Chapitre 20.2
Oviedo, Août 2011.
Le soleil asturien me caresse la peau, et je hume les embruns espagnols. Après l'énorme fiesta de la semaine dernière – j'ai fêté en grande pompe mon passage à la trentaine – reposer mon corps, mon esprit et mon foie est appréciable. Andreas et son père profitent de la plage en compagnie de Lorena et ses filles, pendant que je me prélasse sur le sable en bouquinant le dernier roman de Gilles Legardinier, une histoire cocasse d'une trentenaire qui espionne maladroitement son ténébreux voisin espagnol. Je repense à la fête indécente, aux abus en tout genre et à l'aura qu'Arnaud eut sur mon entourage – indubitablement, il a fait sensation et il aime ça. On s'est quittés il y a trois jours, mais le fait est qu'il me manque déjà. Je suis accro à ce pétillant Parisien, il faut bien l'avouer. Sans avoir totalement fermé la porte à une nouvelle histoire d'amour, je n'avais pas imaginé être capable de redonner autant de ma personne et de mon cœur pour quelqu'un. Le chemin de la guérison reverdit de plus en plus, et le son des orages semble, enfin, loin derrière moi.
Oscar se dirige, ruisselant, vers notre campement : il s'empare d'une serviette et se sèche sommairement. Les premières fois que je l'avais revu torse-nu, j'avais été extrêmement mal à l'aise, pour les sensations et les souvenirs que cela remuait en moi. Aujourd'hui, je me félicite de constater qu'il m'est totalement indifférent.
Il se laisse tomber à genoux et se désaltère.
- Tu ne viens pas te baigner ?
- Nan. Tu sais bien, la baignade en mer, très peu pour moi.
- Tu parles d'une Bretonne...
- Eh ! (je lui tape mollement le bras) Allez vous amuser et laissez-moi buller en paix pour mes derniers jours de vacances.
- Arnaud n'est pas trop jaloux ?
- Quoi ?! Euh... Pourquoi tu dis ça ?
- Bah, il a repris le travail alors que tu glandes encore un peu... Non ? J'ai mal compris ?
- Non, enfin si, enfin... tu as très bien compris.
- Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai dit une connerie ?
- Non...
Il me lance un regard soupçonneux. Moi, je suis plutôt mal à l'aise d'évoquer la réelle jalousie de mon amoureux...
- Bon, en effet, Arnaud aurait préféré être présent.
- Ah ! Le charme des Asturies l'attire !
- Pas vraiment, non...
- Non ? (il balaie le paysage de la main) Regarde-moi ça, comment c'est possible de rester impassible ?
- Il n'est pas tellement emballé par l'air marin.
- Ah. Plutôt citadin, hum ?
- Oui. Complètement.
Oscar grimace. Je crois qu'après quasiment dix ans, il n'a toujours pas réussi à apprécier Barcelone et la vie en ville. Il n'y a que l'indéboulonnable Oviedo qui trouve grâce à ses yeux.
- Alors, c'est pour mon agréable compagnie qu'il regrette de ne pas pouvoir être présent ?
J'étouffe un rire jaune.
- Comment dire...
- (Oscar hausse un sourcil) Non plus ?
- Ne le prends pas mal, mais... Arnaud ne te visualise pas spécialement comme un ami...
- Noooon ? Vraiment ?
- Pourquoi ce ton sarcastique ?
- Comme ça...
Allongé de biais, le coude droit dans le sable, il regarde les nageurs avec un sourire narquois.
- Qu'est-ce qu'il y a, Oscar ?
- Disons qu'il n'était pas très... aimable avec moi.
- Ouai, il a un peu peur de ton statut.
- Mon statut ? J'ai un statut, moi ?
- Ton statut d'ex.
- Ah. Waouh, quel statut !
- Bien sûr, je lui ai dit que c'était ridicule, qu'il n'y avait rien à craindre et que tu es un homme marié et fidèle. N'est-ce pas ?
- N'est-ce-pas quoi ? Eh, oh, qu'est-ce que tu sous-entends ?
- Rien de mal, je...
Je me coupe. Oscar affiche une mine fortement contrariée. Il me lâche d'un ton sec :
- Je n'ai pas de comptes à te rendre quant à ma fidélité dans mon mariage.
Je me fige. Alors là, je ne m'attendais pas DU TOUT à cette réponse...
- C'est... vrai, tu as raison.
