Epilogue : Oscar

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Océan Atlantique, Avril 2015

 Je vérifie une dernière fois mes câbles et ma voile. Sûr que rien ne bougera, je me dirige vers l'avant du voilier et m'installe face à la mer. Semi allongé, les jambes croisées, les bras derrière la tête, je me laisse bercer par le doux ronron des vagues. Je suis seul, dans une tranquillité absolue. Dans le ciel d'un joli bleu clair, où s'étalent quelques nuages très blancs, un avion monte vers le nord. Il s'agit peut-être du vol Madrid-Nantes, qui sait ? J'imagine Alix et Andreas à l'intérieur. Je les ai déposés ce midi à l'aéroport, et ils faisaient escale à la capitale espagnole dans leur périple. Ce soir, ils poseront leurs valises chez eux, dans leur appartement nantais, et reprendront le cours de leur vie. Moi, j'ai réussi à négocier une nuit sur le bateau – avec le temps, mon père est devenu pote avec le vice-directeur de l'école de voile de Gijón, et j'ai un passe-droit auprès d'eux que je n'ai pas hésité à utiliser aujourd'hui. Demain je rendrai mon fier navire, puis je retournerai à l'aéroport pour récupérer Masha, et m’atteler à ma sale besogne.

 Masha sera la troisième fille à laquelle je prononcerai le terrible « On devrait arrêter là ». Enfin, non, la quatrième, maintenant que j'y pense. Au lycée, j'étais sorti quelques mois avec une jolie fille, très timide. Elle était infiniment gentille. Elle venait m'encourager aux entraînements de tennis. Elle avait été mon premier amour, mon premier baiser, ma première relation sexuelle, ma première rupture.

 Quatre filles auxquelles j'aurai broyé le cœur, voilà donc le tableau que j'afficherai demain. Quatre filles qui m'ont aimé, qui ont cru en moi, qui se sont investies dans notre relation, et qui se sont mangées le cataclysme Oscar Vázquez en pleine poire. La jolie blonde du lycée s'en est remise : je sais par les bruits de couloir du réseau de ma mère qu'elle est mariée, qu'elle vit en Galice et qu'elle a deux enfants. Alix s'en est remise aussi, ce fut rude et long pour elle, mais elle va bien, loin de moi. Raquel, je n'en sais rien : elle a quitté Barcelone pour la région de Valence lorsque nous avons rompu, et nous ne nous sommes jamais redonnés de nouvelles. C'était mieux ainsi. Le divorce a été géré par nos avocats respectifs, nous n'avions de fait pas eu à nous croiser. Masha ? Elle s'en remettra elle aussi. Ça sera dur aussi, elle pleurera, elle me suppliera, elle m'insultera – elle aura bien raison – et elle terminera certainement par la plus claire des conclusions : tu n'es qu'un énorme con, Oscar. Et moi, je baisserai la tête et je ne dirai rien, parce qu'il n'y a rien à dire. Mes conclusions, je les ai déjà faites : laisse tomber les relations, Oscar. Tu ne fais que du mal autour de toi. T'es mieux tout seul.

 Je repense à la semaine qui vient de s'écouler. Jamais, au grand jamais, je n'aurai parié pareil scénario lundi. Jamais je n'aurai imaginé avoir de nouveau la bouche délicieuse d'Alix Lagadec sur la mienne, et ses mains adroites sur ma peau, et son corps magnifique en harmonie avec le mien. Jamais je n'aurai imaginé revivre le délice de l'orgasme dans ses bras. Je suis honteux de me réjouir d'avoir vécu cela, alors même que je viens d'accomplir le plus minable des péchés. On s'est offerts comme une tournée d'adieu, celle que l'on avait loupée il y a huit ans. C'était bon, tellement tellement bon. Mes barrières ont valsé durant cette nuit. J'ai tout abandonné dans ses bras. Je me suis pourtant mordu la langue pour éviter de laisser échapper un « je t'aime » mais, même ça, ça n'a pas tenu. Alix ne m'a pas répondu. Ça n'a fait que confirmer ce que je savais déjà : je ne pourrai plus vivre le bonheur de partager l'amour d'Alix Lagadec. Tant pis, je me contenterai de cette parenthèse enchantée. Je l'ai savourée. Maintenant, reste loin de moi, Alix, tu sais bien que c'est mieux comme ça. Pour toi, et pour moi aussi. Faut savoir se protéger un peu, dans la vie.

