Chapitre 8
Émilio se réveille de meilleure humeur que d'habitude. Il procède à son rituel matinal sans trop prêter attention à ce qui l'entoure ; la routine l'en dispense. Au moment de franchir la porte, il a un fourmillement dans la nuque, la sensation d'être observé. Il se retourne et pose le regard sur la petite poupée africaine déballée la veille. Elle le fixe de ses boutons d'ébène. Un peu mal à l'aise, il déglutit et se souvient qu'il ne travaille pas aujourd'hui. Une idée saugrenue lui vient alors, face au yeux accusateurs de la mauvaise farce crépue.
Une heure plus tard, il file à dos de zémidjan sur la nationale, direction Aného. Un coin magnifique, où le fleuve sorti du lac Togo se jette en impétueuse écume dans le golfe de Guinée ; de tout le pays l'endroit qui ressemble le plus à une carte postale, avec ses plages de sable fin, ses pirogues de mer décorées de fanions et de colifichets bariolés, et ses grands cocotiers aux feuilles caressées par l'haleine de l'Atlantique. L'endroit parfait pour une journée de vacances. Mais ce n'est pas là que se rend Émilio.
Pour rejoindre sa destination, il lui faut d'abord traverser le lac, une gigantesque étendue d'eau séparée de l'océan par une mince bande de terre où chemine la route vers le voisin béninois. Celle-ci est sillonnée jour et nuit de vieux camions rafistolés tout droit sortis de casses occidentales. Les titans, comme les nomment les Togolais, en général surchargés de marchandises, se traînent sur l'asphalte constellé de nids de poule. Heureusement, en zémidjan, on peut rouler à droite et dépasser les colosses sans souci. En voiture, impossible : le flux en sens inverse est ininterrompu.
Émilio descend de la mobylette en se disant que, quand même, c'est drôle, c'est une petite chose mobile, et qu'il n'a jamais fait le rapprochement. L'embarcadère est à deux pas. Un bien grand mot pour désigner la berge sablonneuse où sont piteusement échouées trois pirogues.
— Aïe !
Il a sottement approché la jambe du pot d'échappement qui l'a cruellement mordu. Quelle idée de porter un short ? Les natifs et habitués ne font plus cette erreur et préfèrent les pantalons. Mais l'Italien est en congé, alors il a choisi une tenue décontractée. Première bourde. La seconde est de ne pas négocier le tarif de la traversée. Il sait pertinemment qu'on l'arnaque. Cinq mille l'aller ? C'est le prix de l'aller-retour, en comptant une marge confortable... Enfin, il est impatient, alors il paye et tant pis.
Après une dizaine de minutes de clapotis pendant lesquelles il ne pipe mot, occupé à penser à des choses dérisoires comme le passé, l'amour, l'avenir et la mort, Émilio retrouve le plancher des zébus. Le voilà à Togoville, la capitale du vaudou, jadis du royaume du Togo tout entier. Il l'a déjà visitée, les premiers mois après son arrivée, et n'a pas vraiment écouté ce qu'on lui racontait sur le rite, alors plus ou moins persuadé de ne pas y croire, ou du moins que cela ne changerait rien à son quotidien. Mais ce cadeau bizarre dans la boîte aux lettres l'a décidé à revenir poser quelques questions.
Un guide du cru l'accompagne au cœur de la cité où se dressent deux grands arbres aux troncs obèses ceints de lambeaux de tissu souillé. Dans les ramures entrelacées nichent des dizaines d'oiseaux tisserands qui font un boucan de tous les diables.
— Les arbres vaudous, lui indique le guide.
— J'ai une question à vous poser, si ça ne vous dérange pas.
Émilio glisse la main dans la sacoche qu'il porte en bandoulière et exhibe la poupée au clou.
— Quelqu'un a laissé ça dans mon courrier d'hier. Est-ce que ça pourrait avoir un rapport avec la magie vaudou ?
Le Togolais prend l'objet, le considère quelques instants, éclate d'un rire sonore.
— Venez, dit-il en menant son client vers une rue adjacente.
Là se trouve une sorte d'autel, sur lequel se dresse une étrange sculpture aux contours indistincts, vaguement anthropomorphique, probablement de terre cuite, représentant un personnage difforme et sans cou assis en tailleur. Dans ses bras sont incrustés des cauris, autour des pieds sont enroulées des cordes. La créature a la poitrine tachée de sang, le front suintant d'huile de palme. Quelques déjections de poules et de chèvres sont répandues sur le socle de l'idole. La chose n'est pas réellement effrayante, mais ambiguë. Répugnante et fascinante à la fois.
— Le vaudou n'est pas la magie. C'est notre religion. La religion historique du Togo. Nous demandons aux esprits de nous aider, en offrant des sacrifices. Fruits, poulets, moutons, chacun donne en fonction de ses moyens. Pendant la cérémonie, les sorciers parlent aux esprits et, si le cadeau leur plaît, la demande est exaucée. Vous autres, les touristes, vous voyez le vaudou comme de la magie noire, et vous imaginez que c'est quelque chose de négatif, qu'on l'utilise pour faire du mal. Mais souvent, nos demandes sont bénéfiques. Faire un bon mariage, ou retrouver un voleur par exemple. Ce sont les esprits qui choisissent s'ils doivent agir et comment.
