21.2
Lorsque mon esprit n'était pas accaparé par les aléas de ma relation amoureuse, il est vrai qu'Andreas occupait une grande partie de mon esprit. Je vivais toujours en collocation avec María, qui était presque son troisième parent – Oscar avait fini par s'y faire, je crois – et l'année de CP qui se terminait nous avait donné bien du fil à retordre. L'été précédent, nous avions accepté le saut de classe, estimant qu'Andreas avait la maturité nécessaire à passer avec des élèves d'un an de plus. Les premières semaines avaient été compliquées, autant du point de vue adaptation – il s'était intégré à sa classe très prudemment – que du point de vue scolaire où, contre toute attente, il avait affiché un niveau de maternelle dans tous les apprentissages demandés. Pire, son institutrice se plaignait qu'il lui répondait uniquement en espagnol lorsqu'elle l'interrogeait ou le reprenait sur les erreurs qu'il commettait. Lorsque j'avais fait part de mon étonnement à mes parents, ils avaient ri en cœur. « Ben tiens, ça alors ! On se demande d'où il tient son esprit de contradiction et son sens de la surprise ! ». Je n'arrivais pas à obtenir des explications logiques d'Andreas, et María semblait s'y casser les dents également. « J'arrive pas » se bornait-il à nous répéter, alors même que nous savions tous très bien qu'il maîtrisait parfaitement les acquis demandés. C'était auprès d'Oscar que la situation avait pu se débloquer : celui-ci savait exploiter, avec son propre fils, son don pour faire parler les gens. Lors de la semaine des vacances de Novembre, ils avaient évoqué l'école, Oscar avait recueilli les confidences d'Andreas, et avait visiblement su y apporter des réponses satisfaisantes : son travail en classe s'était miraculeusement aligné aux autres dès la semaine de la rentrée. Je ne sus pas le détail de leur conversation, Oscar se contentant de rester très sobre.
- Je ne te dirais pas tout, mais c'était peut-être un peu tôt pour le jeter dans le bain des grands, finalement.
J'étais vexée, mais j'acceptais leur demande d'avoir leurs conversations privées. Oscar avait ajouté avec un peu de gêne :
- Il avait aussi besoin d'éclaircissement quant à ma situation.
- Quoi ? Quelle situation ?
- Personnelle... Alix, je crois qu'on sous-estime l'impact de nos paroles sur lui. Quand il nous entend parler, il interprète des choses et garde beaucoup de questions pour lui.
Je me suis sentie bête. Oui, probablement que j'avais évoqué la séparation d'Oscar et Raquel devant lui. Je n'avais pas du tout été attentive à sa façon de recevoir l'information. Oscar avait une proposition à me faire :
- Je te contacte souvent pour prendre de ses nouvelles, mais je voulais savoir si tu trouves envisageable que je le contacte lui, plutôt ?
J'avais accepté sans hésitation. Ainsi, depuis Novembre, Oscar et Andreas avaient pour rituel de se téléphoner trois soirs par semaine : les mercredis, vendredis et dimanches. Leurs appels duraient parfois trois minutes, parfois vingt, et mon garçon était toujours ravi en raccrochant.
À l'approche du printemps, j'étais de nouveau convoquée à l'école. « Andreas pourrait encore sauter une classe, vous savez. Il fait les exercices des CE1 à côté de lui ». Oscar avait, cette fois, émit un refus catégorique. « Non, pas deux années non ! Il faut lui foutre la paix et le laisser grandir à son rythme ! ». Je soupçonnais sa propre expérience transpirer dans son discours : être jeté dans l'arène des grands parce qu'on affiche un niveau meilleur qu'attendu, il l'avait vécu, et plutôt mal. Je n'avais pas l'intention d'aller contre ce point de vue.
Lorsque je lui en avais parlé, Arnaud s'était offusqué.
- Non mais faut dire oui, Alix ! Les sauts de classe, c'est hyper bien vu dans les dossiers pour entrer dans les grandes écoles, plus tard ! Pense à son avenir !
- On aimerait bien penser à son présent, aussi... Oscar pense que c'est trop brusquant...
- Ah bah parfait, il s'aligne à la fabrique de débiles de l'école publique !
- Arrête avec ça !
- Quand on a un manque d'ambition pareil, on ne devrait même pas avoir le droit à la paternité !
J'étais restée bouche bée.