 Une mouette crie à côté. Je relève un peu la tête. Elle se bagarre avec une congénère. Mouarf. Voilà un avantage de la voile qui me ravit : point de bagarre, puisque point de congénères. Des bagarres, je n'en peux plus non plus. Lundi, je retournerai à Barcelone, et je replongerai dans l'ambiance délétère qui me plombe depuis plusieurs mois. Je suis triste de constater que la Fédé n'est pas loin d'avoir ma peau : après tout ce que j'ai donné en temps, en énergie, en passion, je suis écœuré de voir qu'ils ne se gênent pas pour tout détruire sans ménagement. Et pourtant, des « Oscar, vous n'allez quand même pas partir ! », j'en entends beaucoup. C'est une décision difficile à prendre, partir. Laisser derrière moi douze années de plaisir, mais aussi de sacrifices, ça laisse un goût amer. Mais le message de Jorge, hier, a éveillé ma curiosité.

  « Salut, Oscar ! Tu me payes un café la semaine prochaine ? J'ai appris un truc intéressant. J'ai contacté Madrid pour amorcer mon arrivée là-bas, et figure-toi qu'ils ont l'intention de me donner la tête de tout le service physio... avec carte blanche pour le recrutement de personnel. Si ça se trouve, ils ne seront pas contre accueillir un nouveau kiné... »

 Je ne pensais pas que payer des cafés aux gens auraient de telles conséquences sur ma vie. Alors, puisque j'ai mis le pied dans l'engrenage... J'ai convenu d'inviter Jorge mardi soir.

 Mon portable vibre.

  « de : Cisco
message : Elle a dit oui, mec !!! Nina a dit oui !!! On va se marier !!! »

 Ah ! Le bonheur traverse l'écran et me met le cœur en joie. Après Raúl il y a deux ans, voilà que Cisco va se marier. Même Luigi a rencontré une nana qui a l'air de s'accrocher, après quinze années d'aventures d'un soir. Mes potes construisent – dommage que moi, je ne sache que détruire.

  « de : Oscar
Félicitations ! Je suis heureux pour toi. Passe-lui mes félicitations aussi. »

  « de : Cisco
T'as plus le choix, Oscar : t'es officiellement futur témoin ! »

 Je souris. J'avais accompagné Cisco choisir la bague de fiançailles, et il en avait profité pour me demander d'être son témoin si elle acceptait. C'est cocasse, parce que Nina ne me porte pas dans son cœur. Elle voit d'un mauvais œil mon historique sentimental. Je ne vais pas lui donner tort – même, demain, je lui donnerai encore plus raison. Tant pis. J'ai bien évidemment accepté la demande de mon ami.

 Je repose mon téléphone, et remonte les yeux vers le ciel. J'inspire l'air iodé. J'écoute les mouettes. Je me laisse bercer. Le soleil chauffe ma peau. Je profite de la quiétude. J'embrasse ma solitude, mon amie-ennemie, ma meilleure fiancée. Je suis bien.

« Mon très cher Dieu,

je me suis souvenue récemment qu'il y a quelques années, je t'avais posé trois questions. La première était de savoir pourquoi tu m'avais fait rencontrer la plus merveilleuse fille du monde. La deuxième était de savoir pourquoi tu me l'avais arrachée. La troisième était de comprendre ce que j'étais censé faire de toute cette merde. Quel idiot j'étais, de ne pas avoir compris à ce moment-là, le cadeau inestimable que tu me faisais. Je le sais maintenant.

Oui, la fille la plus merveilleuse du monde, tu me l'as mise entre les mains. J'en ai fait du petit bois. Je te demande pardon pour ça. Peut-être que tu t'étais trompé, peut-être que je ne méritais pas cette fille-là.

