Le 29 mai, le joyeux petit groupe se retrouva devant chez Brosse pour une soirée un peu spéciale. Au complet, ou presque, car cela faisait déjà près d'un mois que Rachel ne se joignait plus à eux, clouée chez elle par la maladie. Roman prenait de temps à autre des nouvelles. Elle répondait uniquement aux textos, jamais aux appels, toujours avec un mot rassurant. « Je vais bien, ne vous inquiétez pas. » « Je me soigne, les médicaments font des merveilles. » « Tout va pour le mieux, je vous fais des bisous à tous. » Le futur bachelier n'avait pas revu le père de la jeune femme et se sentait enfin libéré du fardeau oppressant des mois précédents. Il avait essayé d'aborder le sujet du baiser volé le 21 avril, mais elle ne répondait pas aux messages de cette teneur, se contentant de les ignorer ou de répondre à côté. Peut-être n'était-elle pas prête à en discuter, ou préférait-elle le voir en chair et en os pour cela. Ou alors, plus probablement, la maladie lui donnait d'autres félins à torturer.

 Le dîner fut suivi de parties de tarot acharnées, puis leur hôte les invita à sortir de la maison avec un sourire conspirateur.
 — Qu'est-ce que tu as prévu, alors ? demanda Enzo. Cette surprise dont tu nous a parlé toute la semaine dernière ?
 Mohamed tendit la main vers le bout de la rue.
 — Vous savez qu'ils ont fermé mon collège, quand j'étais en cinquième ?
  — Oui, et ?
 — Ils le reconstruisent ailleurs, un peu plus près de la gare. Le vieux bâtiment va être détruit. Il est abandonné.
 Il s'interrompit, savoura de voir ses interlocuteurs pendus à ses lèvres, puis continua.
 — J'ai découvert hier qu'il y avait moyen d'entrer assez facilement. Qui est motivé par une petite exploration nocturne ?
 — Ooooh ! s'exclama Maxence avec des étincelles dans les yeux, jamais le dernier lorsqu'il s'agissait de préparer un mauvais coup.
 — Moi, ça ne me dit pas grand-chose, répondit Flora, visiblement un peu gênée.
 — Oh, allez, il n'y a personne, c'est complètement désert. Ça ne risque rien, fit Brosse.
 — Mais c'est illégal, non ? demanda Roman.
 — Sûrement, mais ça ne fera de mal à personne, intervint Enzo. Ça me tente bien.
 — Yes ! On est déjà trois ! Allez, venez !
 Max, enthousiaste, trépignait déjà.
 — Désolée, ça ne me tente pas. Je vais rentrer.
 — Bien sûr, bien sûr, rétorqua Terrier avec un air entendu.
 — Quoi ?
 — On sait très bien où tu vas !
 — Je ne vois pas de...
 — Allez, avoue ! Ça commence par « Co » et ça finit par « rentin » !
 — Bien sûr que non !
 La dénégation de la jeune femme était vive, tout comme le rouge de ses pommettes. Roman se mordit l'intérieur de la joue, espérant par la douleur éteindre son imagination, en vain.
 — Eh bien moi, je viens avec vous, annonça-t-il aux trois compères. Tant qu'à passer une nuit à gamberger et se morfondre, autant que ce soit en bonne compagnie. Sa décision fut saluée de joviales exclamations.

 Flora les quitta donc, et ils se mirent en route vers le collège abandonné, craintifs mais excités comme des poux, bien qu'il paraisse fort complexe de définir le niveau de nervosité d'une aussi minuscule bestiole. Il était deux heures du matin, et les rues du quartier étaient éteintes depuis bien longtemps. Ils furent dépassés par deux véhicules tout au plus. Dans la nuit, les sons se faisaient sporadiques. À mesure qu'ils approchaient, le volume de leur voix diminuait, comme s'ils avaient déjà quelque chose à se reprocher. Ils passèrent le long d'une haie, et l'aboiement d'un chien alerte leur fit une peur bleue. Enzo bondit, ce qui provoqua un fou rire général et les détendit un peu.