Il regarde la mer en boudant et se referme complètement. Je sens un grand malaise soudainement, je ne comprends pas vraiment ce qui a pu l'engendrer, à vrai dire. C'est un trait d'humour, c'est tout, certes un peu maladroit mais, méritait-il de se vexer comme ça ? C'est pas un peu excessif ?
Je me demande ce que je dois faire. Au fond, désormais, je n'ai plus besoin de me préoccuper des silences d'Oscar. Ils ne sont plus mon problème. Alors, s'il souhaite grigner, grand bien lui fasse...
- Euh, hum. (je me lève) Je vais faire un tour.
- Ouai. À plus tard.
Je le regarde une dernière fois. Sa mine est toujours aussi renfrognée. Mais enfin, qu'est-ce que c'est que ce comportement, tout à coup ? Bah ! T'as qu'à bouder tiens, ça me passe loin au-dessus !
Les jours suivants s'inscrivent sous le signe de la farniente, de la paresse et du bon-vivre. Comme à chaque fois que je séjourne à Oviedo, la famille d'Oscar m'accueille chaleureusement lorsque nous nous croisons, et ne manque pas d'organiser des repas interminables aux montagnes de victuailles que les Espagnols savent si bien faire. Tout au long de l'année, Raquel brille par son absence – elle apprécie Barcelone, elle – mais habituellement elle faisait l'effort de venir dans les Asturies en Août. Cet été, ce n'est pas le cas. Je ne sais pas comment Oscar gère ces semaines à distance d'elle, on n'en parle jamais – probablement moins mal qu'à mon époque. Moi, de mon côté, c'est un climat de jalousie que je dois tempérer depuis le début de mon séjour : Arnaud n'en démord toujours pas de cette histoire d'ex qui me rôderait autour. Je fais le dos rond afin de calmer ses peurs, mais elles sont envahissantes... Et pour cause : du fait d'un souci de réservation d'hôtel délicat à gérer en plein mois d'Août, j'ai dû poser mes valises sous le toit d'Oscar pour cette semaine. Une situation gênante pour moi, mais alors, franchement dure à avaler pour Arnaud. De fait, depuis que je suis en terres ibériques, il me sollicite souvent et le sujet récurent – à savoir, est-ce qu'Oscar garde ses distances d'avec moi – est plutôt rébarbatif. Le fait qu'il sache que Raquel est absente n'embellit pas la situation. M'enfin, même si je commence à me lasser, je me plie sans broncher à ses nombreux appels et messages, étant bien consciente que je ne lui offre pas un scénario serein et rassurant.
Pourtant, il n'y a rien à soupçonner : je passe pas mal de mon temps dans cette chambre, bouquinant ou traînant nonchalamment sur les méandres d'internet depuis mon ordinateur portable. Elle a l'avantage d'avoir accès direct à la salle de bain de l'étage, alors qu'Oscar possède ses quartiers au rez-de-chaussée. Il me laisse carte blanche : j'ai l'honneur d'avoir mon jeu de clés pour la semaine, et il ne me demande rien. Il m'arrive de me balader dans Oviedo ou aux alentours, me mêlant aux touristes pour (re)découvrir un musée, une exposition, un lieu atypique. Je mange dans mon coin, fais le moins de bruit possible, n'écoute pas ce qui se passe ailleurs. Je ne veux surtout pas m’immiscer entre Oscar et Andreas, et veut les laisser vivre leur relation rien qu'entre eux. Parfois, comme aujourd'hui, lorsqu'ils prévoient une sortie avec les Vázquez au complet, ils m'invitent à les rejoindre et, ma foi, je ne dis pas non. Oscar est un hôte prévenant – qui s'en étonne, hein – et fait en sorte que tout le monde soit à l'aise. Bref, la cohabitation se passe bien, et c'est une très bonne surprise.
Le séjour touche à sa fin, et je paresse au soleil sur la terrasse, aux côtés de Lorena. La grande sœur maternante fut un poil rancunière avec moi au tout début de nos retrouvailles, m'avouant sans tourner autour du pot que « On ne va pas commenter votre rupture, mais ta disparition avec Andreas, c'était difficile à avaler ». Ça m'avait un peu mise devant mes responsabilités. Je m'étais excusée auprès d'elle, puis dans la foulée, auprès de ses parents. Ils avaient accueilli mes mots avec une grande bienveillance. « Merci d'être revenue, Alix. Tu es la mère d'Andreas, tu seras toujours un peu de notre famille, tu sais ». Après ça, j'avais bien vite retrouvé notre complicité avec Lorena. C'est un plaisir pour moi de passer du temps avec elle.