Je sais tout ce que j'aurais dû faire différemment. J'aurais dû lui dire que je l'aimais lors de notre adieu à Madrid. J'aurais dû lui courir après. J'aurais dû accueillir sa grossesse en sautant au plafond. J'aurais dû envoyer valser Barcelone. J'aurais dû refuser son envie de nous marier plus tard, et la convaincre de le faire maintenant. J'aurais dû lui dire « je t'aime » tous les jours. J'aurais dû l'écouter à chaque fois qu'elle voulait parler. J'aurais dû parler à chaque fois qu'elle voulait écouter. J'aurais dû me plaquer au sol et la supplier de me pardonner au moins cent fois. J'aurais dû braver sa timbrée d'avocate. J'aurais dû chanter la sérénade sous ses fenêtres. J'aurais dû lui envoyer des lettres d'amour, des fleurs, l'attendre au pied de chez elle avec le meilleur tiramisu de la ville – c'est le mien, mais ça, elle ne l'a jamais su. J'aurais dû lui dire que Raquel c'était personne. J'aurais dû lui dire que Masha ne sera jamais à sa hauteur. J'aurais dû lui dire que ce mec était un connard. J'aurais dû lui coller ma main dans sa tronche de charognard. J'aurais dû la convaincre de porter plainte. J'aurais dû lui dire qu'elle valait mieux que tout ça. J'aurais dû lui dire sa valeur tant de fois. J'aurais dû, j'aurais dû, j'aurais dû.

J'ai rien fait de tout ça. L'inaction fait partie de ma vie, les regrets aussi. Ma vie actuelle, je la mérite bien, dans le fond.

Je sais ce que je dois faire, aujourd'hui. Je te promets, Dieu, que je prendrai soin de la fille la plus merveilleuse du monde. Peut-être pas avec le rôle que tu m'avais destiné, mais je ne la laisserai plus tomber. Je veillerai au grain, de loin, mais toujours avec attention.

J'ai aussi une demande à te faire, si je puis me permettre ? Envoie-lui quelqu'un de bien. Elle est un peu cabossée, alors prévois qu'il soit patient avec elle. Mais elle ne mérite rien de ce qui lui est arrivé, t'es pas d'accord ? Elle mérite un garçon respectable, avec la tête sur les épaules, le brin de fantaisie pour la suivre, l'humour et la loyauté. Elle mérite d'être aimée, et heureuse. Fais ça pour moi, s'il te plaît. Je suis sûr que tu peux lui trouver ça.

Je n'ai jamais eu la foi de croire en toi, je suis de ces rationnels qui ne croient que ce qu'ils voient. Mais, avec les années, je t'avoue que je commence à douter. Peut-être bien que tu es vraiment là, quelque part, je sais pas où ni comment. Peut-être bien que tu nous regardes, que parfois tu nous guides, que parfois tu te tapes le front en désespérant des idioties que l'on fait sous tes yeux. T'as dû beaucoup te taper le front avec moi. J'en suis désolé. J'vais essayer de faire mieux.

Je peux te promettre que je continuerai à bien faire ce que je fais déjà bien : être présent pour mes amis et ma famille, accompagner Andreas sur son chemin de vie, être une main tendue et une oreille attentive pour les gamins que je suis dans mon boulot. Et pour ce qui est de ma vie sentimentale, je vais désormais me tenir à bonne distance de la gente féminine. Ça vaut mieux pour elles, ça vaut mieux pour moi, et ainsi, j'éviterai de te décevoir encore une fois. Ce n'est pas une décision que je prends à regret, pour le coup : je crois sincèrement que c'est la meilleure chose à faire. J'ai besoin de reposer ma tête, et mon cœur, et mon âme.

Je ne sais pas comment on conclut quand on s'adresse à toi. Y'en a qui récitent des prières. Je suis nul pour ça, j'en ai jamais retenu les paroles. J'pourrai juste te dire « merci » pour ce que tu m'as permis de vivre. Y'a eu pas mal de galères, mais pas mal de chouettes moments aussi. Je vais retenir ceux-là, surtout. Ils réchauffent. J'en ai encore plein à vivre qui arrivent, et je vais profiter de chacun. Je suis entouré de gens formidables. Je vais essayer d'être quelqu'un d'honorable auprès d'eux. J'espère qu'un jour, je serai aussi quelqu'un d'honorable à tes yeux. »

______

NB : lettre en réponse au paragraphe final du chapitre 6.1

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