 Il leur avait suffi de grimper sur un muret et de passer de l'autre côté d'un grillage plutôt mal installé en se retenant au montant d'un portail disparu pour débuter l'exploration, dirigée par l'ancien élève des lieux. Ils parcoururent des salles de classe délabrées et de longs couloirs vides, s'éclairant seulement à la lumière de leurs téléphones portables, agréable complément aux luminaires célestes dont la clarté peinait à leur parvenir malgré les vitres brisées. Dans le gymnase, ils trouvèrent un vieux trampoline grinçant, sur lequel ils s'amusèrent à sauter à tour de rôle en riant aux éclats. À l'étage, ils s'arrêtèrent dans la salle d'arts plastiques où ils découvrirent des feutres et quelques tubes de gouache oubliés. Ils s'en donnèrent à cœur joie, laissèrent leur juvénile exubérance garnir les murs d'imbéciles messages et de graffitis médiocres. Ensuite, ils s'assirent en cercle au milieu de la pièce et Brosse tira de son sac à dos quatre bouteilles et un paquet de cigarettes. Il distribua les denrées. Roman décapsula sa bière à l'aide du briquet commun, après une brève démonstration assurée par Max, et alluma sa cigarette. La première bouffée lui brûla le fond de la gorge et le fit tousser. Brosse se mit à rire.
 — Ne t'inquiète pas, ça fait toujours ça la première fois. Alors, content d'être venu avec nous, Roman ?
 Le jeune homme aspira une nouvelle bouffée et hocha la tête, savourant la douce torpeur vertigineuse.
 — Et tu sais quoi ? intervint Enzo. Si Flora a préféré Corentin, c'est elle qui perd au change !
 Roman se tourna vers son ami, prêt à lui reprocher de dévoiler ainsi ses aspirations privées devant d'autres, vit ensuite que ceux-ci souriaient tranquillement et n'étaient pas le moins du monde surpris. Alors il souffla, étrangement content de savoir qu'ils savaient.
 — Je suis d'accord, tant pis pour elle ! déclara-t-il avec entrain, flétri à l'intérieur.
 — Bien dit ! fit Max. Allez, trinquons à ça !
 — À quoi ? Aux filles et à leurs mauvais choix ? demanda Enzo, taquin.
 — Non, aux potes. Il n'y a que ça de vrai !
 Les bouteilles s'entrechoquèrent entre les volutes.

 Les quatre explorateurs entendirent un bruit à l'étage d'en dessous, se figèrent et tendirent l'oreille. Brosse fut le premier à relâcher son attention.
 — Oh, les gars, c'est sûrement un rat ou une chauve-souris.
 — Chut ! Écoute ! Tu n'entends pas ? On dirait quelqu'un qui marche, chuchota Maxence. Ouais, je crois bien que c'est quelqu'un qui vient vers ici. Sacrément grosse, ta chauve-souris.
 — Avec un pas aussi lourd, c'est au moins Batman, renchérit Enzo.
 — Merde, ça veut dire qu'ils ont prévu un gardien ? Je savais pas, les gars !
 — C'est pas grave, rassura Roman, un peu effrayé.
 — Non, c'est pas grave, par contre faut qu'on sorte sans se faire voir, murmura Max, un peu de précipitation dans la voix.
 — Suivez-moi, on va prendre l'escalier du fond, vers la cantine, indiqua Brosse.

  Ils s'exécutèrent à grandes enjambées, se retenant de ne pas courir. Mohamed menait, suivi par Maxence. Enzo fermait la marche.
 — Roman !
 Le cri chuchoté frappa les tympans du jeune homme au bout d'un couloir. Il fit volte face.
 — Meeeerde !
 La jambe d'Enzo avait traversé le sol. L'ami était coincé, et Roman aurait sûrement éclaté de rire si la situation n'était pas aussi stressante. Il se retourna pour appeler les deux autres à l'aide. Ils avaient disparu.
 — Attends, ne bouge pas.
 Il se plaça derrière l'Italien et lui passa les mains sous les aisselles pour tirer. Ses doigts glissèrent sur le vêtement et Enzo retomba de quelques centimètres. Le plancher craqua.
 — Au pire, vas-y sans moi. Je trouverai bien une excuse. Et puis, mon père a quelques relations.
 — Tais-toi et aide-moi, ordonna Roman en raffermissant sa prise. Pousse de la jambe gauche !
 Leurs efforts combinés suffirent à sortir le prisonnier de sa cage.
 — Hé ! Qu'est-ce que vous foutez là ?
 À l'extrémité du corridor, la silhouette menaçante du gardien se dessinait dans la clarté lunaire. — Cours ! cria Enzo. Ils prirent la poudre d'escampette. Poussés par la peur de se faire attraper, ils délivrèrent pour un public absent la plus belle performance athlétique de leur vie.

 Ils coururent presque jusqu'au domicile des Saadi, où leurs comparses les attendaient.
 — Qu'est-ce qui vous est arrivé ? demanda l'instigateur de la nuit.
 Les essoufflés mirent plusieurs minutes à raconter leur haletante mésaventure.
 — Ça devait être un vieux, conclut Roman. Il ne nous a jamais rattrapés.
 — Ou alors il n'a même pas pris la peine d'essayer, ironisa Max. Vous voir détaler comme des lapins a dû lui suffire. Il en parlera encore sûrement dans des années.
 — Tu aurais vu ta tête quand il nous a crié dessus, fit Enzo en riant. Tu étais blanc comme un cul !
 — Ouais, bah toi il va peut-être falloir que tu fasses un petit régime. Quand le sol commence à céder sous ton poids, c'est mauvais signe, riposta Roman. Le groupe de joyeux délinquants éclata de rire.