***
C'est sous un soleil accueillant que nous avons débarqué le week-end dernier dans les Asturies. Pour la deuxième fois, je posais mes valises chez Oscar : si aux précédents séjours, je m'étais pliée aux exigences d'Arnaud à ce propos, j'avais pour mission lors de celui-ci de rencontrer nos partenaires espagnols. J'ai donc travaillé ces lundi et mardi à Madrid, puis suis revenue mercredi à Oviedo pour finaliser ma dernière entrevue. La fin de la semaine sera synonyme de repos, chez Oscar, jusqu'à notre futur retour samedi. Mon amoureux était bien évidemment extrêmement contrarié, et ne manquait pas de me faire part de ses soupçons quant à ce qu'Oscar et moi allions bien pouvoir faire ensemble durant les heures de sommeil d'Andreas. J'étais passablement agacée de ce manque de confiance mais, inlassablement, je lui répétais qu'il n'y avait rien à imaginer. Je n'en disais rien à Oscar, n'ayant pas envie de récolter un éventuel jugement de sa part, bien qu'il semblait respecter sa sacro-sainte ligne rouge à mon propos.
J'ai revu avec joie mes anciens collègues de la maison d'édition d'Oviedo. Je décide de rentrer à pied, le temps étant à la balade, et je sais très bien qu'Oscar et Andreas sont partis sur la côte et ne seront de retour qu'en soirée. J'ai flâné dans mon ancienne ville de cœur, arpentant avec nostalgie ces rues qui autrefois m’abritaient. Je suis allée voir notre ancien appartement, dans la petite ruelle piétonne. Je me suis demandé ce qu'il avait pu vivre après nous. Puis, je suis passée saluer Beni dans son iconique bar à cidre. Il m'a chaleureusement accueillie et payé un verre en papotant. Enfin, j'ai acheté de quoi dîner – je suis toujours aussi nulle en cuisine et j'épargne à mes colocataires ma popote catastrophique.
Oscar et Andreas étaient heureux et fatigués de leur journée. Ils apprécièrent le repas, et Andreas ne fit pas de vieux os. L'attitude d'Oscar m'interpella toute la soirée : son téléphone recevait visiblement énormément de messages, à en croire son écran que s'illuminait souvent, et il y répondait régulièrement. Il s'apprêtait à monter coucher son fils lorsque je me permis une question :
- Dis donc, qui est-ce qui te sollicite comme ça ?
- Hein ? Oh, rien.
- … Waouh, tu comptes convaincre qui là ?
Sans le contrôler, il rougit, et cette réaction suffit à piquer sévèrement ma curiosité...
- Oscar... C'est une gonzesse ou quoi ?
- Je... Euh... Non mais c'est rien, j'ai dit !
- Haaaaan ! Oscar, mais quel mauvais menteur !
- Pourquoi tu mens, Papá ?
Oscar avisa son fils avec gêne, puis me lança un regard furieux.
- J'ai dit : C'EST RIEN.
Je levais les mains en signe de rédemption, et souhaitais bonne nuit à notre fiston.
Ça fait donc quinze minutes maintenant que je louche sur le portable d'Oscar, me retenant d'y jeter un malsain coup d’œil. Il s'est encore illuminé trois fois. Non, Alix, c'est mal, ne fais pas ta fouine ! Je sors le mien, de téléphone, et décide de demander son avis à une grande sage :
« Alix
Sur l'échelle du mal, c'est noté à combien de fouiller le portable de son ex ? »
« María
ça dépend de l'intention. Pourquoi tu veux faire un truc pareil ?! Il t'a fait quoi encore ?! »
« Alix
Je crois qu'il fricote avec une fille, j'ai grave envie d'en savoir plus. »
« María
Hein ?! Madre de dios, c'est du 9/10 ça ! Pourquoi tu lui poses pas la question, plutôt ? »
« Alix
Il esquive ! »
« María
Sans dec ?! Ton ex refuse de te raconter ses histoires de cul ? C'est fou ça ! »
Une fois de plus, elle m'agace, mais puisqu'elle a UNE FOIS DE PLUS raison, je me retiens. Oscar réapparaît bien vite, de toute manière, et je ne compte pas le lâcher avant d'en savoir plus...
- Oscaaaar ?!
- Quoi ?
- Ton portable a encore vibrééééé...
Il râle en cherchant son téléphone. Je lui colle aux basques.
- C'est qui ? C'est quoi ? C'est comment ?
- La réponse à toutes tes questions est « c'est rien », Alix.
- Te fout pas de moi...
Il se retourne et me regarde avec étonnement.
- Vraiment, Alix, je ne comprends pas ce que tu cherches.
- Bah, je m'intéresse à toi, c'est tout.
Il attend un peu, les yeux dans le vague, puis m'affirme :
- C'est très gentil, mais il n'y a rien d'intéressant à dire. Je ne fais que répondre aux messages que je reçois, je ne crois pas que ce soit quelque chose de particulièrement exceptionnel.
- Ce sont les messages d'une fille, t'avais la tête du mec pris la main dans le sac tout à l'heure !
