Elena 

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L'amour est d'autant plus probable qu'il paraît impossible – Jules Sandeau

4 janvier 2040

A l'âge de dix-neuf ans, Elena était l'élève médecin la plus prometteuse de toute sa promotion. Elle avait décroché un apprentissage avec le Docteur Cristal, la chirurgienne thoracique la plus renommée au monde en 2022. Le Docteur Cristal n'avait jamais ouvert son cabinet à des jeunes en dessous de vingt-trois ans mais Elena était l'exception à la règle. A seulement dix-neuf ans, elle avait le niveau d'un interne en médecine. Depuis l'âge de seize ans, elle étudiait la médecine de manière intensive afin d'être prête le plus vite possible. Dans la grotte, les études étaient différentes que dans le monde d'avant. L'âge n'était pas un indicateur de la classe de l'élève, seule sa motivation et ses connaissances l'étaient. Il était donc très courant qu'un élève brillant finisse le collège et le lycée en moins de cinq ans. A seize ans, beaucoup de jeunes des zones A et B étaient déjà dans des classes de niveau universitaire.

Il n'y avait que quatre orientations possibles au sein de l'Université du village Quarante-Deux.

Le secteur agricole était le secteur le plus prisé par les élèves. Là-bas, ils pouvaient être techniciens de maintenance des engins agricoles, scientifiques en charge des cultures génétiquement modifiées, agronomes ou encore ingénieurs robotiques. De nombreux techniciens étaient nécessaires afin d'ajuster l'intensité et la lumière des LED ou la température des sols, entretenir les ascenseurs permettant de se rendre dans chaque étage de la ferme verticale.

Le secteur de l'énergie arrivait nécessairement en deuxième position dans les orientations. Sans énergie, la ferme verticale et toutes les autres usines ne pouvaient pas fonctionner. L'électricité était assurée par deux infrastructures majeures : la centrale hydraulique et une usine à combustion des déchets organiques. L'usine à déchets organiques était très peu choisie en premier choix, et pour cause l'odeur qu'elle dégageait était immonde. Elle se mettait en route seulement la nuit pour éviter que des personnes soient dans la grotte quand l'odeur était diffusée. La ventilation en charge de capturer et de détruire les mauvaises odeurs mettaient une heure à fonctionner ce qui avait pour conséquence l'impossibilité de sortir des bâtiments de deux à trois heures du matin, à moins d'être fan d'odeur d'excréments.

En troisième position venait le domaine de la santé. Il y avait peu de médecins, d'infirmiers et d'aide soignants dans la population. L'hôpital était composé de cent lits et était géré par une équipe de dix médecins, vingt infirmiers et vingt aide soignants. Il n'y avait que deux vétérinaires pour toute la grotte et la section vétérinaire de l'hôpital était composée de trois pièces seulement. Il était donc nécessaire de former plus de personnels hospitaliers au cas où la population vieillirait avant d'avoir pu sortir de la grotte.

Enfin le secteur de la gestion des ressources arrivait en dernière position. Qui voudrait devenir technocrate dans un monde en chaos ? Les tâches étaient pourtant essentielles. La gestion des ressources humaines permettaient d'éviter un burn-out aux équipes. La gestion des ressources alimentaires étaient primordiales afin qu'une bonne répartition soit effectuée. Toutes les tâches au sein de la grotte étaient essentielles et complémentaires.

Elena se pressa en direction du secteur agricole. Le Docteur Cristal l'avait appelée car deux travailleurs agricoles s'étaient soudainement évanouis au milieu du champ des vaches. En arrivant sur place, elle vit les deux hommes au sol, qui se relevaient très difficilement. Le Dr les fit s'asseoir et commença à ausculter le premier d'entre eux. La quarantaine, avec une barbe de trois jours, il avait l'air très fatigué. Elena arriva donc et parla avec le deuxième homme afin de comprendre ce qu'il s'était passé. Enrique était un jeune homme de vingt ans qui travaillait ici avec son père, Mario. Ils avaient inhalé tous deux des engrais classifiés très dangereux avant de prendre leur service. L'accident s'était déroulé à l'intérieur de la ferme verticale quand Mario avait foncé sur un baril d'engrais liquides avec ses outils. La substance s'était alors répandue sur le sol et les deux hommes avaient procédé en nettoyant sans savoir qu'il s'agissait d'un produit très dangereux. Le manque de signalisation avait rassuré la paire qui était repartie vers les champs pour y accomplir sa mission.

Elena ausculta Enrique et en déduit que ses poumons nécessitaient un peu d'aérosol mais qu'il allait s'en sortir sans séquelle. Ce n'était pas le cas de son père qui n'avait pas l'air de reprendre son souffle et qui fut donc emmené à l'hôpital pour un scanner des poumons. Dans la salle d'attente, Elena décida de rester en compagnie d'Enrique qui avait l'air secoué des évènements. Il lui raconta qu'il n'avait que lui et sa petite sœur et qu'il ne pourrait pas vivre une autre perte. Sa mère était décédée en tentant de monter dans un avion qui se rendait ici. Enrique faisait partie de la zone E et comme tant d'eux, il avait presque tout perdu. Mario avait une tâche aux poumons et le Docteur Cristal décida de le garder pour faire plus de tests le lendemain.