Elle se penche vers moi :
- Tu soupires, Alix, tu soupires.
- Oui...
- C'est ton beau mâle qui te manque ?
- Oui, c'est un peu ça.
- Un peu ? Quand c'est le tout début, l'autre nous manque plus qu'un peu, dans mes souvenirs.
- Bien sûr, qu'il me manque, mais là... Bon, bref. On s'en fout, c'est pas important. Je profite de mes vacances jusqu'au bout !
- Tu as bien raison ! Le train-train reprend lundi pour nous tous, je crois.
- Ouai...
Nous observons Oscar, son beau-frère et les enfants faire les idiots dans la piscine – ils auront passé leur temps en maillot de bain.
- Ils vont être rincés, les enfants, ce soir !, me dit-elle.
- Les enfants ET les pères, je crois !
- Ha ha ha ! Oui ! Ils vont tomber comme des mouches, ça va être le silence radio à la maison ! (elle se tourne vers moi) Enfin, pas qu'Oscar doive te casser les oreilles une fois Andreas couché...
- Pas vraiment, non. On fait notre vie chacun dans notre coin.
- Vous ne vous croisez pas du tout ?
- Bof. On ne cherche pas à traîner ensemble, en tout cas. Encore moins avec le truc de l'autre jour.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Ben, Oscar m'a fait un truc bizarre...
- Ah ? Tu veux dire, plus bizarre encore que d'habitude ?
- Oui... (je ris) Oui. On discutait et soudain, il s'est braqué. Il ne m'a plus vraiment reparlé de la journée.
- Ah bon ? Vous avez parlé de quoi ?
- De rien de spécial... je disais qu'Arnaud était un peu méfiant du fait de son statut « d'ex », mais qu'il n'y avait aucune peur à avoir car Oscar était un homme marié et fidèle... et il a pris la mouche.
Lorena pouffe de rire, ce qui ne manque pas de me surprendre.
- Ah ouai, t’appelles ça « parler de rien de spécial », toi ?
- Bon d'accord, c'était peut-être un sujet osé, mais c'était une boutade ! Ça ne m'intéresse pas, ce qu'ils font entre eux, en vérité... Je ne comprends pas pourquoi bouder pour ça ?
- Euh... bon, je ne devrais pas te dire ça, mais... ça ne se passe pas très bien avec Raquel. Oscar n'en dit pas grand-chose, parce que c'est Oscar tu vois bien, mais on sait que leur relation n'est pas au beau fixe en ce moment.
- … Ah... Mince.
Je ne trouve pas mieux. Non pas que je me réjouisse qu'il puisse y avoir du rififi entre eux, mais ça me tire assez peu de compassion à vrai dire. Ceci dit, ça ne va pas arranger mon cas auprès d'Arnaud, cette affaire. Lorena, en revanche, rayonne de son constat.
- « Mince » ? Tu rigoles ? « Hourra » tu veux dire !
- Je ne me permettrai pas.
- Parce que t'as jamais eu à la supporter !
Et encore heureux !
- Eh bien, quelle joie indécente, Lorena !
- Oh, je ne vais pas m'en cacher. J'ai déjà trinqué à l'annonce qu'elle ne foutrait plus les pieds à Oviedo. Mais là, j'ai mis le champagne au frais !
- Ah, carrément ? T'es sûre de ton coup ?
- Certaine. La question n'est plus de savoir SI ils vont se séparer, mais QUAND.
- Et pourquoi elle ne vient plus à Oviedo ?
- Elle s'emmerde profondément, ici. Elle n'aime pas les Asturies, elle n'aime pas les Vázquez, elle n'aime pas les potes d'Oscar, et je ne serais pas étonnée d'apprendre qu'elle n'aime pas Andreas.
- Elle aime quoi, alors ?
- J'en sais rien, j'lui ai pas demandé. J'ose espérer qu'elle aime Oscar, quand même. Mais lui...
- Mais lui quoi ?
Elle paraît bien mal à l'aise, tout à coup.
- Rien. Disons que lui, il est capable d'accepter beaucoup de choses, beaucoup trop même. Mais la moindre remarque à propos d’Andreas, ça ne passera pas.