- Oui bah d'ailleurs, si tu pouvais éviter ce genre d'allusions devant Andreas, je t'en serais reconnaissant !
Son ton agacé est suffisant pour me faire taire. Mais pas pour me faire abandonner...
En soirée, j'avais fait la liste des gens qui étaient capables de me renseigner à propos de cette histoire. J'avais Lorena, Luigi, Cisco et Jorge. Jorge ne répondrait jamais, Lorena n'était probablement pas au courant, et les garçons... vendraient-ils leur pote à son ex ? Il me fallait une ruse affûtée, et c'est après avoir bien préparé mon plan que j'osais vers Luigi :
« Alix
Salut Luigi, tu vas bien ? J'aimerais préparer une visite surprise à Oscar pour l'anniversaire d'Andreas, tu sais si sa copine est disponible début Mai ? »
« Luigi
Salut la belle ! Sa copine ? De qui tu parles ? »
Hum, zut. Ça semble mal engagé, cette histoire... Va falloir tenter le coup de bluff !
« Alix
À ton avis, neuneu ? L'officielle, pas les autres... »
« Luigi
Tu parles de Masha ? »
Ah ah ! Et voilà le travail : j'ai un nom !
« Alix
Bah oui ! »
« Luigi
Mais ils sont ensemble finalement ? Je croyais qu'il ne voulait pas sortir avec elle, j'ai loupé un épisode ? »
Merde. Connaissant Luigi, il ne va pas tarder à en aviser Oscar et je vais avoir le retour du boomerang très rapidement. Dans quoi me suis-je encore fourrée ?
« Alix
Je compte sur ta discrétion hein ! Tu ne lui dis rien ! Je veux juste essayer de choper son contact pour la mettre dans la confidence... »
« Luigi
T'essayerais pas de m'embrouiller, par hasard ? »
« Alix
Ah ben merci, Luigi... La confiance règne... »
Ah. Voilà que mon téléphone sonne. Luigi préfère visiblement passer par l'oral quand ça devient délicat.
- Ma qué, Alix, Bellíssima, tu vas bien ?
- Parfaitement, et toi donc, Luigi ?
- Dans ma vie, ça va, mais depuis dix minutes, y'a une fouinasse qui me pose des questions cheloues et je suis dubitatif, tu vois...
- Tu me vexes, Luigi, vraiment.
- Non non, je ne veux vexer personne, mais... T'es toujours autant adepte des plans tordus, toi, hein ?
- Y'a rien de tordu ! J'aimerais que moi et Andreas sonnions à la porte d'Oscar le 2 Mai pour lui faire une surprise, mais je veux m'assurer auprès de… Masha, qu'il sera bel et bien chez lui à ce moment-là, c'est tout !
- Ok, bon... Mais il sort avec elle depuis quand, au final ? Parce que moi, mes infos d'il y a trois semaines, c'est qu'il ne voulait pas aller plus loin... Il a changé d'avis ?
- Peut-être qu'elle a su être convaincante...
Il explose de rire.
- Ah bah ça ! Rien que la plastique de Masha pourrait convaincre n'importe qui, y'a vraiment qu'Oscar pour hésiter à la foutre dans son pieu !
Formidable, je n'attendais pas autant de détails...
- Oui, bon, hum, Luigi, je vous laisse vos remarques sexistes pour vos beuveries entre mecs hein !
- Bah, depuis quand t'es prude, Alix ?
- C'est pas de la pudibonderie, c'est de la solidarité féminine !
- T'es solidaire féminine avec la meuf de ton ex ? Bah putain, t'es une fille bien, Alix.
- Tu ne t'en rends compte que maintenant ?
- Oh non, Bellíssima, j'en suis convaincu depuis longtemps ! Personne ici n'a jamais pensé le contraire de toi.
- Demande son avis à Oscar, pour voir...
- Oh mais je le connais, son avis. Il n'a jamais eu un mot déplacé à ton égard, il t'a toujours en haute estime !
Un petit blanc s'installe, parce que je ne sais pas bien quoi répondre. Je tourne et retourne sa phrase dans ma tête. Je l'entends se racler la gorge.
- Hum hum, bon, euh... Je t'envoie le numéro de Masha, et tu te démerdes après.
- Oui, merci. Ça tombe vachement bien que tu l'aies, son numéro, dis donc !
- … Bah, c'est ma collègue, alors bon... Oscar ne t'a pas raconté ça ?
- Euuuuh, si, si ! Bien évidement ! C'est d'ailleurs pour ça que c'est toi que je contacte, Luigi !
- Mouai... Tu pues l'embrouille, Alix !
On se dit au revoir, et je reçois illico un numéro par sms. Bon. Va falloir que j'organise ce truc pour l'anniversaire d'Andreas, maintenant. T'es peut-être allée un peu loin, là, Alix...
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