Sur le chemin du retour, les deux continuèrent à parler, de tout et de rien mais surtout de leur vie d'avant. Le père d'Enrique était banquier avant la Grande Crise et il avait embarqué dans un avion à Madrid, en plein désespoir pour ses deux enfants. Enrique lui raconta comment la vie en Espagne était magnifique avant les guerres, avant la vague de chaleur. Elena n'avait jamais voyagé alors leur échange leur fit découvrir deux mondes différents. Ils venaient de deux continents différents mais avaient atterri exactement au même endroit.

Arrivés au pied de l'immeuble d'Elena, elle lui proposa de venir boire le thé avec elle. Il n'était jamais monté dans un immeuble d'une zone supérieur à la zone D. Tous ses amis étaient issus de la zone E et un seul habitait en zone D. Il était tout excité à l'idée de découvrir ce qu'il se cachait derrière ces beaux bâtiments. La jeune femme ressentit un pincement au cœur. Elle ne s'était jamais vraiment rendu compte de ses privilèges jusqu'à maintenant. Ses parents l'avaient protégée des réalités de ce monde, et elle n'était jamais entrée en contact avec un membre de la zone E. Elle scruta Enrique du regard. Ses cheveux bruns en bataille lui donnaient un air négligé mais à y regarder plus près, son visage était lisse et entretenu. Il avait une belle peau propre malgré son travail difficile. Ses yeux verts illuminaient tout son visage, lui donnant un air enfantin.

Cela faisait déjà deux heures qu'ils parlaient, assis sur le lit, quand Elena se rendit compte qu'elle n'avait jamais invité un garçon dans sa chambre auparavant. Cette pensée la fit rougir. Enrique n'était pas comme les autres ; il était drôle et avait quelque chose d'authentique en lui. Il avait un passé douloureux, mais elle ne ressentait pas de chaos à ses côtés, seulement une sérénité et un calme rassurant. Elle n'aurait pas pu mettre les mots sur les sentiments qu'elle ressentait auprès de lui. Elle ne pouvait pas se souvenir d'un seul jour où sa vie n'avait pas été dirigée par l'instinct de survie. L'amitié n'avait pas sa place, l'amour encore moins. Son objectif était celui de ses parents : sauver l'humanité.

Leur discussion fut interrompue par Léonie qui cherchait un stylo dans la chambre d'Elena. Elle fut surprise de voir sa fille en si bonne compagnie et leur sourit. Enrique était devenu rouge, comme une tomate, et décida qu'il était temps pour lui de rentrer chez lui. Léonie sauta sur l'occasion pour assaillir sa fille de questions à propos de ce charmant inconnu. Elle ne sembla pas contrariée quand Elena lui annonça qu'il était un habitant de la zone E, elle était seulement inquiète et demanda à sa fille de faire attention. Les romances entre deux personnes d'une zone différente ne se finissaient pas par une montée en zone de la personne défavorisée mais plutôt par une descente en zone de la personne favorisée. Elle avait peur que sa fille finisse par devoir vivre en zone E si des enfants naissaient de cette union

« Pas trop vite, maman ! Nous ne sommes même pas ensemble, Enrique n'est qu'un ami, rien de plus. »

Entendre sa fille gênée après une conversation sur l'amour fit échapper un rire à Léonie et toutes deux finirent par être emportées par un fou rire. Léonie avait le sens de l'exagération et prenait chaque chose au pied de la lettre. Elle avait vu sa fille avec un seul garçon, et voilà qu'elle imaginait leur mariage et leurs enfants.

« Tu es ridicule maman ! » s'esclaffa Elena.

*

Dans les jours qui suivirent, Elena rendit souvent visite à Enrique à la ferme agricole. Au début, elle prétextait une visite pour vérifier si ses poumons s'étaient remis, puis au fur et à mesure elle n'avait plus besoin d'excuses pour venir le voir. Enrique s'occupait du nettoyage des bouses de vache, ce qui n'avait rien de sexy en soi. Il ne se plaignait jamais et Elena aimait sa compagnie, qui rendait sa journée plus ensoleillée. Plusieurs fois par semaine, ils se rendaient dans la zone B pour passer du temps devant la télévision qui avait tant manqué dans le quotidien d'Enrique. Dans son appartement, il n'y avait qu'une seule petite télévision pour vingt-sept personnes et les films passaient en boucle. Personne n'était au courant qu'une amitié se tissait entre eux.

