Chapitre 2

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 — Catherine ? L'autre jour, je me demandais... Les adieux ne seraient-ils pas des idéaux qu'on laisse éparpillés derrière nous ?
 La quinquagénaire au teint hâlé fronce les sourcils, sombres comme ses iris, et réfléchit un instant, la clope au bec. Un battement de cils la trahit.
 — Une anagramme, hein ? Je ne te savais pas poète.
 — Bof, tu sais, mon cerveau invente toujours ce genre de bêtises. J'évite de les sortir, en général, mais je trouvais celle-là pas mauvaise.
  — Elle est très bien, approuve la femme en écrasant le mégot près de ses petits camarades.
 Elle décroise les jambes et se lève, écarte les bras pour s'étirer. Elle possède ce petit hôtel au bord de la plage de Robinson depuis environ vingt ans. Un jour, elle en a eu marre de la France, son climat, ses impôts, ses chamailleries permanentes. Elle est venue s'installer là, à Lomé, pour refaire sa vie. Difficile de lui donner tort, quand on voit ce qu'elle a réussi à faire du lieu. Un restaurant délicieux, où cuisines française et togolaise se mêlent, une vingtaine de bungalows aux chambres impeccables, un morceau de plage privatisé, un jardin aéré planté d'hibiscus et de palmiers... Les sites de notation ne s'y trompent pas, et la clientèle afflue, toujours plus nombreuse, lors de la saison touristique. Pour réussir cet exploit, Catherine a su utiliser ses principales qualités : du flair pour les bonnes affaires, une autorité naturelle certaine, et le goût du travail bien fait. Elle termine de s'étirer puis se penche vers Snow, son labrador, et lui flatte l'arrière de la tête.
 — Tu viens, mon beau ? C'est l'heure de dîner.
 L'animal lève un regard vide, mais comprend. Il se dresse sur ses pattes et suit sa maîtresse, balourd et pataud comme le sont tous les grands chiens bien nourris, passé un certain âge.

 Émilio Camilleri reste seul sous la paillote désertée. À cette époque de l'année, l'hôtel est presque vide, et la situation politique pour le moins instable rebute bon nombre de voyageurs. Il a donc un peu de temps devant lui avant de retourner au boulot. Ici, au moins, le vent du sauvage Atlantique l'aère agréablement. Il est rétif à l'idée de retrouver la fournaise des fourneaux, alors il s'en allume une nouvelle. C'est devenu leur rituel de l'après-midi. Émilio et Catherine s'assoient à une table et consument leur vie comme leurs cigarettes en parlant de tout et de rien. Surtout de rien d'ailleurs, parce qu'après quinze ans de collaboration, la source d'inédit est presque tarie. Elle l'a accueilli comme un fils, à sa sortie de l'avion. Naufragé dans un environnement aussi exotique, il a trouvé en Catherine sa bouée de sauvetage. Elle lui a proposé du travail, l'a aidé à louer une maison, lui a présenté des gens de confiance. Un véritable ange venu du ciel, une personne entière, dépouillée d'artifice, emplie de bonté. Un doux bonbon bronzé... sous une coquille dure à entamer : la patronne est sévère et difficile à satisfaire.

 Dans le jardin de sable caressé par le vent, les branches des arbres bruissent de contentement. Régulièrement, le grand teck se débarrasse de quelques oripeaux trop faibles pour résister à la respiration océanique. Un employé s'occupe, chaque jour, avec une admirable assiduité, de balayer les larges feuilles oblongues qui jonchent le sol. Il forme de petits tas qu'il assemble en plus gros monticules. Ensuite, il les évacue dans un grand panier en osier et quitte l'enceinte de l'hôtel pour se rendre au local à poubelles. Quand il revient, l'arbre facétieux a déjà saupoudré la plage à nouveau. Le manège reprend. Le vieux Togolais au teint luisant de sueur, armé seulement d'un balai de paille dans cette lutte aliénante, c'est lui, se dit Émilio, c'est tous les êtres humains. L'inlassable répétition des journées, le morne combat quotidien contre la mort, la routine des damnés.

 Enfin, puisqu'il faut vivre... Émilio écrase sa cigarette dans le cendrier, se lève, va jusqu'au bar, passe derrière le comptoir, ouvre le réfrigérateur, en sort un Sport Actif, un soda léger mais fruité, parfum citron, se sert une coupelle d'arachides et revient à sa table. Il décapsule la bouteille, la porte à ses lèvres et avale une gorgée de pétillant, décortique et grignote une cacahuète, se rallume une cigarette et reporte son regard vers Caroline. C'est une tortue terrestre. Le nom est un peu cliché, bien sûr, mais toutes ne s'appellent-elles pas Franklin ou Caroline ? Parfois elles ont le nom d'un peintre italien de la Renaissance, en hommage à un vieux dessin animé, mais la propriétaire de l'animal est plutôt friande de bandes dessinées. En tout cas, en voilà une qui n'a pas l'air inquiète du temps qui passe. Caroline traîne sa lourde carapace si lentement qu'elle paraît immobile, paresseuse incarnation de la monotonie des jours.