Le guide s'interrompt et tend la poupée à bout de bras vers le ciel, comme le lionceau d'un grand classique d'animation.
— Ça, c'est ce que les blancs imaginent dans les films, mais ce n'est qu'un jouet. Ce n'est pas du vaudou. Il n'y a aucune magie dans cette chose.
Il regarde Émilio et se fend d'un nouveau rire.
— Vous pensiez qu'on vous avait jeté un sort ?
— Certains jours, je me le demande, marmonne le jeune homme.
— Il n'y a rien à craindre de la poupée en tout cas. Je pense qu'on vous a fait une mauvaise blague.
Le guide tend le jouet de chiffons à son hôte. Celui-ci secoue la tête et l'écarte d'un revers de main.
— Je n'en veux pas. Vous pouvez la jeter, ou l'offrir à vos enfants si vous voulez.
Il n'arrive pas à se satisfaire des explications. Quelque chose le tracasse. Quelqu'un qui le connaît cherche à se payer sa tête, mais le jeune homme ne parvient pas à savoir, dans son entourage, qui pourrait s'amuser de la sorte. L'épisode lui démange l'arrière du crâne, quand le message du guide aurait dû le dissiper.
Le retour à Lomé se déroule sans anicroche. Cette fois, Émilio prend bien garde à maintenir son mollet éloigné de la rôtissoire d'échappement. La petite balade, qui tranche dans son morne quotidien, lui donne envie d'agir, d'accomplir quelque chose. Alors il demande à être déposé au Grand Marché, quartier transformé en sorte de foire permanente, où l'on trouve de tout, de rien, et beaucoup de pas grand-chose. Il a dans l'idée d'acheter du tissu pour rhabiller ses maudits fauteuils. Ça ne réglera pas le problème de l'infâme assise en mousse, mais à chaque jour suffit sa peine.
Le quartier tout entier fourmille d'activité, casserole de lait frémissante prête à déborder. Ça marche, ça court, ça beugle et ça piaule, ça bêle même de temps à autre. Ça sent l'organique en décomposition, les oranges qui meurent sur lit d'osier et le diesel des voitures peinant à se frayer un chemin dans la foule et l'intoxiquant en représailles. Les gens passent, à pied ou à califourchon sur des zémidjans, les bras chargés de denrées, de bibelots ou de pilons à plumer. On s'interpelle d'un étal à l'autre, on rit, on se hurle dessus, on se réconcilie dans le caniveau. La rue est encombrée de couleurs, et on lutte pour avancer tant ça pullule. Et puis on guette, on attend le bon pigeon, le touriste blanc et ses poches dégoulinantes de juteux CFA. Mais on est moins agressif qu'ailleurs, plus mesuré. Plus nombreux aussi. Il ne s'agit pas de le faire fuir. On le laisse croire qu'il a une chance de s'en tirer sans acheter. On guette, tapi derrière son étal. C'est un art délicat. Ne pas l'aborder trop tôt ni trop tard, juste au bon moment. Et surtout lancer sa ligne en premier, ferrer avec un sourire et mouliner à grands coups d'articles d'artisanat traditionnel. Un souvenir pour madame ou monsieur, le papa ou la mama, les frères et sœurs, les amis, les anciens, ou une petite folie personnelle, tous les prétextes sont bons. Puis commence l'exaltant jeu de la négociation. Le premier qui annonce un prix prend l'ascendant. Bien entendu, le marchand le sait. Ensuite, il suffit de guider l'échange, s'il a lieu, vers la bonne marge. Rapide, facile, efficace, et les deux parties sont satisfaites de la transaction.
Émilio repousse gentiment les plus opiniâtres qui le prennent pour un voyageur en goguette, jusqu'à ce qu'il entre dans une boutique de textiles. Un des nombreux commerces bétonné du quartier, évidemment ouvert sur la rue, pour attirer le chaland avec ses belles étoffes. Reste à choisir ce qu'il verrait bien sur les fauteuils... Le problème est précisément là : il n'a pas le commencement du début d'une idée. Tout ce qu'il croit savoir, c'est qu'il faudrait du sobre. Pas nécessairement uni, mais sans fioriture. Ça, peut-être, ou alors ça ? Il se débat une vingtaine de minutes, ne parvient pas à décider, abandonne, sort du magasin, attrape le premier taxi qui passe et rentre chez lui, mortifié.
Devant le portillon, il se retourne brusquement. Rien. Pourtant, quelque chose dans le décor a éveillé il ne sait trop quoi en son for intérieur. Une fraction de détail. Trop fugace pour être réelle... Le cœur tambourinant d'inexpliqué, il pousse le battant, entre, ignore un César surexcité et remonte le ruisseau de dalles, soulagé de sentir l'oppressante enceinte de béton l'enfermer dans un cocon.
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