Tous aérofreins dehors, le jet ralentit, réacteurs hurlant, puis s'immobilise en bout de piste. Il roule jusqu'à l'emplacement prévu. Le lieutenant Flora Page, flanquée de l'agent Domino, du commissaire Cohen et de quelques autres personnes naturellement invitées pour vivre ce moment, regarde impatiente la rampe mobile s'approcher et stationner avec minutie à côté du nez de l'appareil, le palier supérieur impeccablement aligné avec la porte. Le rugissement des moteurs ne cesse pas immédiatement. Flora grimace, incommodée par la forte odeur de kérosène ambiante. Elle se frotte un peu le nez du revers de la main. Enzo Ferretti passe nonchalamment devant elle et se penche légèrement pour diriger ses paroles vers les tympans de l'officier.
 — Salut Flora, ça fait un bail ! Je suis content de voir que tu as eu mon message. La plaque, précise-t-il en remarquant l'air perplexe de son ancienne camarade.
 — Quoi ? Comment as-tu...
 — Je ne savais pas. Quand j'ai vu le père de Rachel au supermarché, j'ai été surpris. Il était parti aux États-Unis, après le drame, et je pensais qu'il y était resté. Je me suis un peu renseigné, j'ai appris qu'il était revenu presque un an après. Ensuite, j'ai vu l'appel à témoin, la photo de la gamine sur les réseaux sociaux, et je me suis dit que c'était une piste comme une autre.
 Flora, ébahie, n'a pas le temps de poser d'autres questions. L'Italien a déjà repris sa place dans la ligne des impatients, paré d'un rictus mystérieux. Enfin, la porte s'ouvre. Une hôtesse et un steward ouvrent la marche, suivis de près par le rapatrié. Roman Boronov a un bras en écharpe et le visage tuméfié. Il a d'abord écopé d'une balle dans l'épaule dans son face à face avec James Douglas mais a réussi à le désarmer. Puis les deux hommes se sont échangés de fameux coups. La jeunesse de Roman lui a permis de surmonter la douleur et de tenir jusqu'à l'arrivée des militaires togolais diligentés par la présidence suite à un appel direct de l'Élysée. Le criminel a été appréhendé et la procédure d'extradition lancée dans la foulée. Malgré les ecchymoses, Roman arbore un sourire figé par des zygomatiques tétanisées de bonheur. Il parvient en bas de l'escalier, et Maria et Anton Boronov se précipitent dans les bras de leur fils longtemps disparu. C'est une effusion de larmes. De joie cette fois. La veille, Page a dû informer les Durand que le corps de leur fille poignardée avait été repêché dans la Marne. Les sanglots ont été déchirants. Aujourd'hui, ils ont un goût de caramel. Vient le tour d'Enzo, l'ami de longue date, celui qui a permis à Roman d'être Émilio Camilleri pendant quinze ans. Ils se dévisagent un instant, les yeux humides, échangent quelques mots couverts par les sifflements des moteurs de l'aéronef, puis se serrent sobrement la main. Roman salue les dépositaires de l'autorité de manière plutôt formelle. Cohen lui glisse un clin d’œil, et Domino lui tape amicalement sur l'épaule indemne. Le jeune homme arrive devant le lieutenant Page, sourit d'abord, essaie de parler sans trouver de mots suffisants. Il approche et la serre dans ses bras, les joues mouillées de larmes muettes, incapable de formuler autre chose qu'un « Merci ». De longues secondes passent. Puis Roman relâche son étreinte.
 — Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? demande-t-il.
 — Douglas est hors d'état de nuire. Il est retenu dans une prison togolaise pour l'instant. Il a tout avoué. Tu seras appelé à témoigner lors de son procès lorsqu'il sera extradé. Grâce à toi, il va probablement finir sa vie derrière les barreaux. Il y a toujours une procédure judiciaire ouverte contre toi. Tu seras convoqué au tribunal, mais ça devrait être une formalité. Bientôt, tout ça sera derrière toi.
 Le jeune homme sourit et hoche la tête, tandis que d'autres perles d'eau dévalent les pentes de son visage.

 Grâce à un fragment de mémoire il va pouvoir écrire une nouvelle page du roman de sa vie.