 Émilio, les yeux dans le néant, contemple son ennui avec le regard las d'un parent confronté à une énième bêtise de son enfant. Les secondes assassines s'écoulent dans cette sirupeuse inaction. Ni paresse, ni indécision, juste l'impulsion d'une valse sans musique et un horizon désespérément vide. Parfois, torche dans la nuit, surgit la silhouette floue d'une idée, d'une envie, que l'ennui asphyxie aussitôt. Moins l'on agit, plus on s'engloutit. Mais remuer sans but, c'est gesticuler en vain. Mieux vaut attendre. Un jour viendra le salut. Pour patienter, une autre cigarette, et quelques cacahuètes.

 Il est presque vingt-deux heures quand Émilio quitte l'hôtel, son service achevé. Après un « bonne soirée et à demain » insignifiant dispensé aux collègues et à la patronne, il rejoint Jérémie, son taxi habituel. Peau d'ébène, cheveux crépus, maigre comme un clou, le Togolais accueille le trentenaire avec un sourire étincelant. Il est toujours comme cela, rayonnant, plein d'un ravissement enfantin, et Émilio en est jaloux. Si Caroline est indifférente à l'inlassable écoulement du temps, Jérémie embrasse cet état de fait sans bouder son plaisir. Il faut dire qu'il s'en sort bien. Il a son propre véhicule, une Corolla vieillissante mais encore vaillante, une excellente place d'où il peut impunément arnaquer les touristes, une santé correcte et une vie de famille épanouie avec son épouse et ses deux bambins dont il parle comme de trophées.
 — Bonsoir Jérémie.
 — Bonsoir mon ami ! Et la journée ?
 Le Togolais a la voix sautillante ; il exulte presque. Émilio soupire.
 — Bonne, et la tienne ?
 — Très bonne. Alors, on va où ?
 Jérémie persiste à poser la question, après toutes ces années...
 — À la maison.

 Dans le soir de Lomé, les rues sont moins encombrées. Fini le ballet des guimbardes décrépies et des zémidjans dangereux. Seuls quelques véhicules pétaradants s'attardent. Plus loin de la plage, passées les premières rangées de maisons qui absorbent la fraîcheur des embruns, l'air devient une étuve, la peau moite, et les anophèles s'en donnent à cœur joie. Émilio n'y fait pas attention. Il a été tellement piqué qu'il ne craint plus grand-chose, malgré quelques rares crises de paludisme résiduelles. Parfois, il se souvient de ses premiers jours ici, lorsqu'il était alerté par le moindre bourdonnement strident. À cette époque, il restait debout des heures dans sa chambre pour s'assurer d'une extermination exhaustive des intrus ailés. Maintenant, il les balaie d'un revers de main négligent. Incroyable comme on s'habitue même aux choses les plus énervantes, se dit-il tandis qu'un tube ivoirien déverse d'entraînants décibels par la bouche de l'autoradio.

 Le paysage défile, trop vite pour qu'Émilio en distingue les détails. Peu importe, il connaît le chemin par cœur. Symphonie acquise, dont les mouvements s'enchaînent harmonieusement. Longer la plage jusqu'au Grand Marché, puis à droite sur la nationale vers les profondeurs de la ville, jusqu'à la Colombe de la Paix. Au rond-point, à droite, puis la première à gauche pour remonter le boulevard Jean-Paul II. Enfin, quitter l'asphalte à grands cahots et se glisser dans le dédale mal nivelé de Noukafou, jusqu'à la maison.

 Le parcours est tranquille, mais Émilio se sent mal à l'arrivée. Il a comme un début de migraine, la gorge irritée, faim, et une faiblesse dans les jambes. À bien y repenser, quelque chose l'a dérangé en route, un détail insignifiant, un dièse indu dans la mélodie... Le cerveau a trié, jugé la chose irrecevable, sûrement un peu vite. Impossible pour le jeune homme de se souvenir. Il descend de la voiture, paie la course et salue Jérémie.

 Kokou, le gardien, l'accueille gentiment au passage du portillon en fer forgé. Un bâtard au pelage noir nommé César, débordant de l'amour fidèle des chiens pour leur maître, lui fait la fête, la queue frétillante. Émilio sourit, mais le cœur n'y est pas. Il y a ce dièse qui le tarabuste... Il remercie Kokou et lui enjoint, chose inhabituelle, de rester vigilant, puis va se coucher, remué, après une caresse à César.

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