- Et elle en fait, des remarques ?
- Bah, je ne suis pas avec eux, mais... Je ne l'entendais pas tellement en faire, non. Disons qu'elle fait plutôt des remarques sur toi. Il les accepte moyennement déjà d'ailleurs, mais alors, il ne tolérera pas de faux-pas à propos d'Andreas. Tu sais, on ne dirait pas comme ça, mais votre séparation a eu l'effet de le transformer en Papa-lion. Il sort les griffes quand il s'agit de son fils. Et je connais mon frère, je vois bien qu'il est tendu. Les griffes, Raquel ne va pas tarder à les voir.
J'ai essayé de ne pas trop réfléchir aux aveux de Lorena, mais je ne sais pas pourquoi, j'ai comme un peu de peine pour Oscar – quel comble, franchement ! J'en avais touché deux mots à María au téléphone, et elle avait eu une réaction étrange. Alors que je m'attendais à des éclats de rire machiavéliques, elle était restée très sérieuse, répondant un simple « Évidemment. Quel crétin ! ». À ma question « Pourquoi ? », elle avait botté en touche « Comme ça. Il te faut encore des preuves, t'en es pas déjà convaincue ? ». J'avais répondu « Si, si ». Mais, dans le fond, je sentais qu'elle ne me disait pas tout ce qu'elle pensait.
De toute façon, mon esprit est toujours parasité par Arnaud, qui n'a pas cessé de me solliciter tout au long du séjour. Jamais je ne l'ai vu autant pendu au téléphone : plusieurs fois dans la même journée pour se demander ce qu'on a mangé à midi, c'est un poil zélé quand même. Ma lassitude n'échappe pas à Oscar, ce soir.
- Arnaud ?
- Oui.
- Il est très préoccupé par ce que tu fais de tes journées, dis-moi.
Super, comme si j'avais besoin de ce genre de remarques... Je lui lance un regard que j'espère suffisamment clair sur le fait que je n'ai pas envie d'aller sur ce terrain-là.
- Je dis ça comme ça... dit-il innocemment en haussant les épaules.
- Il se languit de moi.
Son sourire moqueur me pique au vif. Ah, tu veux jouer ? T'as oublié à qui tu avais à faire, Oscar Vázquez !
- C'est vrai qu'on ne peut pas dire que tu me tiennes concurrence.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Raquel se préoccupe assez peu de ce que tu fais toi, de tes journées.
Une réplique acerbe que je regrette instantanément, mais la balle est envoyée. Oscar se crispe, me regarde durement, il est clairement sur la défensive.
- Au risque de me répéter, ce qui se passe dans ma vie conjugale ne te regarde pas.
- Eh bien je me passerai également de tes commentaires sur la mienne.
Il détourne le regard et fixe l'herbe d'un air boudeur.
- On n'a pas besoin d'être pendus au téléphone toute la journée, NOUS. Raquel me fait confiance les yeux fermés.
Bim. Le revers est bien placé.
- La confiance n'est pas égale au je-m'en-foutisme.
Boum. Renvoi en fond de court. Il est estomaqué.
- Euh... Tu me fais quoi, Alix, là ?
- Je joue.
- Je n'aime pas ce jeu-là.
- Toi qui as commencé !
- Pas du tout, je...
Il m'observe en silence, puis secoue la tête et lève les mains.
- Non, non. Je n'ai pas envie de ça. C'est notre ligne rouge, ok ? On ne la franchit pas.
- Ok.
Dans le fond, je suis assez d'accord avec lui. Ce jeu-là n'en vaut pas la chandelle. Restons dans le politiquement correct – ça devrait être à ta portée, ça, Alix.
- Excuse-moi pour ma remarque déplacée à propos d'Arnaud. Il n'y en aura pas d'autres.
- Bien. Ça va. Et excuse-moi pour mes réponses... piquantes.
- Ouai. Bien. Et, bon, écoute, pour Arnaud... Je ne vais pas créer d'embrouilles, hein. Je vais montrer patte blanche, je vais garder mes distances, être poli et bien élevé, et il finira bien par avoir confiance. Je n'ai pas envie de faire la guerre à qui que ce soit.
- Super. Merci.
- Normal.
Il croise les bras sur sa poitrine un moment, le regard vaguement dirigé vers la piscine. Puis il se lève et disparaît dans la maison.
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