Enrique avait peur de la réaction de son père et de ses amis qui éprouvaient une haine envers les autres zones. Pour eux, ils étaient tous pareils et sans-cœur et jouissaient de privilèges alors qu'ils avaient juste eu la chance de naître du bon côté. Les jeunes avaient une colère plus grande que les anciens. Pour eux, il était injuste d'être mis de côté du fait de leur passé, quand ils n'avaient même pas eu leur mot à dire sur leur venue dans la grotte

Ils adoraient passer des heures sur la plage au Sud-Ouest, le soir quand le plafond offrait un spectacle de constellations. Un télescope, donc peu avait connaissance, était situé dans les jardins des bureaux de la centrale hydraulique. Un soir, Elena emprunta la clé à sa mère et emmena Enrique découvrir les beautés du dehors. L'écran du télescope était relié par satellite à un vrai télescope à l'extérieur de la grotte. Ici, on pouvait observer le ciel de dehors. Les images récoltées par le télescope permettaient de rendre l'éclairage du ciel plus réaliste, en suivant la trace des phases de la lune, du positionnement des constellations et de l'apparition d'étoiles filantes. Rien ne valait la vidéo véritable en très haute définition que l'on pouvait avoir sur l'écran du télescope. Enrique ne connaissait rien à l'astronomie, alors Elena commença à lui dicter tous les noms des constellations qu'elle pouvait voir. En direction du Nord, la Petite Ourse et son Étoile polaire offraient un scintillement incroyable. Il s'amusa à repérer chaque groupe d'étoiles et à les nommer : la Grande Ourse devint donc le Joyeux Démon, la constellation du Cygne fut nommé le robot et le Lézard se changea pour prendre le nom de Spermatozoïde. À cette phrase, Elena éclata de rire et Enrique la regarda intensément. Il se sentait tellement proche d'elle, devant cet écran si petit, leurs têtes se touchaient presque. Il pouvait sentir son souffle depuis plusieurs minutes et lorsqu'elle leva la tête vers lui, elle remarqua qu'il la regardait. Enrique attrapa sa main, puis mit son autre main sur son visage dans un geste tendre qu'il n'avait jamais eu avec quiconque auparavant et il l'embrassa.

Le baiser dura une seconde, mais dura cette seconde il sembla à Elena que les planètes s'étaient alignées. Elle fut submergée par toutes les émotions qu'elle ressentait et une larme coula sur la main d'Enrique qui était encore sur son visage.

« Pourquoi pleures-tu ? Chuchota-t-il

– Je ne sais pas, je n'aurais jamais pensé connaître l'amour ici. Comme dans les films... »

Il ne la laissa pas finir sa phrase, et comme pour confirmer qu'en effet elle avait bien trouvé l'amour ici, il l'embrassa à nouveau. Cette fois plus longtemps, et plus intensément. Et il lui jura que l'amour existait bien malgré ce lieu où ils avaient grandi.

« Tu n'as plus à être en mode survie maintenant. Je suis là, Elena. »

Ces quelques mots la rassurèrent. Puis une odeur horrible se fit sentir. Ils étaient restés dehors trop longtemps et avaient été pris de surprise par la Vague de Puanteur, comme ils l'appelaient. Ils se mirent à courir en riant aux éclats pour s'abriter dans le bâtiment le plus proche. Ils se mirent à l'abri dans le bureau de Léonie où un canapé en cuir trônait au milieu de la pièce. Elena avait l'habitude de venir ici en étant plus jeune et passer des heures sur ses livres sur ce canapé. Ils se blottirent l'un contre l'autre et restèrent dans ce bureau jusqu'à l'aube. Elena s'était endormie dans les bras d'Enrique et il n'osait pas la réveiller. Au-dehors, une voix annonçait qu'il était six heures, heure de Los Angeles, et que la journée était parsemée de nuages. Au plafond, le soleil jouait avec les nuages.

Les deux tourtereaux se précipitèrent pour rentrer en zone d'habitation. Ils devaient commencer leur travail à huit heures et ils avaient plus d'une heure de marche pour se rendre chez eux. En marchant près de la zone E, des amis d'Enrique le virent au loin avec Elena. Ils se mirent à le charrier, puis en regardant la jeune femme ils eurent un moment de silence. Le meilleur ami d'Enrique, Miles, regarda Elena de haut en bas.

« Je te connais toi. Tu es la fille de Léonie non ? »

Elle acquiesça. Puis ils s'adressèrent à Enrique.

« Qu'est-ce que tu fais avec elle ? Tu sais bien qu'elle n'est pas de notre monde.

– Et c'est quoi notre monde exactement ? J'ai le droit de circuler avec les personnes que je veux, aux dernières nouvelles. »

Il allait s'énerver quand Elena prit sa main et lui sourit. Ils tournèrent les talons en ignorant leurs remarques. À présent, leur avis importait peu. Il voulait être avec elle et il savait qu'elle valait beaucoup plus que leurs jugements. Il avait grandi dans la haine des zones supérieures en pensant qu'ils allaient le dénigrer toute sa vie. Aujourd'hui, il savait que tout cela était faux et qu'il avait trouvé en Elena une véritable alliée. Il ne redoutait l'avis que d'une seule personne : son père. Il avait tant souffert en rejoignant la grotte, à subir les humiliations des zones supérieures juste parce qu'il avait voulu sauver sa famille. Il avait vu une opportunité de les mettre à l'abri et l'avait saisi, rien de plus.

Arrivés au pied de l'immeuble d'Elena, Enrique hésita longtemps à entrer. Il avait peur du regard de sa famille, il savait qu'une union entre les zones desservait toujours la personne la mieux lotie.

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