elle en peindrait le monde dont sa mort signait l’arrêt. Et son corps, et son âme, d’une voix réunis s’exclamaient : finie la servitude ! Ç’en était assez de ce théâtre, de ce cirque, dont elle était la créature, le pantin ; fini des sermons, du passé et des défunts. En ce jour et sur cette terre, balafrée par les vents, dévorée par le vide, la maîtresse des lieux inscrivait un point.
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* *
En suspension, du haut de ses quatorze étages, le balcon bravait le vide avec insolence. Le vent y soufflait fort, comme s’il souhaitait la déloger ; mais elle était en ses terres, le monde, la vie, lui appartenaient. Un dernier pas, et tout cela s’effacerait.
Il suffisait d’une conclusion, d’une dernière vague ou d’une dernière bourrasque ; d’un dernier soleil, ou d’une dernière lune, et tout avait soudainement un sens. Leïla sut alors que sa longue errance n’avait pour but que de la mener en ce lieu. À contempler la plage, son cheminement quotidien, depuis une hauteur elle en perçut la raison d’être car, enfin, elle s’exprimait. Délestée, libérée de ses affects, de l’attente infinie, et du souffle écœurant de l’océan, elle pouvait désormais s’accomplir. Loin de ces promesses, elle renaîtrait dans l’ailleurs, car c’était bien cela qu’elle avait attendu, un autre lieu, une autre existence, une renaissance. La femme, le visage éclairé, exultait presque ; sa poitrine se remplissait d’un air au goût nouveau, le paysage chatoyait.
Après tant de peines, tant de blessures lui ayant abîmé le cœur, l’univers se parait enfin de ses plus alliciants atouts dans l’instant si fin qui précédait sa chute. Déposées telles des feuilles d’or, le secondes s’égrainaient précieusement, chacune étant plus proche d’être la dernière.
Cinq ans après, finalement, le tableau était beau ; et la peintre, elle, était éblouissante.
Ne laissant pas à l’image le temps de se ternir, confiante, Leïla s’approcha du garde-fou et l’enjamba. Guidée par l’instinct, elle sut qu’il n’y avait plus lieu d’attendre. Elle s’envolerait, puis, portée par le vent elle rejoindrait l’ailleurs, douce destination de ses songes ; un lieu bien au-delà des astres confinés dans le ciel. Un dernier regard sur son Monde, et elle fut prête à partir.
Seulement, au même instant, un vaisseau à l’horizon harponna ses iris. Le souvenir jaillissant de ses tripes fit pratiquement lâcher prise à la jeune femme : « Ils vont venir ». Abject coup du sort, ou chance inespérée, l’étranger en ce monde venait de nouveau tout questionner, arrachant à Leïla ses réponses.
Se réfugiant de nouveau derrière la balustrade, elle tomba à genoux, étourdie par la révélation. Cela ne pouvait pas être vrai. Il devait s’agir d’une tromperie, d’un tour de son esprit malade, ou des voix qui la hantaient. Une œillade lui confirma pourtant le contraire, brisant ses résolutions récentes. Ses choix n’étaient-ils que d’éternelles méprises ? Et ce bonheur sincère qui ne surgissait pas… était-ce sa punition ?
Se laissant aller aux larmes, la fille expulsa ses démons. Une dernière fois. Une dernière fois et ce serait terminé. Car après tout ce temps ils étaient venus ; finalement.
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* *
Les pieds parsemés de sable chaud, Leïla attendit le débarquement du vaisseau. La course effrénée qui l’avait menée sur la plage lui avait donné assez d’avance sur les nouveaux arrivants pour avoir le temps de retrouver son souffle, mais son cerveau bouillonnait d’excitation.
Un détachement de silhouettes se distingua enfin au loin. D’un instant à l’autre se concrétiserait la promesse faite par sa mère cinq ans auparavant, puis le cauchemar prendrait fin. Tout cela s’achevait maintenant. Elle s’en remettait à eux, ses sauveurs ; rien de ce qui avait précédé n’importait, tout était voué à recommencer à l’instant même où ils se rencontreraient. Ou plutôt à commencer.
Une nouvelle vie.
Ils étaient trois. Trois visages qui se dessinaient lentement au fil de leur avancée, et autant de chances de recréer un monde neuf, immaculé. Les voix s’étaient tues, intimidées sûrement par la réalisation prophétique de leurs vœux. Le Monde retenait son souffle ; la maîtresse des lieux n’était plus qu’une fillette qui attendait ses pairs.
Ecrasée par le poids de ces cinq années, dépossédée de son corps, séparée de son sang, souillée par ses doutes, Leïla pouvait enfin se reposer. Elle abaissa le rideau de cet horizon morne sur lequel un nouvel astre se levait. La scène était rendue aux acteurs, à leur intimité. Bientôt, ils furent là.
Les mots s’éparpillèrent dans sa gorge, cherchant vainement à décrire l’ineffable. Elle ne dit rien. Leurs yeux baignés de lumière illuminaient les cristaux dans les siens ; une joie enfantine l’engloutit. Son sacrifice n’avait pas été vain.
Alors, le son de l’arme retentit, et la lumière s’évanouit une dernière fois.
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